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Mettre de l’humain, et de la chair

II. L’Aragon touché par la genèse de l’État moderne

3.3. Mettre de l’humain, et de la chair

J’ai donc construit une grille chronologique avec le même logiciel en utilisant des ouvrages qui m’ont été très précieux80

. Ce travail a été assez chronophage car les ouvrages se contredisaient parfois ou manquaient de clarté. Cette grille a constitué une sorte de trame sur laquelle j’ai posé les « éléments d’information » contenus dans le procès.

À cette grille chronologique, j’ai ajouté une carte d’Espagne que j’ai criblée de couleurs pour suivre au plus près les armées, le comte d’Osona à Calatayud en 1362, Pierre IV aux confins de la Navarre durant l’été 1363, le vieux Cabrera fuyant vers la Navarre, ces prisonniers que l’on fait marcher sur des centaines de kilomètres au gré des déplacements militaires, ces messagers qui traversent une péninsule ô combien dangereuse, le comte qui revenant de Séville a choisi à un moment de ne pas rentrer en Catalogne mais de suivre Pierre I de Castille… Je regrette de ne pas maîtriser plus l’outil informatique et de ne pas avoir su rendre visuellement compte de ces multiples aspects. Ce travail de spatialisation m’a permis de percevoir non seulement le contexte mais de saisir la fragilité du destin des hommes rencontrés dans le document.

3.3. Mettre de l’humain, et de la chair

C’était sans doute le plus difficile car de multiples personnages apparaissent dans le document, tous nommés mais non pas tous connus. C’est sans doute ici que la recherche se fait la plus ingrate. Identifier des personnages tient de l’enquête de détective, mais à sept siècles d’intervalle c’est un exploit périlleux. Heureusement, j’ai trouvé des aides précieuses dans les fichiers des A.C.A. ou du C.S.I.C. de Barcelone, dans la base de données élaborée par Mme Lainé et Alexandra Beauchamp, mes lectures croisées les enrichissaient. Enfin, l’outil Internet s’est révélé généreux.

La dernière étape a consisté à rendre ces personnages désespérés ou enthousiastes, muets ou colériques… vivants. C’est un souci fondamental pour l’enseignante du système secondaire que je suis et car l’Histoire est celle des Hommes. Il me fallait revenir au procès, à ces trois volumes, parfois en me défaisant d’une lecture cursive. Chacun des personnages a joué un rôle dans le procès ; il était indispensable pour moi de cerner ses motivations, ses manifestations de courage, de lâcheté ou de silence ! Je les ai bien trop souvent à peine approchées…

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TASIS I MARCA, R., La vida del rei En Pere III, Barcelone, 1961. MENÉNDEZ PIDAL, R., Historia de

España, t. XIV, Madrid, 1976 . FERRER MALLOL, M.-T., Entre la paz y la Guerra la Corona catalano-aragonesa y Castilla en la baja edad media, Barcelone, 2005. MASIÁ de ROS, A., Relación castellano-aragonesa desde Jaime II a Pedro el Ceremonioso, 2 vol. , Barcelone, 1994.

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À terme, j’ai le sentiment d’avoir tourné autour de ce procès pendant des années avec une course dont le rayon se raccourcissait au fur et à mesure. À l’heure pour moi de la fin, et pour mon lecteur du début, je m’interroge. Je ne crois pas avoir laissé d’éléments dans l’ombre. Toutes les sources qui me paraissaient douteuses ont été vérifiées et j’ai précisé lorsque des références données ici ou là ne menaient à aucune archive ou lorsque des interprétations pouvaient diverger.

Mon regret est de ne pas avoir saisi Bernat de Cabrera, un homme sans doute cultivé, organisé et réfléchi, mais qui reste à mes yeux mystérieux. On peut prêter beaucoup de pensées à un homme qui depuis bientôt un an se sent en danger de mort, puis qui sait sa fin prochaine. Le procès ne livre rien de ce qu’il est. Le procès ne révèle pas l’homme Cabrera. Alors que tous les projecteurs l’éclairent, il reste dans l’ombre.

IV. Problèmatiques

Au fur et à mesure de mes recherches, des axes se sont précisés. Le plan du début n’est pas celui que vous lirez car des logiques devenues depuis évidentes l’ont modifié.

La question centrale pour moi était de comprendre le moment de crise constitué par le procès des Cabrera. L’événement était considérable. Révélait-il un changement possible ou un basculement réel des équilibres politiques? Le point de départ de la réflexion était imprégné par la lecture de Ramon d’Abadal81

et je cherchais naïvement dans le procès le signe d’une faiblesse royale qui se serait achevée par la reconnaissance de l’erreur en 1381. C’est de fait bien plus complexe.

En quoi le procès de Bernat de Cabrera et de son fils est-il significatif de modification(s) du système politique et social dans la couronne d’Aragon ?

Une première partie s’impose d’évidence. Elle s’intéresse à la constitution du document tant du point de vue de sa conservation, de son contenu que de son aspect. Les pièces centrales et les documents ajoutés à des dates parfois difficilement identifiables révèlent un rythme et des rapports de force.

La destinée de Bernat de Cabrera au travers du procès a aussi attiré mon attention. Son ascension et sa chute sont chronologiquement parallèles aux destinées du royaume qu’il a servi. Cela ne l’en rend pas responsable. La capture de son fils est significative d’un conflit clairement déséquilibré au profit la Castille, sa peur de mourir est contemporaine des négociations fiscales de Pierre IV à Monzón, sa chute et sa mort facilitent des accords diplomatiques d’États ou de monarques cyniques.

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Les malheurs des prisonniers et les errances de son fils permettent d’approcher le destin d’hommes loin de leur communauté d’origine. À l’heure où le lien natural –prémices du lien national par l’attachement à la terre- se conceptualise, une foule d’individus semblent en déshérence. Quel est leur sort et que conservent-ils de leur lien avec leur communauté d’origine ? Le comte d’Osona n’est ni représentatif ni exemplaire. Nous disposons de nombreux détails à son sujet.

Enfin, l’étude de la procédure, ou plutôt des multiples procédures, révèle l’existence de normes convoquées et perturbées durant ce moment de crise. Ce procès s’apparente à un séisme qui est suivi de répliques. Dans un premier temps les normes établies, notamment juridiques, cachent mal l’irrégularité de la situation ; par la suite, avec un rythme très irrégulier, de nouveaux acteurs contribuent à les faire appliquer et permettent à terme la réhabilitation de Bernat de Cabrera. Cette partie nous permettra de mettre en valeur le poids de la norme juridique (en cours de construction) au regard du jeu des relations sociales et interpersonnelles.