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Deux royaumes chrétiens concurrents

Bernat de Cabrera, ascension, grandeur et chute d’un conseiller

III. Un privado pris dans la tourmente d’une guerre désastreuse désastreuse

3.1.1. Deux royaumes chrétiens concurrents

L’opposition se concrétise sur terre et sur mer. Nous avons déjà noté comment, de fait, les deux royaumes s’opposent au sujet du Royaume de Murcie qui, depuis la sentence de Torrellas (1304) est partagé.

Le bas Segura est revenu à l’Aragon et constitue la Gobernación de Orihuela ; l’autre partie, restant à la Castille, est placée dans une situation de marche frontière entre l’Aragon et le royaume maure de Grenade. Les appétits castillans sont dirigés à la fois sur la partie chrétienne et la partie musulmane, tandis que le royaume d’Aragon se heurte au verrou castillan dans ses velléités d’expansion méridionale. La Catalogne a donc détourné son énergie vers le large méditerranéen tandis que la Castille continuait de gagner des terres au sud.

Alphonse XI (1312-1350), père de Pierre I, a poursuivi la Reconquista et ouvert à long terme des ambitions maritimes aux Castillans. Le soutien de l’Aragon a été épisodique. Ainsi,

255 Cortes de los antiguos reinos .., op.cit., p. 501-504. RUSSELL, P. E., The English intervention in Spain and

Portugal in the time of Edward III and Richard II, Oxford, 1955, p. 13. 256

MASIA I ROS, A., Relación castellano-aragonesa ..., op.cit., p. 249-250.

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en 1329, par le traité de Tarazona, Alphonse IV d’Aragon et le roi de Castille s’étaient promis une aide mutuelle contre les musulmans. L’année suivante, l’Aragon s’était retiré de la campagne pour raisons financières… À compter de 1340, les Castillans avaient construit une alliance plus vaste (Aragon, Portugal, Gênes, Anglais, Français, comté de Foix et royaume de Navarre) et obtenu en 1344 une victoire décisive à Algésiras. S’en était désormais fini de la menace des invasions nord-africaines, le détroit était sous contrôle des chrétiens. En 1349, Alphonse XI meurt en assiégeant Gibraltar. Pierre I (1350-1369) lui succède; c’est un roi controversé auquel le surnom de Cruel est donné bien plus tard par la propagande des Trastamare258. Avec Pierre I, la Reconquista va connaître une parenthèse séculaire qui n’est toutefois pas synonyme d’absence d’ambition géopolitique.

La situation était en fait plus tendue que les accusations ne le laissent voir dans la mesure où l’Aragon était allié avec Venise alors que la Castille l’était avec Gênes. Nous avons fait déjà allusion aux enjeux maritimes en question à l’échelle méditerranéenne. L’amitié entre la Castille et Gênes est ancienne. Depuis la fin du XIIIe

siècle, une colonie génoise est présente à Séville259. Les Castillans ont bénéficié des acquis techniques des Génois pour équiper une flotte de galées basée à Séville, flotte légère, rapide et dotée d’un équipage de bonne qualité. Ils sont devenus de plus en plus actifs dans les affaires maritimes notamment en Flandre et en Angleterre, la prise d’Algésiras leur donnant sans doute un élan décisif. La concurrence entre les deux royaumes ibériques s’intensifie. Ainsi, en 1353, les prises aragonaises réalisées par les Génois sont vendues à Cadiz et à Sanlúcar de Barrameda malgré les protestations de Pierre IV260. A contrario, les marins catalans, dominants en Méditerranée occidentale, exercent des représailles sur les ports méridionaux, profitant notamment de la lutte de Pierre I contre ses nobles en 1354-55.

La lutte va se jouer aussi plus au nord, dans la mesure où la marine castillane affiche des ambitions vers l’Atlantique et l’Europe du Nord. Le problème est qu’il faut préserver les intérêts de la marine cantabrique dans le golfe de Gascogne. L’alliance conclue en 1351 avec le Portugal est une constante diplomatique de la Castille. L’alliance anglaise constitue un tournant. Le 29 août 1350, au large de Winchelsea, la marine castillane a été mise en fuite. Pour préserver leurs intérêts, les Castillans négocient avec la couronne britannique. Le 1er août 1351, le traité de Londres leur donne la liberté de commerce et de pêche dans les eaux

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RUSSELL, P.E., The English intervention in Spain and Portugal in the time of Edward III and Richard II, Oxford, 1955, p. 16-19.

