• Aucun résultat trouvé

Rousseau et le refus de l’analyse condillaciennne

1.2. Seconde aporie : le langage et la pensée

1.2.2. Rousseau et le refus de l’analyse condillaciennne

Notre interprétation, somme toute assez classique, de la résolution de la seconde aporie de l’origine du langage par Condillac nous permet de reconnaître, avec Goldschmidt125, le refus par Rousseau d’une sortie du cercle des origines à travers l’utilisation de l’analyse condillacienne. Laissant de côté toutes les concessions faites par Rousseau à Condillac dans le processus menant à l’utilisation de la voix plutôt que du geste126, concessions souvent répétées par les commentateurs de Condillac et de Rousseau et marquant généralement la volonté d’une réhabilitation de l’abbé que le philosophe genevois aurait injustement discrédité127, deux impasses logiques nous semblent être soulevées par Rousseau contre

123Condillac (2002 [1746]) : 101

124Masters (1968) : 115-118

125Goldschmidt (1974) : 303

126Rousseau (1964 [1755]) : 148-149

127 Starobinski (1971) : 363 ; Aarsleff (1982) : 155-157 ; Ricken (1982) : 82 ; Bertrand (2002a) : 8-9 ; Charrak (2003) : 100-101

Condillac, bien que ce dernier ne soit plus explicitement cité. Premièrement, le lien entre certaines idées et signes sensibles reste problématique pour Rousseau128 :

[Q]uand on comprendoit comment les sons de la voix ont été pris pour les interprétes conventionnels de nos idées, il resteroit toûjours à sçavoir quels ont pû être les interprétes mêmes de cette convention pour les idées qui, n’ayant point un objet sensible, ne pouvoient s’indiquer ni par le geste, ni par la voix, de sorte qu’à peine peut-on former des conjectures supportables sur la naissance de cet Art de communiquer ses pensées et d’établir un commerce entre les Esprits (Rousseau (1964 [1755]) : 147-148)

Deuxièmement, et cette nouvelle impasse nous semble compléter la première, Rousseau ne conçoit pas l’acquisition des abstractions et le processus de signification leur étant associé, tous deux étant interdépendants. En effet, les abstractions sont qualifiées d’ « Opérations pénibles et peu naturelles »129. Les deux adjectifs utilisés pour caractériser les abstractions sont particulièrement intéressants. Les abstractions ne peuvent en effet être considérées comme naturelles dans le cadre de l’anthropologie rousseauiste la plus radicale. L’homme naturel est, rappelons-le, une machine ingénieuse autonome. La réflexion constitue une dépravation de la machine ingénieuse. Toute association, autre que simplement reproductive, est de même contre-nature. Or, les abstractions réclament à la fois la réflexion et une forme d’association déjà bien stable permettant l’élaboration d’une langue puisque « les idées générales ne peuvent s’introduire dans l’Esprit qu’à l’aide des mots, et l’entendement ne les saisit que par des propositions. »130 En outre, la pénibilité des abstractions conforte leur caractère non naturel, les efforts nécessaires à l’abstraction étant incompatibles avec la définition de l’homme naturel, dont la faiblesse des besoins le maintient dans une paresse louée par Rousseau131.

Les connaissances pré-langagières accordées à l’homme naturel par Rousseau dans le second Discours, de même que l’acquisition de ce qui correspond aux signes institués chez Condillac, sont drastiquement opposées à la théorie développée par l’abbé dans l’Essai sur l’origine des connaissances humaines et amendée, complétée dans ses œuvres plus tardives :

Chaque objet reçut d’abord un nom particulier, sans égard aux genres, et aux Espéces, que ces premiers Instituteurs n’étoient pas en état de distinguer ; et tous les individus se présentèrent isolés à leur esprit, comme ils le sont dans le tableau de la Nature. Si un Chêne s’appelloit A, un autre Chêne s’appelloit B132 : de sorte que plus les connoissances étoient bornées, et plus le Dictionnaire devint étendu. L’embarras de toute cette Nomenclature ne put être levé facilement : car pour ranger les êtres sous des dénominations communes, et génériques, il en

128 Charrak reconnaît que c’est sous cette forme que ce que nous avons considéré comme la seconde aporie atteint le plus frontalement la théorie condillacienne. Cf. Charrak (2003) : 102

129Rousseau (1968 [1755]) : 149

130Ibid.

131Guichet (2006) : 270-273.

132 Dans l’édition de 1782, Rousseau ajoute : « car la première idée qu’on tire de deux choses, c’est qu’elles ne sont pas la même ; et il faut souvent beaucoup de tems pour observer ce qu’elles ont de commun. »

falloit connoître les propriétés et les différences ; il falloit des observations, et des définitions, c’est-à-dire, de l’Histoire Naturelle et de la Métaphysique, beaucoup plus que les hommes de ce tems-là n’en pouvoient avoir.

