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La crise de l’Union et la soumission de Majorque (1347-1349)

Bernat de Cabrera, ascension, grandeur et chute d’un conseiller

I. L’ascension au service d’un royaume (jusqu’aux années 1350) 1350)

1.2. L’ascension au service de Pierre IV (1328-1356)

1.2.3. L’homme-clé des années difficiles (1347-1356)

1.2.3.1. La crise de l’Union et la soumission de Majorque (1347-1349)

[…] et quelques grandes affaires comme celle de l’Union il les conduisit à bonne fin, encore qu’il mît en grand péril le seigneur roi de combattre contre les siens […]63.

Dans la rébellion de l’Union, Pierre IV se retrouve face à un conglomérat d’ambitions des noblesses aragonaises, des Valenciens, de son frère Jacques, comte d’Urgell, et de ses demi-frères, Ferdinand et Jean, soutenus par leur mère, Éléonore de Castille, sans compter le danger constitué par l’invasion du Roussillon par Jacques III, roi déchu de Majorque.

Jacques d’Urgell, qui pouvait prétendre à la succession de son frère, en l’absence d’héritier mâle, conteste la transmission des droits royaux à Constance, l’aînée, en 1345. Son opposition lui vaut d’être destitué de la charge de procureur général des royaumes et d’être

61 Sénéchal dit Zurita.

62 XXXIII, p. 245 et s. 198-253.

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(…) et alcuns grans afers axi con de la Unio li aporta a bona fi, jatsia qu’en metes en gran perill lo Senyor

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relégué à Balaguer, la qual cosa ell no feu, ans s’en ana a la ciutat de Çaragoça per

continuar son mal proposit64. La mort du nouvel héritier mâle âgé de quelques jours et de sa

mère, Marie de Navarre, en 1347, remet au premier plan la question de la succession. Les noblesses aragonaises désirent limiter l’extension du pouvoir royal en lui faisant jurer les privilèges de l’Union à Saragosse, en septembre de la même année ;elles s’allient avec l’Union de Valence et les coalisés se donnent des otages en garantie. Seule la Catalogne reste fidèle, mais la contagion est à craindre65.

Ferdinand, demi-frère de Pierre IV et marquis de Tortosa, se joint à la coalition. Le soulèvement de celui qui tient cet espace constitue un danger supplémentaire. Le sud du royaume de Valence doit rester sous le contrôle absolu du royaume d’Aragon car il est frontalier d’un espace contesté : l’ancien royaume de Murcie. En effet, après la guerre castillano-aragonaise qui a pris fin en 1304, le royaume de Murcie a été partagé entre les deux États mais cette partition laisse amers les deux ennemis et chacun en revendique plus. Ce partage du royaume de Murcie a fermé à l’Aragon l’accès aux terres du sud, c'est-à-dire au royaume de Grenade, un potentiel à conquérir dans le cadre de la Reconquista et à exploiter, tandis qu’il a ouvert une porte sur la mer Méditerranée pour la Castille. Pierre IV craint et craindra longtemps que ses demi-frères n’ouvrent à leur oncle Alphonse XI, puis à leur cousin, Pierre I – à partir de 1350 –, les châteaux de cette zone frontalière. Quand Ferdinand, poussé par sa mère, se joint à la rébellion, 500 cavaliers fournis par Alphonse XI l’accompagnent. Le danger n’est toutefois pas seulement intérieur, ni castillan et présent au sud du royaume, il est aussi au large et sur la frontière nord.

Les affaires de Majorque sont liées à la volonté de rattacher à la maison de Barcelone les possessions partagées depuis le XIIIe siècle. En effet, Jacques I (1213-1276) avait divisé ces royaumes entre ses deux fils, Pierre III (1276-1285) et Jacques I (de Majorque). Pierre III et ses successeurs ont cherché à soumettre le royaume de Majorque (auquel il faut ajouter les comtés de Roussillon et de Cerdagne ainsi que la ville de Montpellier) à la couronne d’Aragon, par un lien de vassalité, en l’obligeant pour les terres roussillonnaises à respecter les Usatges de Barcelone et en lui interdisant de battre monnaie, droit régalien exclusivement détenu par les comtes de Barcelone, rois d’Aragon. À l’issue du procès fait à Jacques III à partir de 1342, Pierre IV a confisqué Majorque (expédition en mai 1343) et les comtés de Roussillon et Cerdagne au « félon ». Il a difficilement conquis le Roussillon, et une étape

64 Crònica, IV, 6.

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TASIS I MARCA, R., Pere el Cerimoniós i els seus fills, Barcelone, 1957, p. 44-50. TASIS I MARCA, R., La

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décisive est constituée par le ralliement à Pierre IV de Pere de Fenollet, vicomte de Canet et beau-frère de Bernat de Cabrera. Le jeune Pons de Cabrera, nous l’avons indiqué, a participé à la campagne. Condamné, Jacques de Majorque réunit une armée avec l’aide de la France en mai 1347, et tente de reconquérir les comtés perdus66.

