• Aucun résultat trouvé

L'origine du langage de l'animal humain: Rousseau, Darwin, Saussure

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "L'origine du langage de l'animal humain: Rousseau, Darwin, Saussure"

Copied!
312
0
0

Texte intégral

(1)

Thesis

Reference

L'origine du langage de l'animal humain: Rousseau, Darwin, Saussure

ROBERT, Thomas

Abstract

Le questionnement sur l'origine du langage a pris, dans un contexte néo-darwiniste, un tournant biologiste allant de pair avec une définition instrumentale du langage ainsi qu'une naturalisation de la linguistique. Prenant le contrepied de cette approche dominante, nous proposons d'étudier une tradition dont l'histoire n'a pas réellement été écrite, faisant du langage et de son origine une affaire passionnelle et de la linguistique une science sociale.

L'étude de trois auteurs principaux nous permet de mettre en évidence cette alternative à la biologisation du langage et de son origine : Rousseau refuse le caractère instrumental du langage et lui substitue une origine et une définition passionnelles ; Darwin donne une explication non-adaptative de l'origine de l'expression et du langage basée sur la sélection sexuelle ; Saussure définit la linguistique comme une science historique, établissant un cadre épistémologique applicable à l'anthropologie rousseauiste et à l'éthologie darwinienne.

ROBERT, Thomas. L'origine du langage de l'animal humain: Rousseau, Darwin, Saussure. Thèse de doctorat : Univ. Genève, 2014, no. L. 802

URN : urn:nbn:ch:unige-353987

DOI : 10.13097/archive-ouverte/unige:35398

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:35398

Disclaimer: layout of this document may differ from the published version.

(2)

FACULTE DES LETTRES DEPARTEMENT DE PHILOSOPHIE

L’origine du langage de l’animal humain : Rousseau, Darwin, Saussure

THESE DE DOCTORAT présentée à la Faculté des lettres de l’Université de Genève pour l’obtention du grade de

Docteur ès lettres par

Thomas Robert Directeurs de thèse

Professeur Curzio Chiesa (Université de Genève) Professeur Marcel Weber (Université de Genève) Professeur Daniele Gambarara (Università della Calabria)

(3)

Remerciements

Je souhaite en premier lieu remercier mes deux directeurs de thèse : le Professeur Marcel Weber d’avoir accepté de reprendre en cours de route la direction de ma thèse et m’avoir intégré à ses activités de recherche ; le Professeur Daniele Gambarara de son implication tout au long de mon travail de recherche et pour les nombreuses activités académiques auxquelles il m’a chaleureusement accueilli.

Ma vie quotidienne au sein de l’Université de Genève aurait été bien différente sans le soutien de la Professeure Claire Forel dont l’amitié et les conseils avisés m’ont permis de faire face aux obstacles les plus difficiles. Le cours public organisé par ses soins à l’occasion du centenaire de la mort de Saussure m’a également permis d’exposer mes recherches sur Saussure et d’en discuter avec de nombreux amis saussuriens.

Toujours à l’Université de Genève, je remercie le Professeur Martin Rueff d’avoir, malgré la tourmente de l’année Rousseau, pris le temps d’organiser le séminaire « Thèmes rousseauistes » m’ayant notamment permis d’obtenir des commentaires précieux sur mes recherches rousseauistes. Je remercie au même titre le Dr. François Jacob, et à travers lui la Société Jean-Jacques Rousseau, qui a également rendu possible ces rencontres au sein du Musée Voltaire.

Je remercie le Professeur Dominique Lestel de son accueil à Paris, les discussions dans son bureau ou dans ses séminaires presque confidentiels ayant modelé ma pensée sur l’animal. Je tiens aussi à souligner que son injonction de radicaliser ma thèse a constitué un tournant essentiel dans mes recherches.

Je suis grandement reconnaissant envers le Professeur Jean-Luc Guichet, dont le travail sera largement cité dans les pages qui suivent, d’avoir accepté de faire partie du jury de ma thèse, malgré des délais forts courts.

D’un point de vue plus administratif, je remercie la Faculté des Lettres de l’Université de Genève, la Société Académique de Genève et le Fonds national suisse de la recherche scientifique pour leur soutien financier.

Enfin, je ne peux m’empêcher de remercier, de manière toujours émue, le Professeur Curzio Chiesa, directeur de thèse idéal malheureusement disparu en septembre 2012. Ce travail n’aurait pu voir le jour sans ses enseignements et sans les heures passées dans son bureau à en discuter les moindres détails. Je ne peux que souhaiter que les pages qui vont suivre constituent un hommage digne de l’estime que je lui porte.

(4)

Table des matières

L’origine du langage de l’animal humain : Rousseau, Darwin, Saussure

Introduction ... 1

1. Rousseau et le cercle des origines... 9

1.1. Première aporie : le langage et la société. ... 11

1.1.1. Le statut de l’état de nature ... 12

1.1.2. L’homme naturel : une machine autonome ? ... 15

1.2. Seconde aporie : le langage et la pensée . ... 33

1.2.1. La sémiologie condillacienne... 35

1.2.2. Rousseau et le refus de l’analyse condillacienne ... 45

1.3. Les cris de la nature : entrée dans le cercle . ... 49

1.3.1. L’impossibilité de l’origine familiale du langage ... 50

1.3.2. Rousseau et le refus de l’analyse condillacienne ... 53

1.4. L’expression de la passion : sortie du cercle ... 60

1.4.1. Les formes de la communication ... 65

1.4.2. Vers la parole passionnelle... 68

2. La linguistique darwinienne... 76

2.1. Ethologie darwinienne Vs. Ethologie darwiniste... 83

2.1.1. Diachronie darwinienne ... 85

2.1.2. Synchronie darwinienne... 98

2.1.3. Panchronie darwinienne (principes généraux) ... 115

2.1.4. Vers une perspective bi-constructiviste... 128

2.2. Le champ de l’inutile ... 133

2.2.1. La sélection sexuelle ... 136

2.2.1.1. Nécessité de la sélection sexuelle : Darwin contre Wallace (1er acte) ... 141

2.2.1.2. Principes de sélection sexuelle : Darwin contre Wallace (2ème acte) ... 145

2.2.2. L’expression des émotions ... 166

2.2.2.1. Nécessité de l’expression des émotions : Darwin contre Bell... 169

2.2.2.2. Principes de l’expression des émotions... 172

2.3. La désélection de la sélection naturelle . ... 183

2.3.1. Effet réversif de l’évolution Vs. Désélection de la sélection naturelle ... 185

2.4. La question des origines du langage . ... 197

2.4.1. Une théorie passionnelle : Darwin contre Müller ... 200

2.4.1.1. Le pourquoi du langage ... 203

2.4.1.2. Le comment du langage... 209

2.4.2. Une théorie rousseauiste des origines : Darwin contre Pinker... 213

2.4.3. Réponse à une objection : le lamarckisme darwinien et l’effet Baldwin ... 220

3. L’interdit saussurien ... 224

3.1. Impossibilité essentielle : l’uniformitarisme saussurien. ... 226

(5)

3.1.1. L’impossibilité du passage du non linguistique au linguistique ... 228

3.1.2. L’inobservabilité de l’origine... 234

3.1.3. La question des racines ... 242

3.2. Impossibilité théorique : la question de l’arbitraire . ... 242

3.2.1. L’arbitraire absolu ... 246

3.2.2. L’arbitraire relatif... 249

3.2.3. Le dehors de la langue et l’onymique ... 251

3.3. Vers une linguistique pansémiologique . ... 257

3.3.1. La science du langage comme science historique... 258

3.3.2. La rencontre de l’animal darwinien et de l’homme saussurien : le cas des singes parlants... 272

Conclusion... 282

Tableaux récapitulatifs ... 290

Darwin (linguistique darwinienne) Vs. Pinker (linguistique darwiniste) ... 290

Méthodologie (Rousseau, Darwin, Saussure) ... 291

Concepts (Rousseau, Darwin, Saussure)... 292

Bibliographie... 295

(6)

Introduction

L’interrogation sur l’origine du langage est à la croisée de plusieurs domaines et traditions.