259MENÉNDEZ-PIDAL, R., Historia de España, t. XIV, España cristiana, crisis de la Reconquista, luchas

civiles, Madrid, 1976, p. 45 et s.. RUSSELL, P. E., The English intervention in Spain…,op.cit., p.5. 260 Zurita, VIII, 52.

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anglaises à la condition de ne pas collaborer avec la France261. Ce traité est confirmé par Pierre I aux Cortes de Valladolid le 1er octobre 1351 et réactivé le 29 octobre 1353262.

Opposés en Méditerranée, les Castillans se rallient aux Anglais, alors qu’une alliance favorisée par le parti francophile dominé par Francesc de Perellós est scellée entre Catalans et Français en 1355. Ce choix d’alliances s’explique aussi par des situations que nous qualifierons de symétriques.

261 VALDEÓN, J., Pedro I el Cruel y Enrique de Trastama, La primera guerre civil española ?, Madrid, 2003, p. 64.

192 3.1.2. Des situations royales en miroirs ??

Les deux rois, Pierre I et Pierre IV sont liés. Éléonore de Castille, la belle-mère détestée de Pierre IV est la tante de Pierre I. Par ailleurs, les deux rois ont des relations difficiles avec des demi-frères qui les mettent en difficulté. Nous avons vu le rôle des deux enfants d’Alphonse IV d’Aragon et d’Éléonore de Castille, Ferdinand (né en 1329) et Jean (né en 1334) qui ont su alimenter l’Union contre leur demi-frère. Rappelons, qu’en cas de décès sans héritier mâle de Pierre IV, la couronne d’Aragon doit aller à Ferdinand, second fils d’Alphonse IV. Pierre IV, homme cultivé soucieux de son image, témoigne d’un caractère suspicieux, rancunier, manipulateur et … d’une force peu commune263

.

En Castille, le tout jeune roi Pierre I (16 ans en 1350)264 doit compter avec les enfants illégitimes que son père a eus avec Éléonore de Guzman. Trois nous intéressent particulièrement: les jumeaux Henri et Fadrique (nommé Maître de Santiago et assassiné en 1358) qui sont nés aussi en 1334 ainsi que Tello (né en 1337), fait seigneur de Biscaye par son mariage avec Juana Nuñez de Lara. En cas de décès de Pierre I, Ferdinand, en tant que neveu d’Alphonse XI, est là aussi le premier héritier légitime de la couronne.

Les premières années du règne de Pierre I sont marquées par la volonté de vengeance sur Éléonore de Guzman, assassinée dès 1351 (sur ordre de la reine mère, Marie) avec les siens, ainsi que par l’influence d’Alburquerque (jusqu’en 1353) 265. C’est aussi une période marquée par une grave crise politique en Castille alors que Pierre I débute son règne par une maladie266, soit une période d’affaiblissement monarchique. Henri de Trastamare, marié avec Juana Manuel (descendante directe d’Alphonse X), canalise les oppositions d’une noblesse désireuse de pouvoirs. La reprise en main du royaume est féroce et oblige notamment Tello à fuir en Aragon jusqu’en 1352.

À l’échelle ibérique, le temps de la pacification semble arrivé. Le 18 septembre 1352 est signée la concorde entre Aragon et Castille grâce aux négociations d’Alburquerque et de Bernat de Cabrera267. Par le traité de Tarazona (4 octobre 1352), Pierre IV restitue aux infants et à sa belle-mère les biens confisqués. Ferdinand, en retour, reconnaît à Pierre I les châteaux d’Orihuela et d’Alicante ainsi que de nombreuses possessions qu’il tient dans le royaume de

263 L’auteur qui le connaît sans doute le mieux est R. TASIS I MARCA, avec La vida del rei En Pere III, Barcelone, 1961, et El Pere Ceremoniós i els seus fils, Barcelone, 1991.

