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Nécessité de l’expression des émotions : Darwin contre Bell

Linguistique darwinienne 1

2.2. Le champ de l’inutile

2.2.2. L’expression des émotions

2.2.2.1. Nécessité de l’expression des émotions : Darwin contre Bell

L’expression des émotions devait être initialement intégrée dans la première partie de La filiation de l’homme, dans laquelle il est déjà question des émotions, jusqu’à ce que Darwin se rende compte que l’ampleur des faits amassés justifiait un ouvrage à part, d’autant plus que, de l’aveu du naturaliste lui-même, La filiation de l’homme met à mal la patience du lecteur, même si ce dernier est un parfait gentleman303. Or comme dans le cas de l’ouvrage de 1871, le sujet traité dans L’expression des émotions est, au moment de sa rédaction finale et de sa publication, largement débattu. Cette fois-ci, ce ne sont pas des naturalistes tels que Lamarck, Wallace, Lyell ou Huxley, pour ne citer que ceux que nous avons déjà rencontrés, qui sont mobilisés par Darwin comme précurseurs, mais des profils aussi divers que le peintre Le Brun (1619-1690), les anatomistes Camper (1722-1789), Bell (1774-1842) et Gratiolet (1815-1865), le physiognomoniste Lavater (1741-1801), les médecins Moreau (1771-1826), Burgess, Duchenne (1806-1875) et Piderit (1826-1912) ou les psychologues Lemoine (1824-1874) et Spencer304.

Comme le laissent entrevoir les références mobilisées par Darwin, trois approches de l’expression des émotions sont particulièrement dominantes jusqu’à la deuxième moitié du XIXe siècle, à savoir l’approche physiognomoniste, physiologique ou psychologique. Or, si Lavater est bel et bien évoqué par Darwin, la physiognomonie, peut-être trop proche de la phrénologie305, ne l’intéresse que peu. En revanche, l’aspect physiologique est de la plus haute importance pour Darwin et les travaux du psychologue Spencer sont d’ailleurs cités plus pour leur portée physiologique que psychologique306. L’aspect psychologique de

303Browne (1985) : 308-309 ; Richards (1987) : 230

304 Le Brun (1698), Conférence sur l’expression ; Camper, Discours sur le moyen de représenter les diverses passions ; Moreau in Lavater (1806), L’art de connaître les hommes ; Burgess (1839), The Physiology or Mechanism of Blushing ; Lavater (1841), La physiognomonie ou l’art de connaître les hommes; Bell (1844), The Anatomy and Philosophy of Expression ; Spencer (1855),Principles of Psychology ; Id. (1884), Principles of Biology ; Id. (1892), Essays, Scientific, Political and Speculative ; Piderit (1858), Grundsätze der Mimik und Physiognomik ; Duchenne (1862), Mécanisme de la physionomie humaine ; Lemoine (1865), De la physionomie et de la parole ; Gratiolet (s.d.), De la physionomie et des mouvements d’expressions.

305Desmond & Moore (2010 [2009]) : 27-48

306Darwin (1890) : 9-10, 30, 75, 80, 209

l’expression des émotions ne doit toutefois pas être oublié, celui-ci s’entrecroisant avec la question physiologique. Ainsi, les expériences de galvanisation de Duchenne sont tout autant sources de réflexions quant à la pure physiologie de l’expression que quant à sa psychologie lorsque les photos prises par le médecin sont utilisées comme test de la reconnaissance des émotions. Les reproches faits à la théorie de Gratiolet soulignent précisément l’importance du lien entre le physiologique et le psychologique. Citant l’ouvrage posthume de l’anatomiste français, Darwin semble l’accuser de succomber à une tendance psychologiste, les mouvements prosboliques, sympathiques ou symboliques307 accompagnant les émotions ne faisant pas appel à l’habitude, héritée ou non, et étant dès lors dépourvus d’une base physiologique permettant de rendre compte de l’automatisme et du caractère inné des certaines expressions308.

Comme dans le cas de La filiation de l’homme, la rédaction de L’expression des émotions est issue d’une réaction face à une théorie diamétralement opposée à celle de Darwin.

L’ouvrage de Bell, The Anatomy and Philosophy of Expression, publié pour la première fois en 1806 et ayant reçu des ajouts importants dans la troisième édition de 1844, joue le même rôle que l’article de Wallace sur la limitation de la sélection naturelle paru en 1869. Certes, la réaction de Darwin face à l’ouvrage de Bell n’est en rien immédiate, toutefois, malgré la reconnaissance que porte le naturaliste à la physiologie de l’expression exposée par Bell, c’est bel et bien l’orientation discontinuiste de ce dernier qui sert, dans l’argumentation de L’expression des émotions, d’exemple paradigmatique de position adverse. En effet, il ne faut pas voir dans la théorie de Bell l’inverse de celle de Gratiolet. L’anatomiste anglais n’est pas accusé de physiologisme pêchant par un défaut de considération du versant psychologique de l’expression. C’est en revanche la position fixiste de Bell qui est critiquée par Darwin :

All the authors who have written on Expression, with the exception of Mr. Spencer—the great expounder of the principle of Evolution—appear to have been firmly convinced that species, man of course included, came into existence in their present condition. Sir C. Bell, being thus convinced, maintains that many of our facial muscles are "purely instrumental in expression;" or are "a special provision" for this sole object. But the simple fact that the anthropoid apes possess the same facial muscles as we do, renders it very improbable that these muscles in our case serve exclusively for expression; for no one, I presume, would be inclined to admit that monkeys have been endowed with special muscles solely for exhibiting their grimaces.