La philosophie, la linguistique et la biologie, pour ne citer que les disciplines les plus évidentes, peuvent se saisir de cette question sous des angles certes différents mais tout à fait complémentaires. Il est d’ailleurs difficile de concevoir le traitement d’une telle problématique dans une approche autre qu’interdisciplinaire. La richesse de l’interdisciplinarité présente toutefois le risque de la dispersion. Une première tâche s’impose donc à toute tentative d’étude de la question de l’origine du langage, à savoir la définition d’un angle d’approche dominant auquel peuvent ensuite venir s’ajouter les différents apports provenant des autres disciplines et perspectives concernées. Or, l’étude de l’histoire de l’interrogation sur l’origine du langage, de même qu’une simple revue de la littérature récente, ne peut que conclure à une tendance générale de biologisation, de naturalisation du problème.

La détermination des raisons de l’établissement d’un tel paradigme mériterait à elle seule un travail historique bien plus volumineux que celui que nous proposons. Il est cependant possible d’isoler deux raisons revêtant la forme d’événements majeurs dans l’histoire de l’interrogation sur l’origine du langage. Ces deux événements, l’un concerant les sciences naturelles, l’autre les sciences sociales, se déroulent successivement au milieu du dix- neuvième siècle. Le premier est la publication, en 1859, de L’origine des espèces de Charles Darwin (1809-1882). Les simplifications de l’histoire populaire peuvent, une fois n’est pas coutume, servir notre propos : la publication de cet ouvrage révolutionne la science occidentale en imposant la théorie de l’évolution. Avec la reconnaissance de la théorie de l’évolution est également amorcée une naturalisation de toutes les facultés et des réalisations jusqu’alors considérées comme propres à l’homme. Il est évident que le langage, traditionnellement défini dans un réflexe cartésien comme le plus propre des propres de l’homme, les tentatives de déstabilisation des pies et autres perroquets ayant échoué, n’échappe pas à ce que l’on peut considérer comme une remise en question par les sciences naturelles, ou plutôt comme une nouvelle approche, naturaliste, des questions fondamentales jusqu’alors apanage de la philosophie, comprise dans toute sa diversité.

C’est dans ce contexte d’une jeunesse prometteuse et somme toute conquérante de la biologie évolutive que la Société linguistique de Paris interdit à ses membres, dans ses actes

(7)

fondateurs de 1866, de traiter de la question de l’origine du langage. S’il faut à la fois relativiser la portée de cet interdit ainsi qu’étudier ses propres raisons, l’importance symbolique d’un tel interdit est indéniable : la linguistique, science du langage, ne doit pas s’intéresser à un sujet faisant partie des interrogations classiques de la philosophie. En d’autres termes, à une biologie jeune et conquérante s’oppose une linguistique tout aussi jeune mais prudente.

Cette prudence de la linguistique peut donner lieu à diverses interprétations. Ainsi peut-on comprendre que la linguistique n’a pas à s’occuper de la question des origines puisque son champ concerne les langues observables. Mais il est également possible de considérer, de manière bien moins généreuse, que la linguistique est tout bonnement incapable de rendre compte de l’origine du langage. L’histoire fournit des témoignages en faveur des deux interprétations. Deux figures s’opposent clairement, à savoir Saussure (1857-1913) et Chomsky. Le premier fournit des arguments expliquant pourquoi la linguistique n’a pas à s’occuper de la question de l’origine du langage, à l’occasion de trois conférences données dans le cadre de son retour, après des années parisiennes, à l’Université de Genève en 1891 ; le second, rompant avec le paradigme culturaliste pouvant se réclamer de Saussure, ne s’attèle certes pas à résoudre le problème de l’origine du langage mais s’efforce de naturaliser le langage et son étude, la linguistique ne pouvant appréhender son sujet qu’en rejoignant les sciences naturelles. En définitive, la naturalisation de la question de l’origine du langage peut être considérée comme poursuivant l’effort de rupture de Chomsky, la linguistique devant s’allier à l’ambitieuse biologie pour obtenir légitimité et résultats.

Cette brève histoire de l’interrogation sur la question des origines reconstruite à partir du constat d’une naturalisation de son traitement ne doit pas être comprise comme une critique négative mais simplement comme une illustration tout à fait prégnante d’une définition d’un angle d’approche dominant, ici biologiste, auquel peuvent s’ajouter des acquis d’autres disciplines.

Le but de notre travail n’est pas d’évaluer directement l’approche à dominance biologique.

Prenant acte du caractère pluridisciplinaire de l’interrogation sur l’origine du langage, nous proposons d’étudier une tradition dont l’histoire n’a pas réellement été écrite, faisant du langage et de son origine une affaire passionnelle. Une telle entreprise est nécessairement historico-critique. D’une part il faut attester historiquement l’existence d’une telle tradition, les filiations ne devant pas nécessairement être directes ; d’autre part il convient d’évaluer la portée pratique des acquis d’une telle perspective différant drastiquement d’une approche naturalisante. Le versant plus historique de l’étude que nous proposons réclame, si ce n’est

(8)

une justification, du moins une explication du choix des auteurs. En effet, les liens entre Rousseau (1712-1778), Darwin et Saussure semblent particulièrement lâches. Notons ainsi que Darwin et Saussure ne citent jamais Rousseau, le linguiste genevois ne faisant d’ailleurs aucune allusion au naturaliste anglais. Pourtant, ces trois auteurs se rejoignent non seulement sur une définition non instrumentale du langage mais surtout sur la nécessité de faire de la science du langage une science historique et non pas naturelle. C’est au sein de l’étude historique faisant converger ces trois auteurs que peut se déployer toute la valeur pratique de cette tradition aux liens subtils.

Avant même d’expliquer le choix de Rousseau parmi tous les philosophes ayant traité de l’origine du langage au dix-huitième siècle nous devons justifier le choix de commencer notre investigation au siècle des Lumières. Outre la richesse des débats sur les origines, de manière générale, durant ce siècle, il est capital de rendre compte de l’interrogation sur l’origine du langage préalablement à l’émergence et l’acceptation du transformisme. De plus, l’influence de la sémiologie du dix-huitième siècle est essentielle pour le développement de la linguistique du dix-neuvième siècle. L’importance à accorder à la considération d’une théorie de l’origine du langage non transformiste et permettant le développement d’une théorie sémiologique ne fait pas de Rousseau, certes anti-transformiste, le candidat de prime abord idéal. Une autre figure se dégage plus nettement, à savoir celle de Condillac (1715-1780). En effet, comment ignorer la fiction de l’origine du langage développée au sein de la théorie sémiologique de l’Essai sur l’origine des connaissances humaines (1746) ? Pourtant, au moyen de deux ouvrages, le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) (ci-après second Discours) et l’Essai sur l’origine des langues (1781, posthume), Rousseau propose une théorie de l’origine du langage dont la radicalité et la précision sont à même de lui conférer le statut de fondatrice d’une nouvelle tradition.