Ce serait donc dans ces circonstances, ô combien périlleuses pour le jeune monarque (27 ans), que Bernat de Cabrera, alors âgé de 49 ans, homme expérimenté et doté sans doute d’un solide réseau social, vient servir Pierre IV face à la révolte aragonaise et à celle de Valence. Il semble immédiatement proposer une stratégie, à savoir « diviser pour régner ». À peine recruté, Bernat de Cabrera déclare en effet à son souverain :

Si a vos Senyor plahia, yo mouria alguns tractaments ab alguns nobles en manera queus en tirassets la major partida a vostre servey, e consumarem los axi67.

Nous ne pouvons revenir en détail sur les soulèvements de l’Union qu’il faudrait peut-être aujourd’hui réexaminer dans le cadre d’études spécifiques. Notons qu’en effet, Bernat de Cabrera y joue un rôle important, mais qui paraît encore obscur.

Il fait partie du groupe appelé « les Roussillonnais » qui, depuis la conquête des comtés de Roussillon et Cerdagne, est actif dans les conseils royaux68. Et c’est à ce titre, que les rebelles, divisés quant à leurs motivations, sont unanimes à faire pression sur Pierre IV pour qu’il en soit exclu avec Jacme Dezfar, Guillem de Planella et quelques autres. Néanmoins, face aux revendications exprimées lors des Corts de Saragosse par l’Union d’Aragon, Pierre IV est aussi conseillé par Sans López de Ayerbe, l’archevêque de Tarragone et par Juan Fernández de Heredia. C’est sur leurs conseils qu’il fait mine de céder aux exigences des nobles soulevés et menés par ses son frère Jacques d’Urgell et son demi-frère Ferdinand de Tortosa69 contre l’avis du vice-chancelier Rodrigo Dίaz70. Pierre IV est donc obligé d’exclure « les Roussillonnais » de son conseil pour les remplacer par des Unionistes ;

66 TASIS I MARCA, R., La vida del rei En Pere III, Barcelone, 1961, p.64 et s..

67 Crònica, IV, 30. Zurita, VIII, 15, p. 72.

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On appelle ainsi un noyau d’hommes qui, conseillers de Jacques III de Majorque, sont désormais ralliés à Pierre IV. Bernat de Cabrera en fait partie par extension et aussi par alliance (son épouse est liée aux vicomtes d’Illa). GUBERN, R., Epistolari de Pere III, Barcelone, I, 1955, 52, n. 9.

69

Zurita, VIII, 15, p. 70.

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il remet des châteaux et des otages71, concède des privilèges le 6 septembre 1347, et restitue à l’infant Jacques la charge de procureur général72

.

Les rebelles de Valence se sont eux aussi empressés de faire exclure des conseils et des offices de la maison royale l’évêque de Vic, Lope Fernández de Luna, et ses frères, tous les chevaliers du Roussillon et une grande quantité de Catalans et Aragonais, dont Bernat de Cabrera, son beau-frère le vicomte d’Illa, Pere de Queralt, Gilabert de Centelles, Berenguer d’Abella etc…73

. Mais le stratège politique qui conseille Pierre IV et qui reste tapi dans l’ombre de ces mois difficiles est ici le vieux Vidal de Vilanova dont le neveu, Ramon, semble-t-il, joue le rôle de messager auprès du roi. Ramon témoigne d’ailleurs - bien vaguement - dans le procès74.