(Rousseau (1964 [1755]) : 149)

La pensée de l’homme naturel reflète le tableau de l’état de nature. L’isolement des individus, que le système naturel se garde bien de rapprocher, les réduit à une vie immédiate, chaque moment étant isolé du reste de la vie de l’individu, aucun lien n’étant consciemment opéré entre les différents instants de l’existence. La machine ingénieuse vit non seulement dans l’instant mais également dans une simultanéité confuse des sensations pouvant être considérées comme autant de stimuli à une action déterminée par l’instinct. La pensée abstraite n’est pas nécessaire à la satisfaction des besoins physiques élémentaires, qui ne requièrent qu’une connaissance pratique essentiellement basée sur le jeu entre la mémoire et la sensation133. La nature n’apprend pas à la machine ingénieuse à décomposer et à recomposer ses idées, comme c’est le cas chez Condillac, mais à s’adapter à une suite discrète d’instants au sein de chacun desquels une sensation générale est déployée. Le monde est, aux yeux de l’homme naturel, rempli d’individus dont la rencontre fortuite ne fait pas progresser ses connaissances théoriques. A moins de faire de l’homme un logicien, nouvelle erreur anthropologique aux yeux de Rousseau, il est logiquement impossible de résoudre le problème de la précédence entre la pensée abstraite et le langage. L’homme est enclin à être dominé, dans sa pensée, par l’imagination qui reconduit à une connaissance plus pratique que théorique, favorisant la considération de l’individu et non de la généralité. Seul le discours, les propositions permettent de concevoir la généralité134.

Loin de devoir être uniquement reconduit à la première aporie, le traitement de la seconde aporie par Rousseau possède certes une composante anthropologique, mais cette dernière ne relève pas de la critique d’une transposition de l’homme civil à l’état de nature. Le désaccord avec la solution condillacienne a trait aux implications de la théorie de la connaissance développée par l’abbé qui, puisqu’elles ne sont pas acceptées par Rousseau, débouchent sur l’impossibilité logique de l’émergence et du développement des signes institués. Condillac, dans la réponse qu’il fait à Rousseau dans une note de la Grammaire135, ne comprend pas les critiques du philosophe genevois. L’abbé se contente de souligner à quel point Rousseau demande des premières langues bien trop parfaites. Or, c’est sur les principes de la théorie de la connaissance que réside le désaccord, ce qui explique le véritable dialogue de sourd apparaissant dans le traitement de la seconde aporie. Ainsi, Rousseau ne conçoit pas comment

133Rousseau (1964 [1755]) : 149-150

134Ibid. : 150

135Condillac (1821 [1775]) : 370-71

les langues actuelles ont pu être développées car il ne peut accepter la précédence de la pensée abstraite sur la naissance du langage. L’impossibilité logique de la seconde aporie est dès lors compréhensible uniquement dans le cadre restreint de la théorie de la connaissance rousseauiste telle qu’exposée dans le second Discours et réclame, pour sa résolution, non pas une inclinaison en faveur de la théorie condillacienne mais une redéfinition du langage. Cette dernière a lieu dans l’Essai sur l’origine des langues, ouvrage dans lequel le langage n’est plus considéré comme instrumental dans son origine mais comme passionnel, nous y reviendrons136.

A défaut d’une telle redéfinition du langage, la première partie du second Discours ne peut que conclure, et c’est là certainement le but de Rousseau137, à une suspension du jugement devenue célèbre :

Quant à moi, effrayé des difficultés qui se multiplient, et convaincu de l’impossibilité presque démontrée que les Langues ayent pû naître, et s’établir par des moyens purement humains, je laisse à qui voudra l’entreprendre, la discussion de ce difficile Problême, lequel a été le plus nécessaire, de la Société déjà liée, à l’institution des Langues, ou des Langues déjà inventées, à l’établissement de la Société. (Rousseau (1964 [1755]) : 151)

Comme le relève Starobinski138, Rousseau semble ici faire une concession aux théories de l’origine divine du langage, en désespoir de cause. Or, rappelons également à quel point Starobinski139 insiste sur la volonté de Rousseau de ne pas résoudre la question des origines du langage dans la première partie du second Discours, afin, nous l’avons vu, de garantir l’isolement de l’état de nature ou, en reprenant les termes de Goldshmidt, de renforcer la césure entre description et récit140. Cette stratégie est toutefois tout à fait risquée, Starobinski notant à quel point cette concession a pu servir à renverser toute l’entreprise du second Discours141. Si Rousseau revient brièvement au début de la deuxième partie du second Discours sur l’origine du langage, la seconde aporie n’est toutefois pas résolue142 et Rousseau semble une nouvelle fois « supposer cette difficulté vaincue », une véritable solution ne pouvant être trouvée que dans l’Essai sur l’origine des langues.

136Cf. infra section 1.4.

137 Starobinski (1971) : 360-364 ; Goldchmidt (1974) : 303-306 ; Aarsleff (1982) : 155-157 ; Bertrand (2002) : 8-9 ; Charrak (2003) : 100-102

138Starobinski in Rousseau (1964[1755]) : 1327-1329

139Starobinski (1971) : 360-364

140Goldschmidt (1974) : 400-401

141Starobinski in Rousseau (1964 [1755]) : 1327-1329

142 Rousseau (1964 [1755]) : 167. Rousseau affirme d’ailleurs : « quelques sons articulés, et conventionnels dont, comme je l’ai déjà dit, il n’est pas trop facile d’expliquer l’institution »