264 Il est né le 30 août 1334 à Burgos.

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D’un caractère brutal, calculateur et capable d’une rare cruauté. Voir à son sujet VALDEÓN, J., Pedro I el

Cruel y Enrique de Trastama, La primera guerre civil española ?, Madrid, 2003, p. 47-54. RUSSELL, P.E., The English intervention in Spain and Portugal in the time of Edward III and Richard II, Oxford, 1955, p. 17. 266

MENÉNDEZ-PIDAL, R., Historia de España, t. XIV,…, p. 3-38 la relate très en détail.

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Valence de Pierre IV et donne ainsi au roi de Castille accès à de nombreuses places avancées dans les terres de Pierre IV. La réconciliation constitue ainsi une sérieuse menace pour l’Aragon…

Toutefois, à l’échelle européenne, les équilibres sont rompus. En même temps que Pierre I règle la situation, il se défait de son conseiller et rompt avec la politique francophile que ce dernier avait confortée par la promesse de mariage de Blanche de Bourbon, nièce du roi Jean II de France. Pendant l’été 1353, la jeune reine, à peine épousée, est abandonnée, Alburquerque est écarté et l’on assiste à la fois à l’émancipation du jeune Pierre I ainsi qu’à la montée du clan de sa maîtresse – María de Padilla – autour de Juan Fernández de Hinestrosa.

La rupture du mariage a des effets dévastateurs et oppose Pierre I au pape, aux Français, au clan francophile de son royaume, à de nombreuses villes et à une grande partie de sa noblesse qui se rallie à Alburquerque268. Pierre I va donc chercher le soutien des infants d’Aragon. Pour affaiblir le seigneur de Biscaye, il marie l’infant Jean à la fille de Juan Nuñez de Lara. Cependant les infants d’Aragon saisissent l’occasion et changent de camp, contraignant ainsi Pierre I à se réfugier à Tordesillas avec sa mère et María de Padilla. Comptant sans doute sur le traité de Tarazona, Pierre I alerte l’infant Pierre d’Aragon (Pierre IV est alors en Sardaigne) le 28 août 1354. Le lieutenant général Pierre prend d’abord soin de fortifier la frontière aragonaise et de ne pas prendre parti... C’est donc une maigre consolation pour Pierre I qui ne reçoit pas le soutien attendu.

Durant l’hiver 1354-1355, Pierre I apparaît en position de faiblesse et les négociations de Toro se réalisent nettement en sa défaveur. Il arrive toutefois à diviser ses opposants et à reprendre la main à partir du printemps 1355. En janvier 1356, il reprend violemment le pouvoir. On peut considérer qu’à l’été 1356, son contrôle est absolu. Il a désormais deux groupes d’opposants exilés, l’un en France (autour d’Henri de Trastamare et de Pedro Carrillo), et l’autre en Aragon, Pierre IV ayant accepté leur venue. À Avignon, ses détracteurs font un travail de propagande actif auprès du pape Innocent VI pour convaincre que le roi de Castille, qui s’entoure de juifs, est un ennemi de Dieu.

Nous avons donc deux souverains qui ont connu des crises politiques aiguës, crises qui ont conduit leurs opposants à être accueillis par le roi voisin. Ils ont tous deux à faire face aux ambitions de demi-frères, et partagent même la méfiance à l’égard de l’un : Ferdinand. Leurs royaumes sont concurrents sur mer et sur terre. Ils ont su utiliser les inimitiés de l’un pour jouer contre l’autre… Ils nourrissent les mêmes rancœurs et volontés de vengeance. Leurs

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brutalités semblent ne pas s’exercer sous des formes identiques – Pierre I serait sans doute moins ondoyant – mais elles sont d’égale intensité. On peut comprendre qu’un sentiment de méfiance se soit peu à peu développé entre les deux hommes. En même temps, tous deux connaissaient sans doute trop bien le danger d’une révolte nobiliaire et de son éventuelle contagion.

3.1.3. L’implication dans la guerre de Cent Ans et le déclenchement de la