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clinique transculturelle

II. 3 1 Corps malades

Etre malade dans son corps, c’est être possédé à l’intérieur de son être par une ou des entité(s) invisible(s).

La maladie signe alors l’apparition d’un état incontrôlé de sacralité chez un individu profane et témoigne de l’abolition de la limite entre extérieur et intérieur. L’état de possession devient celui de la maladie et assigne au trouble une origine externe. Les motifs de la possession sont nombreux. Les madjini investissent les corps des humains pour punir ces derniers de les avoir oubliés ou pour exiger d’eux qu’ils leur rendent un culte. Mais chaque situation appelle une réponse, au risque de voir la personne malade s’isoler, se détourner du monde ou se taire

profondément autrement dit de s’exclure de toute relation100. (Zempléni, 1984).

Les madjini, ce sont souvent – pour ne pas dire exclusivement - des femmes malades, parfois retirées de toute sociabilité, de toute relation, confondant le jour et la nuit ou rencontrant encore des difficultés dans leur vie conjugale. Ce sont des maris qui un jour violentent leur femme alors que tout allait bien.

98 Mais qui est justifiée cependant au regard de la généalogie. Ces généalogies donnent cependant lieu à des récits souvent mythiques (ibid.). 99

Cette explication du désordre et de la maladie rejoint celle des rites d’affliction où le malheur est interprété « en termes de domination par un agent non humain spécifique et la tentative d’en finir avec le malheur s’opère en plaçant l’individu affligé sous la conduite d’un docteur » (Turner, 1968, pp. 15-16).

 Observation n°3

Fatouma est une jeune mère. Elle vit à la Réunion depuis quelques années maintenant. Elle consulte avec son fils, Chambi. Ce dernier éprouve des difficultés dans les apprentissages scolaires. Au cours d’un de nos échanges, elle évoque alors la maladie qui a été la sienne.

. . .

Fatouma : C’était quelque temps après mon mariage, je suis tombée malade. Je ne savais plus si c’était le jour ou la nuit. J’avais peur et je ne pouvais plus rester seule dans ma maison. Psy : C’était une maladie de Mayotte ?

Fatouma : Oui, parce que quand je suis allée à l’hôpital, les docteurs n’ont rien trouvé. Ils ne voyaient rien. Alors, on m’a amenée chez des fundis.

Psy : Qu’est ce qu’ils ont dit ? Fatouma : Qu’ils allaient les chasser Psy : C’est ce qu’ils ont fait ?

Fatouma : On a enterré101 le djinn et après cela allait mieux. Mais quelque temps après,

mon mari a commencé à me frapper.

Psy : Les djinns étaient très en colère d’avoir été enterrés ? Fatouma : Il a recommencé à plusieurs reprises.

Psy : Vous n’avez rien fait ?

Fatouma : Ma mère est retournée consulter d’autres fundis. Ils ont expliqué que le premier travail n’était pas bon parce que les djinns voulaient qu’on discute avec eux. Les djinns pensaient qu’ils n’étaient pas assez nombreux dans la famille. Au début, cela m’embêtait beaucoup d’avoir des madjini.

 Les histoires de djinn sont en relation directe avec la vie des individus. Dans l’histoire de Fatouma, ils la possèdent et réclament qu’elle s’occupe d’eux. Elle s’installe dans la confusion. Ils sont chassés. Elle pense être guérie mais d’autres troubles apparaissent qui marquent un désordre relationnel.

Le premier fundi consulté n’a pas opéré pour sa cliente le bon choix, et chasser le djinn en l’enterrant, s’est trouvé être la mauvaise réponse.

Il se dit que la famille n’a pas assez de djinn. Après la visite au second fundi, Fatouma décide de s’engager dans un processus de négociation qui aboutit à l’installation rituelle de ceux qu’elle refusait.

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Solution qui consiste à faire disparaître le djinn en l’enterrant généralement dans la peau d’un animal et à ne pas ainsi entamer de discussion avec lui.

Si n’importe quelle raison peut être évoquée par les madjini pour provoquer du désordre, la maladie peut se comprendre comme un appel pouvant se transformer en une élection et parfois en une initiation.

