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La défense de Bernat de Cabrera

Bernat de Cabrera, ascension, grandeur et chute d’un conseiller

II. Premiers ennemis : le ciel se couvre

2.4. Le procès de 1361-62 : une accusation de félonie symbolique

2.4.3. La défense de Bernat de Cabrera

C’est d’abord Bernat de Cabrera qui parle et donc se défend lui-même. Il utilise deux lignes de défense. La première est personnelle : il était malade mais a fait toutefois preuve de bonne volonté. En effet, il a essayé de rejoindre le roi et s’est fait porter sur une litière à deux lieux de Gérone, mais il a dû renoncer. Rappelons que l’accusé a environ 63 ans, soit un âge avancé pour l’époque. Enfin, ce type d’argument peut constituer une circonstance atténuante aux yeux d’un roi pour lequel il n’a jamais rechigné à la tâche, et l’excuse est juridiquement recevable, s’agissant d’un service personnel.

Néanmoins, Bernat de Cabrera avance aussi un argument juridique finement étayé. Des doctors e savis amichs lui ont dit que, comme ces gens étrangers étaient venus sans roi ni prince, l’Usatge ne s’appliquait pas. Donc, il n’a pas failli mais a écouté les conseils de personnes respectables. Il veut ainsi mettre le droit de son côté en indiquant qu’il a des

234 A.C.A., C., Reg. 1519, fol.29r.

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SÁNCHEZ-MARTÍNEZ, M., « Defensar lo principat de Cathanunya… » , op. cit., n.36 p.184.

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arguments fournis par des personnes compétentes. Il ne pose pas la question, il affirme son fait. Mais, prudemment sans doute, il se fait l’écho d’un débat plus large : comme les barons et les chevaliers l’ont demandé lors de la Cort de Barcelone, il faut savoir si l’invasion de ces étrangers relève de l’Usatge ‘Princeps namque’. En rappelant cette Cort, il s’appuie sur un groupe beaucoup plus vaste qui constitue son bras, rappelle d’une manière détournée qu’il n’a pas été le seul à « faillir » et qu’une interprétation plus précise des textes servirait le roi et son royaume plus sûrement que la confiscation de ses biens. Par ailleurs, s’il avait tort, il serait coupable plus par ignorance que par mauvaise volonté…

Ainsi, si Bernat de Cabrera a failli, il l’a fait par faiblesse physique et ignorance, arguments qui portent à minimiser la faute. Au-delà de son cas personnel, il pose adroitement une question d’intérêt général, utile à un roi qui sait combien la menace des Grandes Compagnies n’est pas écartée, et avec laquelle il donne aussi des arguments à tous les nobles qui ont eux failli. Il oblige ainsi une noblesse peut-être déjà jalouse, à une solidarité de fait car sur ce point elle ne peut l’accabler : Bernat de Cabrera se défendant, la défend…

Aucun propos du procureur du fisc, Pere Çacosta n’est rapporté ensuite ; après délibération du conseil, Pierre IV cède à la demande du noble et réclame l’interprétation de

l’Usatge selon les Constitutions de Catalogne237

, conformément à une loi de 1300.

2.4.4. L’interprétation de l’Usatge ‘Princeps namque’

2.4.4.1. La commission présidée par Pierre IV

Une commission formée de 22 personnes se réunit le 11 décembre 1361, c'est-à-dire le lendemain, au palais royal de Barcelone :

- quatre ecclésiastiques : Pere (Clasquerí), archevêque de Tarragone, Romeu (Cescomes), évêque de Lérida, Guillerm de l’abbaye de Sainte-Croix et Pere de l’abbaye Sainte-Cécile ; - quatre barons : Raymond Bérenger, comte d’Ampurias, Ferdinand, marquis de Tortosa, Pere Gauceran de Pinós, Ramon Arnal de Bellera ;

- quatre chevaliers : Bernat de Camporrell, Berenguer Dolms, Humbert de Fenollet, Ramon Arnal Çacirera238 ;

- quatre ciutadans : Jacme Cavallar (Barcelone), Ramon de Plano (Barcelone), Pere de Muntanyana (Lérida), Bernat Struc 239 (Gérone) ;

237 Pour KAGAY, D.J. « The national defense clause and the emergence of the Catalan state : Princeps namque revisited », War, Government, and Society in the Medieval Crown of Aragon, 2007, p.57-97, il s’agit d’appliquer une procédure fixée en 1300, n. 94 p.77-78.