Dans le second Discours, Rousseau réévalue en prenant Condillac pour exemple, ou plutôt comme contre-exemple, le traitement de la question de l’origine du langage. Le jugement de Rousseau est sans appel : aucun philosophe n’a su rendre compte de l’origine du langage, questionnement qui débouche nécessairement sur deux apories, à savoir l’impossibilité de déterminer la précédence entre société et langage et entre pensée et langage. La mise en évidence de ce double cercle aporétique nécessite une étude de l’anthropologie rousseauiste dans laquelle le questionnement sur l’origine du langage apparaît. C’est à une telle analyse que sont consacrées les deux premières sections (1.1. et 1.2.) de notre premier chapitre.

Toute la force de la théorie rousseauiste de l’origine du langage ne réside pas uniquement dans la mise en évidence des impossibilités aussi bien anthropologico-sociales que logiques

(9)

de ce questionnement. Rousseau propose également une théorie alternative de l’origine du langage, amorcée, en filigrane, dans le second Discours et aboutie dans l’Essai sur l’origine des langues. Les deux dernières sections de notre premier chapitre (1.3. et 1.4.) sont consacrées à mettre en évidence cette théorie alternative des origines qui réclame, dans un premier temps, une révision de la définition de l’état de nature et de l’homme naturel telle que développée dans la première partie du second Discours et, dans un second temps, une redéfinition du langage comme n’étant non pas instrumental mais passionnel, conformément à la théorie de l’Essai sur l’origine des langues. C’est cette définition du langage comme passionnel qui amorce l’histoire de la tradition alternative que nous souhaitons mettre en évidence tout au long de notre étude.

S’attarder sur le dix-neuvième siècle s’impose comme une évidence tant ce dernier représente une époque charnière pour l’interrogation sur l’origine du langage comme l’a suggéré la mise en évidence des deux événements majeurs ayant conduit au paradigme naturaliste constatable actuellement. Se focaliser sur Darwin se justifie par l’impacte qu’a eu la publication de L’origine des espèces mais peut surprendre tant l’existence d’une théorie darwinienne de l’origine du langage est ignorée. En effet, la théorie darwinienne est souvent réduite à un simple slogan pouvant servir de résumé à L’origine des espèces : descendance avec modification au moyen de la sélection naturelle. Pourtant, le naturaliste anglais développe, hors de L’origine des espèces, une théorie à la vocation bien plus large, une étude des phénomènes naturels dans leur ensemble étant menée, de la géologie à la psychologie humaine.

Darwin s’intéresse directement à la question de l’origine du langage dans un chapitre consacré à la comparaison des pouvoirs mentaux de l’homme et de l’animal de La filiation de l’homme (1871), ouvrage synthétique du naturaliste rompant le silence sur les origines de l’homme. Or, les quelques pages consacrées à l’origine du langage sont incompréhensibles, ou du moins susceptibles de conduire à une interprétation erronnée, si elles ne sont pas mises en rapport avec la seconde partie de La filiation de l’homme dédiée à la sélection sexuelle. En outre, les mécanismes expliquant en grande partie l’émergence des comportements conduisant à la sélection sexuelle sont, quant à eux, expliqués dans L’expression des émotions chez l’homme et l’animal (1872). C’est donc hors de L’origine des espèces qu’il faut chercher une théorie darwinienne de l’origine du langage. Cette dernière est dès lors comprise au sein de l’étude du comportement du vivant animé dans son ensemble.

Réduit à la question de l’instinct dans L’origine des espèces, le comportement animal est omniprésent dans les manuscrits, leur accessibilité grâce à une politique de publication

(10)

efficace ne permettant plus de les ignorer, et dans les deux ouvrages de 1871 et 1872 qui voient se développer les composantes essentielles de la théorie darwinienne de l’origine du langage. Afin de rendre compte de cette dernière, une première tâche (section 2.1.) consiste à opposer le Darwin de L’origine des espèces à celui des manuscrits et des dernières œuvres, le premier défendant ce que l’on peut nommer une éthologie darwiniste, forgée sur le modèle de l’instinct développé par sélection naturelle, le second une éthologie darwinienne, accordant à l’animal toutes les facultés constatables chez l’homme et reposant sur le principe de l’hérédité des caractères acquis. C’est au sein de cette opposition entre éthologie darwiniste et éthologie darwinienne que surgit une première portée prescriptive de notre étude concernant la pratique éthologique (section 2.1.4.).

Complétant et confirmant l’opposition entre éthologie darwiniste de L’origine des espèces et éthologie darwinienne des manuscrits et des œuvres tardives, les deux sections suivantes (2.2. et 2.3.) de notre second chapitre sont dédiées à l’application et aux conséquences théoriques loin d’être négligeables de l’étude du comportement animal. Ainsi les cas paradigmatiques que sont la sélection sexuelle, développée dans la seconde partie de La filiation de l’homme, et l’expression des émotions, à laquelle se consacre l’ouvrage de 1872, toutes deux prémisses nécessaires à la compréhension de la théorie darwinienne de l’origine du langage, conduisent à la reconnaissance de l’ouverture du champ de l’inutile, lieu des comportements et des structures non-adaptatifs et anti-adaptatifs. Loin de simplement compléter les phénomènes relevant de la sélection naturelle, le champ de l’inutile s’avère posséder un pouvoir transformateur sur cette dernière. D’un principe positif et créateur, la sélection naturelle est réduite à une principe négatif et éliminateur, l’opérativité de cette dernière disparaissant même sous l’effet de l’expansion du champ de l’inutile particulièrement prégnant dans le cadre de l’émergence et du développement des sociétés morales humaines, donnant lieu au phénomène de désélection de la sélection naturelle.

L’éthologie darwinienne ayant tracé le cadre résolument non-adaptatif des prémisses nécessaires à l’origine du langage, nous consacrons une dernière section (2.4.) à la résolution de la question des origines par Darwin. C’est à partir de l’expression des émotions et dans le cadre de la sélection sexuelle que Darwin voit émerger les premières articulations et les premières voix, expressions d’une faculté sémiotique partagée par le vivant animé. La défintion passionnelle du langage trouve sa justification à la fois dans le matériau brut servant de base à l’articulation, à savoir les cris issus des émotions, et dans le but recherché par l’utilisation des premières voix, c’est-à-dire la séduction. En d’autres termes, la théorie darwinienne de l’origine du langage apparaît comme analogue à la solution rousseauiste bien

(11)

que la déplaçant de l’anthropologie à l’éthologie dans un souci transfomiste gradualiste et continuiste.

Une seconde perspective pratique et programmatique survient lorsque l’on oppose la linguistique darwinienne à la linguistique darwiniste, correspondant à l’orientation naturaliste de la résolution de la question des origines (section 2.4.2.). C’est en fait une redéfinition du statut de l’origine qui émerge de la linguiste darwinienne. En effet, ce n’est plus l’origine et le développement de la faculté de langage qui doit intéresser le linguiste se conformant à la perspective darwinienne, mais l’expression de la faculté sémiotique à travers autant de langues animales et humaines. Ainsi, le questionnement sur l’origine ne répond plus à un besoin de trouver le point source de la faculté de langage mais à celui de comprendre le processus de l’expression de cette faculté. Enfin, l’objection classique reprochant tout autant à l’éthologie et à la linguistique darwiniennes d’être basées sur l’hérédité des caractères acquis, théorie désavouée s’il en est, peut être neutralisée par le recours à l’effet Baldwin confirmant d’ailleurs les acquis de la considération du champ de l’inutile, notamment la transformation du principe de sélection naturelle (section 2.4.3.).

