• Aucun résultat trouvé

III INVISIBLES BLESSURES

V. 1 1 2 Modèle pour penser

Dans cette étude, l’observation a porté sur des enfants. Il pourrait se concevoir qu’ils sont d’emblée des êtres vulnérables. Or le troisième exemple montre qu’il n’en est rien. On peut être un enfant et résister aux manques et aux marques de la vie.

Chaque naissance d’enfant est un possible potentiel que la vie se doit de révéler. Les progrès d’un enfant restent soumis à la qualité des relations et des interactions qui l’enveloppent. Dans cette perspective, la vulnérabilité ne peut s’expliquer « par les caractéristiques individuelles de l’enfant, mais il (…) faut la comprendre en termes plus généraux et impersonnels. (…) Le progrès de l’enfant le long des lignes de développement vers la maturité dépend de l’interaction de nombre d’influences extérieures favorables avec des dons innés favorables et une évolution favorable des structures internes » (Freud, 1978, p. 489). Si la vulnérabilité n’est en rien attachée à la nature de l’enfant, elle apparaît en revanche liée à la qualité des interactions avec l’environnement au cours du développement.

 La vulnérabilité n’est pas intrinsèque au statut d’enfant. C’est le processus de développement qui est vulnérable.

 Cette vulnérabilité peut se manifester après un temps de latence plus ou moins long.

En effet, au cours du développement, l’enfant est soumis à un enchevêtrement de forces qui sont celles de la génétique, de l’histoire familiale, de la culture, ou encore de la dyade mère- enfant. Ces forces, au carrefour du biologique, du psychologique et du social, constituent le cadre des interactions et influent sur le développement. Ce cadre relationnel est dépositaire des représentations fantasmatiques et culturelles héritées des générations précédentes.

Dès le début de la vie, l’enfant est pris dans le jeu de ces interactions précoces mère-enfant279.

Ces dernières sont un réseau complexe d’organisation des relations et font qu’un événement survenu dans un des domaines se répercute sur l’ensemble des autres domaines. Le

comportement qui en résulte est l’expression des relations existantes entre les différents niveaux d’organisation (Wertheim, 1978)

Dès lors, le cadre des interactions oblige à penser le processus de la vulnérabilité en termes de causalité circulaire.

Lorsque des dysfonctionnements surviennent au niveau du cadre des interactions, ils entravent le développement. Ils constituent alors des « déviations structurelles et/ou fonctionnelles » (Ibid., p.46) qui contribuent à éloigner l’enfant des lignes de développement devant le mener à plus de maturité. Cet éloignement peut se traduire par un défaut d’adaptation et, sans rééquilibrage possible, les processus de développement se modifient dans le sens d’une plus grande vulnérabilité. Le fonctionnement psychique est alors fragilisé. Il est « tel qu’une variation minime interne ou externe entraîne un dysfonctionnement important, une souffrance souvent tragique, un arrêt, une inhibition ou un développement a minima de son potentiel » (Moro, 1998, p. 73).

Enfin, si la vulnérabilité est un processus actif qui peut marquer le développement, nul ne peut cependant en prévoir avec certitude ses effets. Régression et création sont les deux formes de réponse possible.

 La vulnérabilité sur le plan psychologique est un processus à double face dont les effets peuvent aller de la paralysie intellectuelle à l’épanouissement d’un potentiel latent (Mahler, 1978).

Enfin, si parler de vulnérabilité, c’est évoquer un état sensible ou de faiblesses particulières, immédiates ou différées dans le temps, c’est aussi évoquer l’état inverse, celui d’invulnérabilité.

V. 1. 2. A l’inverse

La vulnérabilité ne peut se penser sans son opposée. Cette dernière pendant longtemps s’est appelée invulnérabilité. Aujourd’hui, elle se reconnaît sous un autre vocable, objet certes de

critique280 mais en revanche très à la mode. Et la mode dans ce domaine nous vient d’ailleurs.

La résilience est née d’un autre champ conceptuel, celui de la physique, et désigne la capacité d’un objet ou d’une matière à retrouver sa forme initiale après avoir subi un choc ou une pression.

Appliqué aux sciences humaines, elle est un concept clé qui renvoie à une force de caractère et s’entend comme « une capacité universelle qui permet à une personne, un groupe ou une communauté d’empêcher, de diminuer ou de surmonter les effets nuisibles de l’adversité ». (Grotberg, 1995, p. 45).

Face à un environnement menaçant, voire traumatisant, ou encore pathogène, l’individu résilient est en mesure de mettre en place des compétences qui lui permettent de s’adapter (Masten & Coastworth, 1995). Elle est ce qui permet de dépasser l’adversité et d’y faire face sans s’effondrer.

Elle n’est pas donnée à tout le monde et il est observé une grande variabilité inter-individuelle mais aussi intra-individuelle (Werner & Smith, 1982 ; Rutter, 1995).