Les madjini sont réputés rendre malades les adultes mais aussi les enfants quand les adultes refusent de se soumettre à leur culte ou quand les enfants sont insuffisamment protégés. Des enfants sont parfois reconnus comme étant les leurs et s’endorment parfois de longues années dans le ventre des mères. Si les madjini peuvent envoyer aux humains des plantes pour fabriquer les enfants, ils peuvent les reprendre à tous moments ou les garder encore attachés à eux par delà leur naissance. Alors les enfants se taisent. Si leur silence manifeste un trouble de la relation, il évoque cependant une communication avec ceux qu’on ne voit pas (Nathan, 2001). Communication paradoxale avec le monde de l’envers, elle est une communication inversée, en direction de l’autre monde.

 Observation n°4

Ahmed est adressé à la consultation de thérapie transculturelle pour mutisme. Il vient de Mayotte et vit à la Réunion depuis deux ans déjà quand nous le rencontrons avec sa mère. Il avait quatre ans à son arrivée ici. Il est décrit comme un enfant passif. « Il ne se réveille pas devant ses maîtres » dit sa mère, précisant qu’il est né comme cela . . . Quand sa mère se souvient de la naissance de son enfant, les choses se mettent en ordre autrement.

. . .

Psy : Ce qu’on comprend, c’est que le problème était déjà là tout de suite.

Mère : Effectivement, c’est là depuis sa naissance. Il est né à la maternité de Combani. Il est né avant la date prévue, une semaine avant. C’est peut-être pour cela qu’il n’a pas pleuré.

Psy : Il était dehors alors qu’il devait être dedans. Pour lui, il y a quelque chose de particulier. Mère : Oui, je me suis dit que pour lui, c’est comme cela.

Psy : Comment ça s’est passé après ? A quel moment a-t-il crié ?

Mère : Pendant trois jours, il est resté comme ça. Il n’a pas mangé, il n’arrivait même pas à ouvrir les yeux. Il avait l’image de quelqu’un de pas né car il fermait les yeux. Psy : Vous pensiez qu’il était né prématurément ?

Mère : Non, car la grossesse a duré le temps qu’il fallait. Sinon, on l’aurait mis dans une couveuse mais cela n’a pas été le cas. Le médecin m’a juste demandé de le protéger J’ai pris un grand tissu et je le mettais dedans.

Psy : Pendant trois jours, il n’a rien mangé ?

Mère : Non, c’est au bout du quatrième jour. Ma mère était inquiète ; elle est venue avec du gingembre et lui a frotté la bouche. Alors là, il a ouvert la bouche, il a pleuré et ensuite, il a commencé à prendre le sein.

Psy : Pendant trois jours, c’était comme si son corps était arrivé et son souffle était resté là- bas.

Mère : Quand on lui a frotté la bouche avec du gingembre, je lui ai dit : « là, tu es venu au monde, tu es venu avec nous. Tu n’es plus dans le ventre ».

Psy : Cet enfant, quand on lui a frotté la bouche avec du gingembre, on lui a retourné sa bouche car elle n’était pas ouverte sur nous ; c’est pour cela qu’on ne pouvait pas l’entendre quand il pleurait. Ensuite, il a fallu les paroles de sa mère pour convaincre le souffle de venir dans son corps. Qu’est ce qui retenait le souffle ?

 Les hypothèses sont multiples pour tenter de comprendre102 mais la réponse viendra

d’elle-même quand, peu à peu, Ahmed commencera à parler avec nous. Sa mère dira qu’ « enfin, le shetwan bubu est parti ». Le shetwan bubu est un djinn muet. Celui-ci avait pu prendre possession du corps de l’enfant au moment de sa naissance car Ahmed est né avant la dernière prière, à une heure où les shetwans sont dehors. Cet enfant insuffisamment protégé et enveloppé a été effrayé par cette rencontre. Il n’a pas pu crier car le shetwan qui s’est installé dans son corps était muet. A la naissance, la bouche de cet enfant a été inversée et « lorsqu’un orifice est inversé, c’est toute sa fonction qui « marche à l’envers » (Nathan, 1987, p.9). Après avoir consulté le fundi, sa mère sait que « ceux qui disaient à son fils de ne pas parler ne sont plus là ». Elle évoque l’aide de Dieu mais aussi le travail du fundi qui a fabriqué un hirizi. Ce dernier s’est perdu tout seul, signe de la guérison.