Introduire Saussure dans le cadre de l’histoire d’une tradition alternative à l’orientation naturaliste de l’interrogation sur l’origine du langage peut sembler inadéquat. Le problème n’est pas celui, constaté dans l’étude de Darwin, d’une ignorance de la théorie des origines du linguiste genevois. Bien au contraire, le refus de l’interrogation sur l’origine du langage est l’un des marqueurs de la théorie saussurienne. Or il ne faut pas chercher dans les écrits saussuriens, à la suite d’une inspiration rousseauiste, un complément proposant une solution au refus déclaré du traitement de l’origine du langage. Saussure écarte de manière définitive la question de l’origine du langage du champ de la linguistique, radicalisant dès lors l’interdit de 1866. Toutefois, c’est, paradoxalement, dans l’analyse même de l’interdit saussurien que s’impose l’adéquation entre la théorie passionnelle de l’origine défendue par Rousseau et Darwin et les fondements de l’épistémologie de la linguistique développée par Saussure.

Comprendre l’impossibilité essentielle, c’est-à-dire de domaine, et l’impossibilité théorique du questionnement sur l’origine du langage, ce qui constitue les deux premières section (3.1.

et 3.2.) de notre ultime chapitre, fait surgir à la fois la nécessité d’une redéfinition de la question de l’origine et la possibilité de son traitement dans le cadre d’une linguistique comprise comme science historique. En d’autres termes, c’est au sein de la théorie saussurienne que la possibilité d’une tradition non naturaliste du traitement de la question de l’origine du langage peut réellement prendre vie.

(12)

L’impossibilité essentielle et l’impossibilité théorique, thématisée dans notre étude par l’arbitraire radical du signe linguistique (section 3.2.1.), illustrent la nécessité de considérer tout phénomène langagier à travers une analyse historique et non abstraite, mettant en lumière l’existence de faits linguistiques contingents et non pas de lois de développement du langage organiques. Puisque la linguistique est une science historique, traitant d’un objet que l’on doit considérer comme étant de part en part une institution, chercher son origine comprise en tant que point source est absurde. La redéfinition darwinienne du problème de l’origine comme processus, mode d’émergence de l’expression d’une faculté partagée par le vivant animé s’impose. Avec cette redéfinition est comprise, rappelons-le, toute la critique à l’encontre de la linguistique darwiniste, correspondant à l’orientation globalement naturaliste de l’interrogation sur l’origine du langage, cherchant à rendre compte de l’origine de la faculté et non de son expression. En outre, l’adoption de la redéfinition darwinienne englobe la définition du langage comme passionnel, trouvant un écho favorable chez Saussure dans le refus de la langue comme nomenclature de même que dans sa théorie de la relation entre pensée et langage. Ainsi, l’impossibilité essentielle et l’impossibilité théorique développées par Saussure marquent le refus d’une certaine forme de l’interrogation sur l’origine du langage.

A ce rattachement, par la négative, de la théorie saussurienne aux résolutions rousseauistes-darwiniennes du problème de l’origine du langage, l’on peut ajouter un accord plus positif à travers l’application de l’épistémologie développée par Saussure pour la linguistique et faisant de cette dernière une science historique à l’anthropologie rousseauiste et à l’éthologie darwinienne, toutes deux comprenant l’étude du langage (section 3.3.1.). C’est en ce sens que la linguistique saussurienne offre un cadre épistémologique idéal à la tradition de l’origine passionnelle du langage. En garantissant à l’anthropologie rousseauiste et à l’éthologie darwinienne une place reconnue dans l’histoire de la science du langage, la linguistique saussurienne s’ouvre à la possibilité, par la redéfinition de la question, de l’interrogation sur l’origine du langage, et ce à partir d’un élargissement du champ de la linguistique s’intéressant à toutes les formes d’expression de la faculté sémiotique et méritant à ce titre d’être qualifiée de pansémiologique. Le caractère programmatique d’une telle linguistique se déploie dans la question du traitement de la communication animale qui trouve, dans le cas particulier des singes parlants, une illustration particulièrement fructueuse à laquelle nous consacrons une ultime section (3.3.2.).

Le caractère historico-critique du travail que nous présentons apparaît dès lors sous tous ses aspects. Le versant plus historique ne consiste pas à retracer l’histoire d’une interrogation

(13)

selon une ou plusieurs traditions. Une telle orientation devrait prendre alors, dans notre cas, la forme d’une récapitulation de la tradition définissant le langage comme passionnel. Il ne s’agit pas non plus de juxtaposer trois théories différentes de l’origine du langage n’ayant aucun lien entre elles. La tâche que nous nous sommes fixés consiste donc non pas à effectuer une récapitulation, encyclopédique, mais à identifier une tradition, sans filiation directe, justifiant la sélection de quelques auteurs, dont l’intérêt ne réside pas uniquement dans l’attestation historique mais également dans la portée pratique. C’est cette dernière qui confirme le lien entre nos trois auteurs tout en impliquant une certaine inégalité de traitement du point de vue quantitatif. En effet, alors que mettre en évidence les apports fondamentaux de Rousseau et de Saussure au questionnement sur les origines ne nécessite qu’une incursion dans leur système respectif, afin de comprendre l’importance d’une définition passionnelle du langage et d’instaurer une épistémologie de la science du langage conçue comme science historique, désamorcer l’interprétation adaptationiste de la théorie darwinienne, sur laquelle peut se baser toute naturalisation des sciences humaines en général et de la linguistique en particulier, réclame une étude en profondeur des écrits de Darwin rentrant dans le cadre de son éthologie globale. Ce n’est qu’à travers cette interprétation de la théorie darwinienne que pourra s’imposer une nouvelle pratique éthologique et linguistique prenant en compte les acquis de la définition rousseauiste du langage et de l’épistémologie saussurienne de la science du langage. En définitive, la poirtée pratique de notre étude relève du versant plus critique de notre analyse dont la portée programmatique est toujours issue d’une relecture de textes connus dans le contexte de l’identification historique d’une tradition, si ce n’est oubliée, du moins minoritaire.

(14)

1.

Rousseau et le cercle des origines

1

« Condillac et Rousseau ne pouvaient que se tromper sur l’origine de la langue puisqu’ils firent erreur sur une différence si connue et si tranchée : Condillac en faisant de l’animal un homme, Rousseau, de l’homme un animal. »2 La critique de Herder (1744-1803), qui renvoie dos à dos l’abbé français et le philosophe genevois avant de proposer une troisième voie à la querelle les ayant opposés entre 1755 et 17753, a le mérite, malgré l’exagération, voire la mauvaise foi, inhérentes au style herderien, de souligner les différents lieux et enjeux de la question des origines du langage. En effet, la distinction entre l’homme et l’animal est toujours présente en filigrane des interrogations sur le langage pensé en tant que propre de l’homme. Constatation empirique simple, les cas isolés de certains oiseaux aux capacités imitatives linguistiques surprenantes bien que restreintes mis à part, le caractère spécifiquement humain du langage réclame un fondement théorique, métaphysique. Le cadre est encore anti-transformiste, les grands singes intrigant mais ne menaçant pas de faire tomber l’homme de son piédestal, seules quelques voix scandaleuses, comme celle de La Mettrie (1701-1751) prétendant qu’un singe suffisamment entraîné pourrait parler4, laissant présager la longue et difficile révolution transformiste réellement initiée en France par Lamarck (1744- 1829) au tout début du siècle suivant5. Toutefois, une autre révolution, tout aussi importante, est déjà en marche, celle de la laïcisation de la question des origines du langage6. Rendre compte de l’origine d’une caractéristique spécifiquement humaine sans invoquer quelque

1Toutes les citations de Rousseau suivent la pagination de la Pléiade.