Dans le camp de la riposte, en Aragon, Bernat de Cabrera s’est d’abord assuré du soutien d’une partie des lignages de Saragosse (les Tarines75

) puis sa tactique a été de convaincre un à un les grands nobles aragonais de rallier la cause du souverain, de s’assurer de leur loyauté et de leur silence jusqu’au moment crucial. Zurita le met évidemment en valeur, mais nous pensons que c’est grâce à l’habileté dont il sut faire preuve dans cette crise qu’il a acquis une place de premier plan, qu’il n’avait peut-être pas de prime abord. Toutefois cette habileté est sans doute servie par un solide réseau relationnel sauf dans le royaume de Valence. Dans ce dernier royaume, Bernat de Cabrera accompagne le roi à Murviedro/Sagunto76 puis revient avec lui en Catalogne, lorsqu’il est chassé par les Unionistes77. Chargé de l’organisation de la riposte militaire, il s’acquitte de cette tâche avec Pere de Xérica et Lope de Luna. Selon Zurita, il est l’acteur essentiel qui fédère la coalition catalane lors de la réunion de San Pedro de Oro (Ascension 1348)78.

Lors de la bataille d’Epila, le 21 juillet 1348, Lope de Luna est le chef militaire qui donne la victoire à Pierre IV ; il est d’ailleurs fait comte en récompense des bons et loyaux

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Lop de Gurrea, Miguel de Gurrea, Juan Jímenez d’Urrea père et fils, le vice-chancelier Rodrigo Dίaz et le

Maestre del Racional, Johan Fernández Muñoz.

72 TASIS I MARCA, R., La vida del rey En Pere III, Barcelone, 1961, p. 108 et s.. Notons que son sort est promptement réglé : l’infant Jacques d’Urgell décède le 11 novembre 1347 alors qu’il venait d’arriver à Barcelone pour célébrer les noces de Pierre IV et d’Éléonore de Portugal. Bernat de Cabrera n’a jamais été évoqué dans cette affaire. Père Tomich, Gabriel Turell et Bernat Boades attribuent à Pierre cette mort tandis que Zurita reste plus prudent. Monfar, historien des comtes d’Urgell croit en un plan criminel conseillé par Bernat de Cabrera. Pierre est rancunier et il éliminait par là un rival possible de la scène politique âgé de 27 ans, plus pondéré que lui. Avait-il besoin que l’on lui suggère quoi que ce soit ? En fait, rien n’exclut que la mort de l’infant Jacques ne soit pas naturelle !

73 Zurita, VIII, 25, p. 120 de l’édition d’A. CANELLAS LÓPEZ, Saragosse, 1978. COMA SOLEY, V., Los

vizcondes de Cabrera, monografia histórica, Barcelone, 1968, p. 62-63. 74

XXXII, p. 204-217.

75 Zurita, VIII, 15, p. 72.

76 Il est chargé de remettre en défense le château et de remplir les citernes avec l’eau de la rivière.

77

Cronica, IV, 40, et TASIS I MARCA, R., La Vida del Rei En Pere III, Barcelone, 1960, p. 116.

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services rendus79. Bernat de Cabrera n’est pas cité comme acteur de la répression générale postérieure à la victoire ; il est toutefois déclaré dans la Crònica responsable de la mort – semble-t-il arbitraire – du fils de Juan Jiménez d’Urrea, seigneur de Biota et del Bayo80. Cet épisode est évoqué lorsque Berenguer d’Abella et Jacme Deznovelles viennent informer le 25 juillet 1364 le vieux conseiller du sort qui lui est réservé. Le condamné proclamant qu’il n’a pu se défendre, Berenguer d’Abella lui rappelle trois noms d’hommes morts dans les mêmes circonstances et par sa faute. Le fils de Juan Jiménez d’Urrea est le premier. Zurita précise les faits en signalant que le jeune homme avait été fait prisonnier sur le champ de bataille et qu’il est mort aux mains de Lope de Luna à la demande de Pierre IV, conseillé par Bernat de Cabrera, en application des lois de la guerre et sans autre forme de procès81. Ainsi, il serait mort de la main de Lope de Luna, sur ordre du roi, mais le conseil donné par Bernat de Cabrera en fait le premier responsable.

Dans la reprise en main du royaume de Valence (victoire de Mislata du 10 décembre 1348), les premiers rôles militaires sont tenus encore une fois par Lope de Luna, et surtout Pere de Xérica ainsi que Juan Fernández de Heredia, châtelain d’Amposta, tandis que Berenguer d’Abella est envoyé à Alphonse de Castille pour négocier sa bienveillante neutralité82. Après la victoire de Mislata, Bernat de Cabrera ne semble pas jouer de rôle dans la répression valencienne. La colère de Pierre IV y a largement suffit.