D’autre fois, la maladie prend sens dans un processus identitaire. Certaines expériences de vie, notamment celle de la migration, amènent en effet les hommes et les femmes à s’éloigner de leur tradition. Cet éloignement prend sens dans le processus de rupture et de coupure engendré par la séparation d’avec la terre de l’origine. La vie est alors sous d’autres influences qui rendent les uns et les autres étrangers à eux-mêmes. Cette étrangeté fragilise les enveloppes constitutives de ceux qui y sont soumis et les expose particulièrement aux attaques des invisibles. Il se dit en effet que les madjini, à l’image des humains, voyagent et sont capables en tous lieux de prendre possession des corps.

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Une des hypothèses possible reposerait sur la rencontre avec l’esprit d’un mort durant la période la grossesse ; esprit avec lequel l’enfant continuerait à communiquer au-delà de sa naissance.

 Observation n°5

Subitement, il se lève. Il s’agite, prend le banc sur lequel quelques instants auparavant, il était assis. Il le soulève et le jette violemment. Sa force n’est plus celle d’un enfant, ni même celle d’un homme. Elle est surhumaine. Plusieurs hommes doivent le maintenir, il lance des objets, les gens on très peur. Les crises, c’est toujours à l’école qu’elles ont lieu. A l’école de la République et non à la chiconi. Les gens ne peuvent rien faire et même le père se trouve désarmé face à ces crises. Il ne reconnaît plus son fils. C’est comme s’il avait deux fils, un qui parle bien le français et un autre qui fait des choses complètement sauvages Il existe deux Bilal. Il a deux voix, une voix normale et une voix très grave.

A plusieurs reprises, ces manifestations clastiques ont conduit l’école à exclure cet enfant temporairement. Il a été par ailleurs plusieurs fois hospitalisé.

A l’hôpital, rien n’a jamais pu être diagnostiqué quant à la nature et l’origine des crises.

Alors quand nous rencontrons cet enfant et son père, il nous faut tenter de comprendre autrement.

. . .

Psy : Cet homme - en parlant du père - a un problème. Un étranger est rentré dans sa famille ? D’où vient-il ? Pourquoi cet enfant est un étranger ? C’est sans doute aussi une question que Monsieur se pose ?

Père : C’est vrai, l’enfant est un étranger pour ma femme et moi, parce que tous les deux, on ne le comprend pas.

Psy : Cet enfant est étranger à plusieurs niveaux ; il est étranger parce qu’il est dans la

migration, parce qu’il est dans un pays qui n’est pas le sien. Il est aussi un étranger dans la tête de ses parents qui ne le reconnaissent plus. Il est étranger parce que quelque chose est là dans son corps et qui lui provoque des crises. Quelque chose qui est là et qu’on ne voit pas.

Père : Comme quoi ?

Psy : À Mayotte, on a l’habitude de nommer ces choses. Père : Vous pensez aux madjini ?

Psy : Quelque chose comme cela et qui cherche une place.

Père : À la maison, je n’ai jamais vu les crises. C’est toujours à l’école qu’elles se produisent. On m’appelle pour venir chercher Bilal mais quand j’arrive, elles sont terminées.

Psy : Ces crises, même si vous ne les voyez pas à la maison, on sait qu’elles existent. Alors au fond, à quoi elles peuvent servir ?

 S’en suit un échange avec le père de l’enfant sur ses habitudes de vie au quotidien. Il explique alors qu’à Mayotte, il se rendait régulièrement à la mosquée pour prier, mais qu’ici, la mosquée est éloignée de son domicile et qu’il n’y va plus. Il a également renoncé à la prière chez lui, car dit-il : « pour un homme, si je le fais à la maison, ce n’est pas très beau. Il faut qu’il y ait du monde. Je préfère faire cela avec du monde ».

Cette notion de « monde » appelle celle d’un espace public consacré. Il n’est pas obligatoire car la prière peut être privée, mais par delà cette position, ce père évoque aussi sa solitude dans la migration.