Ce chapitre étant consacré à la théorie rousseauiste de l’origine du langage, qui mobilise l’anthropologie du philosophe genevois, nous utiliserons des ouvrages critiques et des articles devenus classiques : Masters (1968), The Political Philosophy of Rousseau ; Starobinski (1971), La transparence et l’obstacle ; Goldschmidt (1974), Anthropologie et politique ; Beyssade (1988), "Rousseau et la pensée du développement". Sur le rapport de Rousseau à Condillac en ce qui concerne la théorie de la connaissance, nous renverrons essentiellement à deux ouvrages récents : Charrak (2003), Empirisme et métaphysique ; Id. (2013), Rousseau de l’empirisme à l’expérience. Enfin, sur les questions ayant trait à l’animalité, nous consulterons : De Fontenay (1998), Le silence des bêtes ; Guichet (2006), Rousseau l’animal et l’homme.

2Herder (1977 [1771]), Traité sur l’origine de la langue : 64

3 La controverse démarre avec la critique par Rousseau, dans le second Discours, de la théorie condillacienne développée dans L’essai sur l’origine des connaissances humaines et se termine avec la réponse de l’abbé français dans une note de sa Grammaire.

4La Mettrie (1981 [1747]), L’homme-machine : 159-163

5Lamarck (1994 [1809]), Philosophie zoologique

6Cf. Auroux (2007), La question de l’origine des langues : 22, 31-40

(15)

intervention divine, voilà la difficile tâche à laquelle s’attèlent de nombreux philosophes des Lumières, parmi lesquels Condillac, Rousseau et leur critique Herder. Le désaccord virulent et indigné de ce dernier avec l’abbé français et le philosophe genevois s’inscrit précisément dans ce cadre laïc7 illustré par l’opposition à la théologie du langage de Süßmilch (1702- 1767)8. Condillac et Rousseau représentent alors les deux faces d’une erreur fondamentale, le rapprochement de l’homme et de l’animal, conduisant à l’impossibilité de rendre compte de la spécificité humaine et de son expression dans le langage dont l’origine devient dès lors inexplicable, laissant le champ libre aux explication théologiques.

Bien que négatif, le regard de la tradition germanique jeté sur le débat francophone de la question des origines du langage confirme l’importance de l’opposition entre Condillac et Rousseau. En effet, Rousseau est peut-être le premier qui, s’intéressant aux « embarras de l’origine des langues »9, a su présenter une quasi-formalisation du problème à résoudre, s’appuyant sur la théorie, jugée erronée, de Condillac. Trois termes, langage, société et pensée, font figures de données dont les relations débouchent sur un double cercle aporétique : il est impossible de déterminer si le langage a précédé la société ou si la société a précédé le langage, tout comme il est impossible de déterminer si le langage a précédé la pensée ou si la pensée a précédé le langage. C’est précisément au problème du cercle des origines, c’est-à-dire à son élaboration dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) (ci-après second Discours) et à la réponse lui étant apporté dans L’essai sur l’origine des langues (1781, posthume), que ce premier chapitre est consacré. Le corpus des textes rousseauistes est dès lors tout à fait restreint et ne respecte pas l’ordre rétrospectif prescrit par le philosophe genevois dans le troisième dialogue10. C’est pourtant une approche en adéquation avec le système rousseauiste, et non pas isolée, déliée de la théorie de l’homme, que nous souhaitons mettre en avant, la restriction du corpus se justifiant par le problème particulièrement précis qui nous occupe et par la richesse des deux textes s’intéressant explicitement à la question des origines du langage, le second Discours insérant « une histoire du langage à l’intérieur d’une histoire de la société » et L’essai sur

7 Rappelons que la question posée par l’Académie de Berlin en 1869 et à laquelle Herder répond en 1771 est la suivante : « En supposant que les hommes soient abandonnés à leurs facultés naturelles, sont-ils en état d’inventer le langage ? Et par quels moyens parviendront-ils à cette invention ? On demande une hypothèse qui explique la chose clairement et qui satisfait à toutes les difficultés. »

8Süßmilch (1766), Versuch eines Beweises, daß die erste Sprache ihren Ursprung nicht von Menschen, sondern allein vom Schöpfer erhalten habe

9Rousseau (1964 [1755]), Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes : 146

10Rousseau (1959 [1777]), Rousseau juge de Jean-Jacques : 933

(16)

l’origine des langues introduisant « une histoire de la société à l’intérieur d’une histoire du langage »11.

L’importance de la théorie rousseauiste de l’origine du langage pour la marche globale de notre étude se révèle triple. Premièrement, nous l’avons déjà mentionné, Rousseau est certainement celui qui a le mieux formulé les problèmes soulevés par la question des origines du langage et qui, par extension, lui a donné un cadre dans lequel toute réponse à cette dernière devrait s’inscrire. Deuxièmement, contre Condillac en particulier et contre une grande majorité des investigations sur le langage en général, dont celles en accord avec le programme adaptationniste font indéniablement partie12, Rousseau refuse l’instrumentalité du langage et lui confère une origine passionnelle, thèse que Darwin défendra sans jamais faire référence à Rousseau et que nous jugeons, si ce n’est parfaitement en accord, conciliable avec la linguistique saussurienne refusant de faire du langage une nomenclature. Troisièmement, Rousseau élabore, à travers son traitement du problème des origines, une épistémologie pour les sciences du langage, ancrant ces dernières dans les sciences sociales, ou, comme le dirait Saussure, historiques. Ce mouvement s’inscrit dans le contexte plus large, mis en avant par Lévi-Strauss, d’une fondation par Rousseau des sciences de l’homme qui, basées à la fois sur l’identification à autrui et le refus de l’identification à soi-même, sont bien éloignées d’un paradigme culturaliste qui serait complètement coupé de la nature13. C’est d’ailleurs au sein d’une épistémologie tout à fait semblable, étendue à toute l’éthologie, que Darwin répond à son tour à la question des origines du langage, confirmant dès lors la possible modération d’une perspective sociale, historique, sur l’émergence et l’évolution du langage.

1.1. Première aporie : le langage et la société

La question des origines du langage apparaît dans la première partie du second Discours, consacrée à l’état de nature, suivant une discussion sur les facultés mentales de l’homme naturel. Bien que la méthode employée par Rousseau pour traiter de cette question participe à un effort général, dans la philosophie des Lumières, de proposer un modèle théorique non

11Starobinski (1971) : 356

12 Nous voyons ainsi Hauser faire référence à Tinbergen pour exiger que la fonction de toute forme de communication soit scrupuleusement étudiée en des termes adaptatifs ayant traits à la fois à la survie et à la reproduction, le champ laissé à l’étude de la communication s’en retrouvant tout à fait cantonné à l’instrumentalité. Cf. Tinbergen (1952), "Derived Activities : Their Causation, Biological Significance, Origin and Emancipation during Evolution" : 1-32 ; Hauser (1996), The Evolution of Communication : 2

13Lévi-Strauss (1996 [1973]), Anthropologie structurale deux : 45-56

(17)

historique14, il est possible de s’interroger, dans le contexte restreint de l’œuvre de Rousseau, sur l’apparition d’une telle problématique au sein de l’hypothèse de l’état de nature15. A ce titre, deux questions se distinguent, à savoir, dans un premier temps, le statut de l’état de nature dans la théorie rousseauiste et, dans un second temps, la place qu’occupe «[l’]embarras de l’origine des langues »16 dans la première partie du second Discours en particulier et dans le système de Rousseau en général.