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et six juristes, conseillers du roi : Bernat Dolzinelles, trésorier, docteur en droit, Jacme Dezfar, chancelier du duc de Gérone, Guerau de Palau, procureur de la cour royale, licencié en droit, Berenguer de Prat, auditeur de la cour royale, Pere Ça Rovira et Pere Terre, docteurs en droit. Il y a sans doute une règle pour l’établissement de la commission240. Notons pour l’instant que l’infant Ferdinand était lui-même sous le coup d’une procédure comme Bernat de Cabrera !

2.4.4.2. Fisc versus barons : les arguments des deux parties.

Devant cette assemblée, Pere Çacosta s’exprime le premier, peut-être car il rapporte l’interprétation mise en cause. Il dit que la terre de Catalogne doit être défendue de tout danger et que, dans les circonstances évoquées, les étrangers étaient si nombreux que le danger était patent. Bref, il réfute le problème de la présence d’un roi à leur tête et met au premier plan la notion de périlqui rendait nécessaire le recours à l’invocation de cet usatge et

aço es manifest e notori.

Bernat de Cabrera s’approche ensuite, suggère qu’il a été conseillé et avance ses/leurs arguments241 . Si « prince ou roi » peut signifier « tout homme, un capitaine », selon Cabrera,

cela trahit le sens de l’usatge et peut trahir le sens même de l’article. Par ailleurs, « un roi ou un prince » n'a pas mené les mercenaires et ils se sont emparés d’une quantité dérisoire de provisions ou d’équipements de guerre ; cette force n'a donc pas constitué « une affaire très dangereuse » pour un souverain aussi puissant que Pierre. L’argument a sans doute un fondement juridique242, il sait aussi flatter le juge…

2.4.4.3. La victoire affichée du fisc royal … face aux requêtes des

composantes du Principat

La décision est mise en délibéré pour le 14 décembre 1361. Les délibérations ont été faites in nostro magno consilio seu consistorio. Il est décidé que l’Usatge s’applique dans les cas de pénétration de gens étrangers avec capitaines ou capud familie, roi ou princeps243. En

conséquence, Bernat de Cabrera est coupable d’avoir failli. Il faut donc régler son cas.

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Appelé aussi Bernat Asturci.

240

Ainsi, l’abbé de Sainte-Croix est le grand chapelain du roi (Ordinacions de 1344).

241 Aquells qui a mi han consellat, XXXIV, p. 45.

242 Pour Kagay, Cabrera est en accord avec l’argument développé par Alfonso X, Partidas, II, 23, 27, qui présente une bataille comme une rencontre avec de chaque côté un roi, une avant-garde… Voir, KAGAY, D.J., « The national defense clause and the emergence of the Catalan state : Princeps namque revisited », War,

Government, and Society in the Medieval Crown of Aragon, 2007, p.57-97. 243 XXXIV, p. 49.

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Devant cette même assemblée constituée cette fois-ci en tribunal244 nombreux sont

ceux qui demandent grâce et rémission pour les personnes ou communautés (universitats) qui, par voie d’inquisicio, d’acusacio, de denunciacio, clam ou d’une autre manière245

sont poursuivies ; supplient ainsi Bernat de Cabrera, Arnau Roger, comte de Pallars, Hug, vicomte de Cardona, Ramon Alemany de Cervelló (tenant lieu de gouverneur de Roussillon et Cerdagne) et Guillerm Ramon et Arnau de Cervelló, Berenguer de Podiolo, Ramon de Pagaria.

Le 14 décembre 1361, la rémission est accordée, et pas seulement pour Bernat de Cabrera ; en sont aussi bénéficiaires: le comte d’Osona, l’infant Ferdinand, Arnau Roger, comte de Pallars, Bernat de Boradas, damoiseau, les probi homines de Barcelone, Hugues, vicomte de Cardona, Pere de Pagaria, Jean, comte de Prades (le fils de l’infant Pierre), Pere Gauceran de Pinós246…Beaucoup d’autres ne sont pas cités et chaque bras du Principat est concerné. Le registre de la chancellerie et les actes recopiés incomplètement dans le registre 25 nous le suggèrent fortement247.