La mosquée, lieu sacré, est celui de la prière. Mais il est plus que cela car il est aussi celui où la vie se règle et chaque homme y a sa place, conformément à celle occupée dans la vie sociale, et participe ainsi à sa gestion (Chouzour, 1994).

Dans le nouveau monde qui est le sien en raison de la migration, le père de Bilal est à la fois isolé dans sa foi mais aussi dans sa fonction sociale.

Plus tard lorsqu’une autre crise surviendra à nouveau, en présence cette fois d’un des thérapeutes, Bilal aura le comportement suivant : « Bilal est devenu un autre. Il était très agité. Il criait. Il disait qu’on lui voulait du mal dehors et dans sa famille, qu’il voyait un homme noir avec des pieds de bouc. Après cette grande crise, il a ouvert ses mains comme s’il lisait le Coran et le calme est revenu. Il était comme un vieil homme assis par terre avec

un livre ouvert devant lui »103.La crise évoque ici la relation avec l’altérité qui se joue à deux

niveaux.

Le premier niveau est celui de la présence d’une entité invisible qui envahit par moment le corps de l’enfant et le rend étranger aux siens. Cette entité porte en elle la marque de l’altérité, « un homme noir avec des pieds de bouc », identifiée à un shetwan.

Le deuxième niveau est celui de l’enfant et renvoie à son statut d’élève de l’école de la République. L’école a pour fonction de transmettre un savoir culturellement codé et vise à l’intégration sociale future, mais ici elle contribue à fabriquer un étranger à sa famille. Un tout autre qui ne parle pas la même langue que son père et sa mère et qui introduit de l’étrangeté au sein de la famille. Celle-ci ne partage plus de code commun et est déstabilisée. Alors, en réaction, un autre, codé selon la culture d’origine, attaque en réaction. Les effets de ces

attaques sont puissants provoquant la déscolarisation de Bilal pendant de long mois,104 mais

obligent aussi la famille a se remobiliser autour de ses valeurs et traditions. Les attaques cessent dès lors que l’école ne met plus en danger le noyau culturel de la famille (Nathan,

103

Propos rapportés par le Docteur S. présent au moment de la crise. 104 Au total, Bilal a été absent de l’école pendant plus d’un an et demi.

1991)105. La crise se trouve en effet résolue quand, à l’image « du vieil homme assis avec un livre ouvert devant lui », le père de Bilal se remobilise autour de son cadre culturel et retrouve les rites de son monde. Il explique qu’il a avec sa femme recommencé à prier avec sa femme, qu’ils le font chez eux « parce qu’on peut être chez soi pour prier » et qu’ils ont envoyé de l’argent dans plusieurs mosquées à Mayotte réputées exaucer les vœux de guérison. La grand- mère paternelle de Bilal est allée consulter le fundi du village qui a prescrit des bains à base de plantes et d’écritures saintes ainsi que des prières et un hirizi à porter. Ces démarches participent à la fois à la restauration des enveloppes psychiques et culturelles et des liens avec l’origine. Elles ont pour finalité la mise en œuvre d’un système de protection face aux incursions du monde étranger au sein de la famille.

Face à elles, le recours à la tradition devient en effet le moyen possible de renforcer les limites entre les mondes - profane/sacré ; dehors/dedans ; identité/altérité – et d’assurer aux individus un processus de clôture (Brandibas, 2003). Ce processus de clôture contribue à une délimitation entre le moi et le non-moi, entre soi et les autres et permet d’assurer une cohérence et une permanence sur le plan identitaire.

La manifestation des madjini est dans cette histoire le point d’une nouvelle rencontre entre une famille et le système de représentations qui la structure et rend son fonctionnement cohérent. Dès lors que des pratiques – ou leur absence – empêchent cette cohérence, le désordre survient. Une de ces expressions est la maladie des corps mais lorsqu’un corps est malade, c’est toujours plus qu’un corps qui est malade.

En effet, si un corps est un tout physique unifié, délimité et clôturé il est aussi une unité sociale et ethnique (Sharp, 1993).

Ces trois dimensions corporelles – physique, ethnique, social – se superposent et interagissent entre elles. Alors quand un corps est agité et adopte une conduite déviante, les autres dimensions du corps sont affectées. Alors, ces déviances deviennent l’affaire de tous.