1.1.1. Le statut de l’état de nature

Une double injonction, « [l]aissant donc tous les livres scientifiques »17 et « [c]ommençons donc par écarter tous les faits »18, est à la base de l’élaboration de l’état de nature qui s’impose d’emblée comme hypothèse. La raison du développement d’une telle hypothèse est quant à elle révélée par l’allégorie de la statue de Glaucus :

Car comment connoître la source de l’inégalité parmi les hommes, si l’on ne commence par les connoître eux mêmes ? et comment l’homme viendra-t-il à bout de se voir tel que l’a formé la Nature, à travers tous les changemens que la succession des tems et des choses a dû produire dans sa constitution originelle, et de démêler ce qu’il tient de son propre fond d’avec ce que les circonstances et ses progrès ont ajouté ou changé à son Etat primitif ? semblable à la statue de Glaucus que le tems, la mer et les orages avoient tellement défigurée, qu’elle ressembloit moins à un Dieu qu’à une Bête féroce, l’ame humaine altérée au sein de la société par mille causes sans cesses renaissantes, par l’acquisition d’une multitude de connoissances et d’erreurs, par les changemens arrivés à la constitution des Corps, et par le choc continuel des passions a, pour ainsi dire, changé d’apparence au point d’être presque méconnoissable ; et l’on n’y retrouve plus, au lieu d’un être agissant toûjours par des Principes certains et invariables, au lieu de cette Celeste et majestueuse simplicité dont son Auteur l’avoit empreinte, que le difforme contraste de la passion qui croit raisonner et de l’entendement en délire.

Ce qu’il y a de plus cruel encore, c’est que tous les progrès de l’Espèce humaine l’éloignant sans cesse de son état primitif, plus nous accumulons de nouvelles connoissances, et plus nous nous ôtons les moyens d’acquérir la plus importante de toutes, et que c’est en un sens à force d’étudier l’homme que nous nous sommes mis hors d’état de le connoître. (Rousseau (1964 [1755], second Discours : 122-123)

La connaissance de l’homme visée par Rousseau est une connaissance de son essence Or, l’essence de l’homme semble, de prime abord, tout autant mutable qu’immutable. En effet, à l’instar de la statue de Glaucus, l’essence de l’homme est, phénoménalement, altérée dans le temps par l’action de circonstances externes bien qu’elle reste, sous ces ajouts, résolument inaltérable. Ainsi, ce que l’on peut considérer comme étant l’essence de l’homme à proprement parler, immuable, peut s’opposer à son expression phénoménale, soumise au changement. Avec l’allégorie de la statue de Glaucus apparaît alors, dans son aspect le plus

14Cf. Auroux (2007) : 32-34

15Starobinski (1971) : 360-364

16Rousseau (1964 [1755]) : 146

17Ibid : 125

18Ibid : 132

(18)

radical, la distinction entre l’homme de la nature et « l’homme de l’homme »19 : celui-ci est le résultat, pluriforme, d’une altération de celui-là, uniforme, les légères disparités physiques, seule part d’inégalité dans la nature, étant mises à part20.

L’altération de l’homme de la nature est semble-t-il synonyme de défiguration21. Cette dernière a des conséquences importantes puisqu’outre responsable de l’émergence et du développement de l’inégalité parmi les hommes, elle conduit également à une mauvaise interprétation de la nature humaine et, par extension, de la source de l’inégalité, ce qui explique que Rousseau appelle à écarter tous les livres vecteurs d’une anthropologie fautive22. Prenant pour cibles les « Philosophes », Rousseau les accuse d’avoir été dupés par l’altération de l’essence de l’homme : « Ils parloient de l’Homme Sauvage et ils peignoient l’homme Civil »23. La difficulté du sujet ne disculpe pas ces philosophes. Bien au contraire, ceux-ci sont responsables d’une inaccessibilité exponentielle à l’homme de la nature et ce à double titre : en tant qu’hommes dénaturés et en tant que penseurs commettant la plus fondamentale des erreurs méthodologiques concernant l’étude de l’homme, c’est-à-dire un transport des caractéristiques de l’homme civil à l’homme de la nature. Cette accusation est développée tout au long du second Discours, à travers l’étude de ses diverses expressions au gré des sujets traités. Ainsi, les philosophes ne valent guère mieux que les voyageurs ayant dénié, sans autre méthode que l’observation hâtive, l’humanité aux Pongos, auxquels la note X est dédiée24 ; Hobbes, en particulier, n’a pas réussi à remonter jusqu’à l’essence pure de l’homme, concluant à un état de guerre de tous contre tous préalable à la société ; la théorie condillacienne de l’origine du langage est une autre instance d’un transport d’une caractéristique de l’homme civil à l’homme de la nature.

19Starobinski (1971) : 344

20Rousseau (1964 [1755]) : 131

21Cf. Beyssade (1988) : 196

22Cf. Rousseau (1964 [1755]) : 1298 ; Masters (1968) : 118 n.49 ; Goldschmidt (1974) : 115-125

23Rousseau (1964 [1755]) : 132

24Les Pongos sont le nom générique donné, au XVIIIe siècle, aux grands primates anthropoïdes. Dans la note X, Rousseau s’interroge sur l’appartenance ou non de ces derniers au genre humain. Bien qu’il ne tranche pas la question, il propose une véritable ethnographie des sociétés pongos afin de déterminer si ces derniers sont ou non perfectibles, une réponse affirmative les faisant entrer définitivement dans le genre humain tandis qu’une réponse négative les en retrancherait, de manière tout autant définitive. Il est intéressant de noter que si les voyageurs ayant décrit les Pongos et leur ayant dénié le statut d’humain commettent la même erreur méthodologique que les philosophes au sujet de la description de l’essence humaine, cette dernière étant à la base de la définition de l’homme communément adoptée par les voyageurs, Rousseau convoque ces mêmes philosophes pour accomplir l’ethnographie générale qu’il appelle de ses vœux. Cf. Rousseau (1964 [1755]) : 203-214; De Fontenay (1998) : 464-471 ; Dagognet (2004), L’animal selon Condillac : 86-89 ; Guichet (2006) : 304-310 ; Herzfeld (2012), "Les pongos et les jockos sont-ils des animaux ou des hommes ? L’épreuve de l’incertitude, de Rousseau aux singes parlants" ; voir aussi notre article (2012) "Rousseau et les Pongos".

(19)

Rousseau échappe à cette erreur en l’identifiant et en établissant une méthode rigoureuse, consistant à écarter tous les faits, pour l’élaboration d’une fiction rationnelle réellement conforme à l’an-historicité, pendant de la laïcisation, durant les Lumières, de l’étude de l’homme et du langage. Ce détachement de l’histoire peut être obtenu, en ce qui concerne l’aspect purement humain de la fiction rationnelle, à partir de l’histoire, c’est-à-dire à partir de l’observation des peuples les plus sauvages, les moins civils25. Toutefois, l’opération de l’imagination extrapolant à partir des faits les moins entachés par l’altération du temps n’est pas suffisante pour rendre compte de l’essence de l’homme. Rousseau a ainsi recourt à un double mouvement. D’une part un repli sur soi, Rousseau étant convaincu d’être un homme de la nature pouvant encore entendre la voix de cette dernière complètement étouffée par le brouhaha des passions chez l’homme civil, il se tourne vers son propre cœur d’ « initié »26 qui ne peut le tromper27 ; d’autre part une ouverture théorique sur l’extérieur, plus précisément sur l’aspect physique de la nature, Rousseau rend alors conforme son exposé avec les sciences naturelles de son époque28, l’état de nature émergeant de cette prise en considération complète de la nature. Ecarter tous les faits revient dès lors à effectuer une double réduction, théologique et artificielle. Les dogmes religieux de même que l’histoire post-naturelle de l’homme ne sont pas pris en considération :

Il ne faut pas prendre les Recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce Sujet, pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnemens hypothétiques et conditionnels ; plus propres à éclaircir la Nature des choses qu’à (a) montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font tous les jours nos Physiciens sur la formation du Monde. La Religion nous ordonne de croire que Dieu lui-même ayant tiré les Hommes de l’état de Nature (b), ils sont inégaux parce qu’il a voulu qu’ils le fussent ; mais elle ne nous défend pas de former des conjectures tirées de la seule nature de l’homme et des Etres qui l’environnent, sur ce qu’auroit pu devenir le Genre-humain, s’il fût resté abandonné à lui-même. (Rousseau (1964 [1755]) : 132-133)