En effet, ceux qui sont décrits comme résilients ne le sont pas dans tous les domaines et dans toutes les situations d’adversité.

Paradoxalement, elle témoigne d’un état de souffrance contre lequel l’individu lutte, mais cette souffrance est son terreau par le fait qu’elle garantit une flexibilité psychologique qui permet alors de plier sans casser pour ensuite se redresser (Bouteyre, 2005). Elle fait se côtoyer des facteurs de risque – ceux liés au stress – et des facteurs de protection, dans un processus dynamique. Ce processus est celui qui modifie l’impact des événements et renforce la capacité de résistance.

Cependant, cette dernière reste sous l’emprise de plusieurs facteurs de protection. Les premiers sont d’ordre psycho-sociaux (Werner & Smith, 1982 ; Rutter, 1985, 1995). En effet, il existe une corrélation entre un faible niveau de résilience à l’âge adulte et l’exposition à certains facteurs de risque psychologiques et sociaux au cours de l’enfance. Des conditions de vie difficiles liées à la pauvreté, à l’alcoolisme, à la maladie mentale et bien d’autres encore sont autant de facteurs susceptibles de conduire à un faible niveau de résilience. A l’inverse, un milieu de vie sécurisant, une réussite scolaire, une autonomie, sont autant de facteurs de protection contre une faible résilience.

Les facteurs liés au développement interviennent également dans ce processus alors que les facteurs ethnoculturels ne semblent pas interférer (Stamm & Friedman, 2000).

La société elle-même fournit à travers les recours culturels et cultuels des ressources favorisant la résilience des individus. Ainsi, les pratiques religieuses apparaissent comme un facteur de renforcement de la résilience (Werner & Smith, 1982).

Cette dernière reconnaît ainsi, dans sa logique, des facteurs internes liés au développement psycho-affectif, mais aussi des facteurs externes qui, ensemble, participent à la lutte contre l’envahissement de manifestations psychopathologiques.

Après un vécu douloureux, voire traumatique, elle témoigne des capacités adaptatives et évolutives des hommes, des femmes et des enfants, alors même que les conséquences de ce vécu auraient pu se traduire par des déviations et conduire à l’expression d’une vulnérabilité. Personne ne naît résilient et rien ne prédispose un individu plus qu’un autre à faire face, à renaître plus facilement après un choc et a continuer d’avancer dans la vie. Si être vulnérable

renvoie à « la croisée des chemins », 281ceux de la résilience, les croisent autrement.

La croisée des chemins, c’est au fond ce carrefour où, en un point central, les événements de la vie des individus se rencontrent. Certains, plus anodins que d’autres, ne rendent pas la rencontre dangereuse. D’autres, au contraire, la rendent plus chaotique et exposent la vie. Quitter son pays, autrement dit migrer, amène nécessairement les mondes à se rencontrer et à se croiser. Certaines fois, cette expérience peut rendre vulnérable.

V. 2. Vulnérabilité particulière

Le projet de continuer ailleurs sa vie n’est jamais pour un individu quel qu’il soit, une décision facile à prendre. Ce projet est toujours nourri par l’ambivalence, et au désir de partir vient souvent faire écho la peur de quitter les siens. Mais en même temps, la décision s’impose et le choix est fait de partir.

Le temps de la migration est celui qui amène les hommes, les femmes et les enfants à vivre dans un autre monde et à côtoyer d’autres systèmes de pensée.

Vivre en situation de double référentiel culturel fonde une expérience unique où les univers de pensée se mêlent. Mais parfois, les fils, à force de trop s’emmêler, rendent le monde confus et sans repères pour le comprendre. La vie, alors, est en rupture.

Cette rupture est généralement transmise par les adultes aux enfants sous forme de trauma non élaboré (Moro, 1998). Ils le portent en eux, tel un invisible fardeau, encrypté au fond d’eux- mêmes.

Cette transmission vient compliquer davantage la construction psychique des enfants grandissant en situation de migration. Dans ces conditions, un développement harmonieux dépend de la capacité des parents à « fabriquer » leurs enfants selon des représentations culturelles cohérentes, mais aussi de la capacité des enfants à pouvoir passer d’un monde à l’autre. Toutefois, par défaut de guide et d’initiateur, le passage d’un univers à un autre est

281 Expression en créole réunionnais qui matérialise un lieu ouvert sur l’universel où par opération de transfert,

« le mal » extrait d’une personne est déposé, le plus généralement sur un plateau en vannerie. Le lieu devient alors chargé d’objets et est réputé dangereux pour celui qui y passe à certaines heures, la maladie pouvant alors survenir et indiquer ainsi la vulnérabilité de l’individu.

souvent difficile. Les enfants sont alors dans l’impossibilité de grandir dans un monde stable et cohérent.

L’expérience de la migration n’est pas sans risque et son impact sur la vie psychique est source de vulnérabilité. Dans ce contexte, il en fonde son caractère spécifique.