Au même moment la situation se tend sur un autre front. Jacques de Majorque, en 1348, vend ses droits sur Montpellier au roi de France Philippe IV (120 000 écus d’or), et, avec les prêts concédés par le pape Clément VI et les cardinaux, aidé par Jeanne de Naples, il monte une armée pour tenter de reprendre son royaume. Il est défait et tué à Llucmajor le 25 août 1349 par le gouverneur de Majorque, Gilabert de Centelles. Son fils âgé de 10 ans est alors capturé et emprisonné à Barcelone pour une durée de 13 ans83. Bernat de Cabrera ne semble pas alors avoir joué de rôle dans le règlement – provisoire – du problème majorquin.

Durant ce long épisode de l’Union, Pierre IV ne suit pas certains conseils de Bernat de Cabrera, conseils, semble-t-il, largement répétés. La Chronique affirme en effet que Bernat de Cabrera aurait suggéré d’abandonner les otages84

(à une mort assurée) et de quitter Saragosse pour aller chercher des soutiens en Catalogne.

79 Zurita, VIII, 32.

80 Cronica, VI, 47 et Zurita, VIII, 13. À ne pas confondre avec son homonyme qui, lui, est seigneur d’Alcalatén mais fidèle à Pierre IV.

81 Zurita, VIII, 29, p. 145 et 31, p. 153.

82 Zurita, VIII, 33, p. 162.

83

TASIS i MARCA, R., La vida del Rei En Pere III, Barcelone, 1961, p. 132 et s.

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E Nos haguem de consell de mossen Bernat de Cabrera quens en anassem secretament, e que leixassem encorrer les rehenes e que faessem compte que en batalla los haviem perduts. Y en aço accordam, y per inspiracio de Deu y que trobam de consell que encorrent les rehenes seria gran mal e mal exemple que en fe nostra morissem ; trobam de consell que molt mes valia atorgar tot quant ells volien (…)85

Zurita évoque par deux fois les appels de Bernat de Cabrera pour que Pierre IV quitte cette fois-ci le piège de Murviedro pour le rejoindre à Teruel puis, en mai 1348, Valence pour Segorbe86. À chaque fois, la dignité bafouée ainsi que le danger auquel s’expose la personne royale sont les arguments du conseiller. Cabrera veut protéger le roi, en tant que symbole et que personne. Conseillé par Dieu, à chaque fois, Pierre IV s’y refuse et, du même coup, soigne son image … ainsi que celle de son conseiller. La tentation de fuir le piège de Saragosse devait être certes puissante ; mais y céder pouvait faire perdre des ralliements. Quelle confiance pourrait-on accorder à un roi qui mettait en avant sa propre sécurité ? Ainsi s’opposent deux stratégies : ou bien protéger le roi, abandonner les otages et combattre -, ou bien céder aux opposants jusqu’à ce que le vent tourne, en s’assurant la fidélité des hommes. Pour la postérité, en refusant à Bernat de Cabrera ou à quiconque de fuir, Pierre IV aurait montré sa force de caractère et construit sa légende, mais la version de Zurita repose sur une tradition invérifiable.

Dans l’extrait du procès que nous avons cité plus haut, le reproche fait à Bernat de Cabrera est autre. Il a certes maîtrisé les dissensions de l’Union, mais en conduisant à une forme de guerre civile au sein du royaume d’Aragon, guerres qui lui sont amèrement reprochées87. Il n’a toutefois pas joué un rôle de premier plan, tant du point de vue militaire que répressif. Il a montré des talents d’organisateur et a su trouver l’aide nécessaire en Catalogne. Néanmoins sa position en retrait autorise tous les reproches a posteriori : il est responsable des conflits militaires, il est prêt à faire sacrifier les otages ; il conseille la mort de certains…

Dans les années qui suivent, Bernat de Cabrera passe au premier plan dans le cadre d’un conflit interne à la couronne – la Sardaigne –, mais impliquant les terres italiennes. C’est ce second aspect qui est reproché au conseiller ; les affaires sardes proprement dites sont

85 Cronica, IV, 32.

86 Zurita, VIII, 25, p. 118 et VIII, 26, p.128.

87

Notons que le punyaletde Pierre IV n’a pas eu besoin de la main de Bernat de Cabrera pour déchirer le livre des privilèges concédés sous la pression des aristocrates aragonais ; l’énergie de la colère royale a bien suffi.

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curieusement passées sous silence, peut-être parce qu’elles ne fournissent rien d’utilisable contre Cabrera.

1.2.3.2. La guerre contre Gênes : l’Alliance avec Venise et la lutte en