A la contingence des faits, Rousseau substitue la certitude des principes, la philosophie se conformant à la pratique de la physique. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le caractère hypothétique de l’état de nature « qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais »29. L’hypothèse est entendue comme analyse scientifique basée sur des principes immuables et non comme fait historique imaginaire, alternatif reposant sur une pure contingence circonstancielle30. L’an-historicité de la fiction rationnelle de l’état de nature développée par Rousseau n’est donc pas seulement le pendant de la

25Starobinski (1971) : 341

26Rousseau (1959 [1777]) : 668

27Starobinski (1971) : 341, 358-360, 364-365

28Masters (1968) : 115-118 ; Goldschmidt (1974) : 132-133

29Rousseau (1964 [1755]) : 123

30Masters (1968) : 111-118 ; Goldschmidt (1974) : 125-133

(20)

laïcisation mais également celui d’une approche globalement scientifique de la nature. Toute portée historique n’est toutefois pas annihilée par le caractère an-historique de l’élaboration et de l’étude de l’état de nature. Au contraire, l’état de nature est une condition d’accès à l’histoire, c’est-à-dire à son interprétation correcte, puisqu’il révèle l’essence humaine sur laquelle agit la contingence historique. En d’autres termes, l’an-historicité de l’état de nature est historicisante31.

1.1.2. L’homme naturel : une machine autonome ?

La question de l’origine du langage s’inscrit dans une relation complexe avec le caractère an-historique historicisant de l’état de nature, comme le laisse entrevoir les premières lignes consacrées à cette problématique :

Qu’il me soit permis de considerer un instant les embarras de l’origine des Langues. Je pourrois me contenter de citer ou de repeter ici les recherches que Mr. l’Abbé de Condillac a faites sur cette matiére, qui toutes confirment pleinement mon sentiment, et qui, peut-être, m’en ont donné la premiére idée. Mais la maniére dont ce Philosophe résout les difficultés qu’il se fait à lui-même sur l’origine des signes institués, montrant qu’il a supposé ce que je mets en question, savoir une sorte de société déjà établie entre les inventeurs du langage, je crois en renvoyant à ses réflexions devoir y joindre les miennes pour exposer les mêmes difficultés dans le jour qui convient à mon sujet. La prémiére qui se présente est d’imaginer comment elles purent devenir nécessaires ; car les Hommes n’ayant nulle correspondance entre eux, ni aucun besoin d’en avoir, on ne conçoit ni la nécessité de cette invention, ni sa possibilité, si elle ne fut pas indispensable. (Rousseau (1964 [1755]) : 146)

Condillac s’impose d’emblée comme un interlocuteur privilégié, sa théorie sur l’origine du langage ayant inspiré Rousseau. Cependant, la réponse donnée au problème des origines par l’abbé dans L’essai sur l’origine des connaissances humaines n’est en rien conforme à la théorie rousseauiste. Si Rousseau a bel et bien, de son propre aveu, été inspiré par Condillac, l’influence de celui-ci est de part en part négative. En effet, dans L’essai sur l’origine des connaissances humaines, Condillac s’est rendu coupable de la plus fondamentale des erreurs méthodologiques, à savoir d’avoir transposé à l’état de nature des caractéristiques appartenant à l’homme civil. Pire encore, en supposant « une sorte de société déjà établie entre les inventeurs du langage », Condillac annihile totalement l’état de nature. Ainsi, l’histoire contamine un pseudo état de nature. La contingence empêche une juste étude des principes.

La théorie condillacienne est certes une fiction rationnelle, mais dénuée de la certitude des principes. C’est à ce titre que Condillac peut être non seulement qualifié de philosophe, dans le sens le plus négatif généralement donné à ce terme par Rousseau, mais qu’il peut également revêtir le rôle de représentant paradigmatique d’une philosophie fautive, incapable, si l’on reprend l’allégorie de la statue de Glaucus, d’éliminer toutes les déformations infligées par les

31Charrak insiste à ce titre sur le caractère mythologique de l’état de nature. Cf. Charrak (2013) : 26-27

(21)

circonstances au cours des siècles au marbre toujours intact. Contre l’hypothèse simplement historique de Condillac, Rousseau développe une hypothèse scientifique basée sur des principes universels. La critique de la théorie condillacienne de l’origine du langage revêt la forme d’une première remise en question de la méthode analytique, insuffisante si elle n’est pas accompagnée du repli sur soi de « l’initié »32.

La question de l’origine du langage illustre les erreurs méthodologiques commises par les philosophes selon Rousseau. Cependant, loin de proposer sa propre solution, Rousseau fait de cette problématique un « embarras » apparemment insoluble. L’erreur paradigmatique de Condillac permet de mettre en lumière le premier versant du double cercle aporétique que nous avons brièvement présenté. Les langues semblent tout autant nécessaires à l’établissement de la société que cette dernière à l’émergence des langues. C’est le critère de nécessité qui doit retenir ici notre attention. Avec ce dernier est convoquée toute l’anthropologie rousseauiste. Langage et société ne sont ni l’un ni l’autre nécessaires parce que l’homme naturel est une créature par essence isolée. Or même si les hommes de l’état de nature devaient être rassemblés, par quelque cause contingente externe, il serait impossible de déterminer logiquement qui du langage ou de la société pourrait émerger en premier. Comme le relève Starobinski33, le caractère insoluble de la question des origines du langage tient à son apparition dans la première partie du second Discours, alors qu’une telle interrogation ne peut que trouver de solution dans la seconde partie, une fois le pur état de nature terminé et l’histoire commencée. « [L]es embarras de l’origine des Langues » participent donc au développement de l’anthropologie négative de la première partie du second Discours, gage de la double réduction, théologique et artificielle, nécessaire à l’étude de l’état de nature en général et de l’homme naturel en particulier et donc à la substitution de la certitude des principes à la contingence historique34.

La justification de l’isolement de l’homme de la nature, c’est-à-dire de son ancrage hors de l’histoire, passe par une double définition, celle de l’homme et celle de son environnement.

S’appuyant sur L’histoire naturelle (1749-1789) de Buffon (1707-1788), Rousseau définit l’environnement de l’homme de la nature comme naturellement fertile35. La fertilité naturelle est garantie par ce que l’on peut considérer comme une inaction collective de tout le vivant animé, l’homme y compris. En effet, aucune espèce, pas même l’homme, ne modifie son

32 Sur l’analyse condillacienne : cf. Charrak (2003) : 21-25 ; sur l’adoption, la limitation puis le rejet de la méthode analytique par Rousseau : cf. Charrak (2013)

33Starobinski (1971) : 360

34Ibid. : 360-362

35Rousseau (1964 [1755]) : 135, 198

(22)

environnement avant l’avènement de l’histoire. La définition de l’animal explique cet équilibre entre l’organique/animé et l’inorganique/inanimé :

Je ne vois dans tout animal qu’une machine ingenieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle même, et pour se garantir, jusqu’à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire, ou à la déranger. J’apperçois précisement les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la Nature seule fait tout dans les operations de la Bête, au-lieu que l’homme concourt aux siennes, en qualité d’agent libre. L’un choisit ou rejette par instinct, et l’autre par un acte de liberté ; ce qui fait que la Bête ne peut s’écarter de la Regle qui lui est préscrite, même quand il seroit avantageux de le faire, et que l’homme s’en écarte souvent à son préjudice.