Distinct uses, independently of expression, can indeed be assigned with much probability for almost all the facial muscles. (Darwin (1890) : 10-11, nous soulignons)

307Les mouvements prosboliques, ou directs, sont des mouvements automatiques ou volontaires qui sont autant de réaction à la sensation ; les mouvements sympathiques se produisent automatiquement à l’occasion du plaisir ou de la douleur ; les mouvements symboliques sont le produit de l’imagination suivant une action. Cf. Gratiolet (s.d.) : 27-37

308Darwin (1890) : 6-8

L’opposition entre Spencer et Bell, entre fixisme et évolution, est doublement intéressante.

Premièrement, le recours à la théorie spencérienne marque l’importance du physiologique, à travers l’hérédité des habitudes acquises, et, par extension, de l’innéisme, pour garantir la continuité de l’expression des émotions de l’animal à l’homme. La théorie de Bell peut certes rendre compte physiologiquement de l’expression des émotions, mais elle ne peut en aucun cas expliquer les causes d’un tel état physiologique autrement qu’en invoquant un acte spécifique de création. Cette rupture de la continuité entre l’animal et l’homme représentée par Wallace dans La filiation de l’homme et par Bell dans L’expression des émotions prend la forme d’un acte de foi dont la valeur explicative est nulle puisque, selon Darwin, « By this doctrine, anything and everything can be equally well explained »309. Deuxièmement, l’opposition entre Bell et Spencer oblige à distinguer une approche instrumentale de l’expression d’une approche non-instrumentale de cette dernière conduisant à la considérer comme partie intégrante du champ de l’inutile. En effet, Le recours à l’hérédité des caractères acquis est symptomatique, dans les écrits post-Origine de Darwin, d’une alternative à la sélection naturelle et à son critère d’utilité. De plus, Darwin insiste particulièrement, dans un effort de détachement de la théorie des créations indépendantes, sur le fait que les muscles permettant l’expression des émotions ne se sont en aucun développés pour cette raison. Au mieux, l’expression des émotions est un produit dérivé de la sélection naturelle. Rappelons à ce titre que, pour Darwin, un avantage immédiat doit résulter de toute structure ou comportement issus de la sélection naturelle. Ainsi, il ne faut pas conclure à un retour de la sélection naturelle, voire même à une prédominance de cette dernière comme l’affirme Ghiselin310, à partir de l’utilité que Darwin accorde à l’expression des émotions dans le contexte de la communication. Quand Darwin évoque l’avantage obtenu à travers l’expression des émotions, il évoque le welfare311 de la communauté, ce terme ne devant en aucun cas être

309Darwin (1890) : 13

310 Ghiselin mélange allégrement les différentes strates de la pensée darwinienne dans son optique d’une unification de tous les écrits du naturaliste autour d’une méthode triomphante ayant pour accomplissement ultime la sélection naturelle. Ainsi, alors qu’il parle de L’expression des émotions, Ghiselin n’en cite aucune ligne et base son argument uniquement sur le chapitre de L’origine des espèces consacré à l’instinct. L’on peut s’étonner que des spécialistes de la question de l’expression, comme les contributeurs de l’ouvrage d’Ekman, puissent ne pas se rendre compte d’erreurs aussi criantes. Cf. Ghiselin (2003 [1969]) : 208-210.

311 Une légère tension entre notre interprétation et La filiation de l’homme semble apparaître ici, Darwin privilégiant, dans l’émergence de la morale, le principe du plus grand bien (greatest good), qu’il associe au welfare, à celui du plus grand bonheur (greatest happiness). Toutefois, Darwin souligne également à quel point le bonheur se surajoute généralement dans toute société humaine comme motif d’action et, suivant la zoologie anthropomorphique, l’on peut tout à fait associer le welfare au bonheur et non à la simple survie, le discours sur le welfare étant toujours tenu dans un contexte au moins proto-moral et, nous le verrons dans le chapitre sur la désélection de la sélection naturelle, jamais simplement adaptatif. Cf. Darwin (1874) : 121-125 ; Darwin (1890) : 385, 387 ; Richards (1987) : 217-219

compris dans une simple acception adaptative. Au contraire, le bien-être se substitue à la simple survie, le champ de l’inutile prenant une nouvelle fois le pas sur le champ de l’utile.