(Rousseau (1964 [1755]) : 141)

L’animal est ici à entendre au sens large, c’est-à-dire d’être animé, comprenant aussi bien l’homme que la bête. L’affirmation d’une machine animale générale se situe sur un plan métaphysique. Tout être animé est, essentiellement, machine ingénieuse. Or, celle-ci ne doit pas nécessairement, dans un réflexe cartésien, être reconduite au simple corps-machine. Toute machine animale est ainsi douée d’idées puisque dotée de sens36, qui, précisément, sont essentiels à sa définition même de machine ingénieuse, qui doit être distinguée de l’animal- machine, purement matériel37. Les sens sont d’une utilité double à la viabilité de la machine ingénieuse. Premièrement, ils permettent à cette dernière d’être autonome, dans le contexte d’une intégration à un système naturel auquel elle réagit. La machine ingénieuse se remonte elle-même, individuellement, indépendamment de l’action des autres machines ingénieuses.

Deuxièmement, les sens conduisent la machine ingénieuse à se perpétuer elle-même, non pas en se remontant, mais contre l’extériorité et les potentielles rencontres avec des conditions ou des machines ingénieuses pouvant conduire à sa destruction. En d’autres termes, les sens permettent à la machine ingénieuse de garantir son autonomie.

Le comportement de la machine ingénieuse sensible est reconductible à l’application de deux principes universels et transpécifiques bien que Rousseau, dans la préface du second Discours, les énonce pour l’âme humaine :

[J’] y crois appercevoir deux principes antérieurs à la raison, dont l’un nous intéresse ardemment à nôtre bien- être et à la conservation de nous mêmes, et l’autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables. (Rousseau (1964 [1755]) : 125-126)

Amour de soi et pitié sont les deux principes de la machine ingénieuse autonome38. En effet, l’amour de soi, réductible à une impulsion conservatrice, fait office de déclencheur de l’action machinale. Il pousse la machine à se remonter elle-même, à veiller à sa conservation, que ce

36 Rousseau (1964 [1755]) : 141

37 Guichet (2006) : 171-190

38 Sur l’amour de soi au sein de l’état de nature : cf. Masters (1968) : 136-246 ; Guichet (2006) : 262-267 ; sur la pitié au sein de l’état de nature : cf. Masters (1968) : 136-146 ; Goldschmidt (1974) : 331-356 ; Guichet (2006) : 276-282

(23)

soit par le plus simple instinct à se nourrir, ou par la crainte des conditions inconnues39. La pitié naturelle, qui ne doit pas être confondue avec la pitié sociale issue de la réflexion et de l’imagination telle que développée dans L’essai sur l’origine des langues et dans L’Emile (1762)40, en tant que simple répugnance à voir souffrir une autre machine ingénieuse, éloigne plus qu’elle ne rassemble. A ce titre, la pitié naturelle agit comme frein aux excès de l’amour de soi et garantit tout autant la survie de l’espèce que la stabilité globale de l’état de nature en limitant les interactions mêmes celles, potentiellement conflictuelles, débouchant de la satisfaction de l’amour de soi41. Autrement dit, la machine ingénieuse s’active par souci de conservation mais ce dernier est toujours satisfait, grâce à l’action répulsive de la pitié, dans les strictes limites de l’autonomie. Dans le cas de l’homme, l’autonomie de la machine ingénieuse est encore plus assurée par le régime alimentaire frugivore attribué à l’homme naturel à la suite d’observations anatomiques42. La Terre étant naturellement fertile, l’homme de l’état de nature n’a aucun mal à se sustenter et évite les conflits survenant systématiquement entre les carnivores concernant les proies. Ajoutons que le régime frugivore conjugué à la fertilité naturelle permet de se passer de toute association, même temporaire, afin de satisfaire les besoins les plus primaires et que les relations avec d’autres espèces s’en retrouvent également limitées. Si l’on prend en outre en considération que l’union sexuelle ne dépasse pas l’acte physique43, l’homme naturel, à l’instar de toute machine ingénieuse,

39 Ainsi, l’amour de soi, dans le second Discours, n’est que souci de conservation de soi. En revanche, dans l’Emile, le souci de conservation n’est que la préfiguration de l’amour de soi qui revêt la forme d’un principe d’une genèse, morale, à venir. L’amour de soi, dans l’Emile, devient productif et s’affirme comme le premier principe permettant le déploiement de la pitié dans un rapport d’opposition complexe avec l’amour-propre. Cf.

Charrak (2013) : 30-41

40Le débat sur l’évolution du concept de pitié chez Rousseau, s’articulant autour du second Discours, de l’Essai sur l’origine des langues et de l’Emile est bien connu et nous nous contenterons ici de donner quelques références bibliographiques avant de développer notre propre interprétation lorsque seront étudiés les cris de la nature (section 1.3.). Cf. Rousseau (1964 [1755]) : 1560-1561 ; Derrida (1967), De la grammatologie : 245 ; Masters (1968) : 136-246 ; Goldschmidt (1974) : 337-341 ; Guichet (2006) : 142-145 ; Charrak (2013) : 41-45

41 Rousseau (1964[1755]) : 156 ; Masters (1968) : 143-144 ; Goldschmidt (1974) : 331-332 ; Guichet (2006) : 276-282

42 Soulignons que l’étude anatomique de l’homme naturel est rendue possible d’une part par le fait que Rousseau écarte la question du développement anatomique de l’espèce, correspondant à un transformisme restreint accepté par Buffon, et d’autre part puisque le philosophe genevois croit, comme le montrent les notes III et X, que malgré une certaine latitude physique, l’espèce humaine est globalement toujours semblable dans son anatomie. Rousseau (1964 [1755]) : 135, 196-199, 208-214 ; Starobinski (1971) : 384-385 ; Goldschmidt (1974) : 240-245

43 Masters souligne les contradictions de Rousseau au sujet du régime alimentaire de l’homme et de la famille.

Selon Masters, le régime frugivore conduit à la mise en danger de la progéniture lors de la cueillette, ce qui réclame la protection du père et l’émergence d’une cellule familiale dès le plus pur état de nature, comme le suggère l’analogie avec les espèces herbivores, parmi lesquels les Pongos dont le statut, animal ou humain, reste indéfini. Goldschmidt nie toute contradiction, faisant apparaître les subtilités de la discussion avec Locke, dans la note XII, qui cristallise, pour Masters les contradictions de Rousseau sur le lien entre régime alimentaire et lien familial. Ainsi, Goldschmidt montre que la mise en danger de la progéniture par le régime frugivore ne

Références

Documents relatifs

Si, comme nous le soutiendrons ci-dessous, les opérations cognitives initiales (de 2 à 5 ans environ) procèdent directement de l’intériorisation des structures prédicatives de

Un essai d'intégration des apports de Voloshinov, Vygotski et Saussure..

For each of the 27 remaining independent components (ICs), the associated Smodes (which are measures of the activation strength of the component) were post hoc

De par leur constitution plus robuste et leur moins grande susceptibilité hormonale, les dents (âge dentaire), sont considérées comme étant plus à même de

1.. Cette journée de l'été 1858 est donc bien un évènement majeur dans l'histoire de la science en général et de la biologie en particulier. Pour la première fois, une

Nous avons donc appliqué cette approche à ces pays afin de prévoir leurs résultats dans les domaine du tennis, du football et des sports olympiques.. Il

L’origine et la diversification des plantes à fleurs n’est plus un mystère si abominable qu’au temps de Darwin :. - L ’évolution peut faire des sauts rapides - Q

À mon avis, cela est le cas dans la mesure où cette pratique, possible dans le futur, toucherait à des intérêts vitaux pour les humains et donc pourrait