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L’impossibilité de l’origine familiale du langage

1.3. Les cris de la nature : entrée dans le cercle

1.3.1. L’impossibilité de l’origine familiale du langage

Comme nous l’avons déjà mentionné, la porte d’entrée dans le double cercle aporétique de l’état de nature concerne la question de la nécessité du langage (en haut à gauche de la fig. 1).

Rappelons qu’il s’agit de la première objection mentionnée par Rousseau dans la première partie du second Discours. En outre, c’est dans le cadre de cette objection précise que la référence à Condillac, et donc à l’erreur fondamentale d’une transposition de l’homme civil à l’état de nature, est émise par le philosophe genevois. Une phrase résume à elle seule l’aporie reconnue par Rousseau : « les Hommes n’ayant nulle correspondance entre eux, ni aucun besoin d’en avoir, on ne conçoit ni la nécessité de cette invention, ni sa possibilité, si elle fut indispensable. »146 Le problème de la nécessité du langage survient bien évidemment dans le cadre strict de l’ « anthropologie négative »147 qui fait de l’homme naturel une machine ingénieuse autonome dirigée par l’amour de soi et la pitié naturelle, comprise comme répugnance à voir souffrir autrui. Or, le problème de la nécessité du langage est en soi particulièrement riche puisqu’il contient en substance toutes les composantes et les interrogations suscitées par les autres faces du double cercle aporétique des origines. En effet, comme l’indique clairement la phrase précitée en guise de résumé, la question ne se limite pas seulement à la nécessité du langage mais également à sa possibilité de réalisation, pont vers la seconde aporie et le versant logique de l’interrogation sur les origines des langues. Il faut dès lors se garder de trop se laisser égarer par le mouvement rhétorique de Rousseau qui demande de « supposer cette première difficulté vaincue » afin de passer à la seconde aporie. Si l’injonction de Rousseau est suivie à la lettre, il faut en conclure que les seules considérations

143Goldschmidt (1974) : 400-401

144Starobinski (1971) : 360-364

145Masters (1968) : 111-118 ; Goldschmidt (1974) : 125-133

146Rousseau (1964 [1755]) : 146

147Starobinski (1971) : 361

sur les langues que l’on peut caractérisées de familiales ont épuisé la richesse du questionnement sur la précédence à accorder au langage ou à la société :

Je dirois bien, comme beaucoup d’autres, que les Langues sont nées dans le commerce domestique des Peres, des Meres, et des Enfans : mais outre que cela ne résoudroit point les objections, ce seroit commettre la faute de ceux qui raisonnant sur l’Etat de Nature, y transportent les idées prises dans la Société, voyent toujours la famille rassemblée dans une même habitation, et ses membres gardant entre eux une union aussi intime et aussi permanente que parmi nous, où tant d’intérêts communs les réunissent ; au lieu que dans cet état primitif, n’ayant ni Maison, ni Cabanes, ni propriété d’aucune espéce, chacun se logeoit au hazard, et souvent pour une seule nuit ; les mâles, et les femelles s’unissoient fortuitement selon la rencontre, l’occasion, et le desir, sans que la parole fût un interprête for nécessaire des chois qu’ils avaient à se dire : Ils se quittoient avec la même facilité ; La mere allaitoit d’abord ses Enfans pour son propre besoin ; puis l’habitude les lui ayant rendus chers, elle les nourrissoit ensuite pour le leur ; sitôt qu’ils avoient la force de chercher leur pâture, ils ne tardoient pas à quitter la Mere elle même ; Et comme il n’y avoit presque point d’autre moyen de se retrouver que ne pas se perdre de vûe, ils en étoient bientôt au point de ne pas même se reconnoître les uns les autres. (Rousseau (1964 [1755]) : 147)

La question de l’origine du langage permet à Rousseau de préciser un point de son anthropologie, à savoir la reproduction dans l’état de nature. Machine ingénieuse autonome et vagabonde, l’homme naturel ne s’unit que fortuitement, l’union ne dépassant pas l’instant de l’acte sexuel, conformément à l’a-temporalité de la vie dans l’état de nature, c’est-à-dire à la succession des instants que nous avons mis en évidence dans notre étude de la seconde aporie.

Ces accouplements dénués de passions, satisfaction d’un simple besoin physique naturel non-nécessaire148, ne réclament aucune langue, voire même aucune forme de communication. De même, ces rencontres fortuites ne peuvent donner naissance à une première forme d’association durable, à savoir la famille. Une nouvelle fois, le manque de passion dans l’accouplement garantit son caractère tout à fait temporaire. La relation entre la mère et l’enfant nécessite toutefois d’autres garanties pour ne pas voir émerger des embryons de société pouvant prendre la forme de fratries organisées autour des différentes relations entre la mère et ses enfants. En effet, la passion semble naître du besoin, la mère allaitant d’abord ses enfants pour satisfaire son propre besoin physique puis par attachement. En revanche, il n’est pas certain que les enfants soient attachés à leur mère, seul le besoin semblant être à la base de leur relation. A ce rapport inégal, s’ajoutent la vie nécessairement vagabonde de par le régime frugivore de l’homme naturel et l’instantanéité de la vie humaine dont le défaut de langage est une composante essentielle. Ce dernier argument convoque alors, dès le traitement de la nécessité du langage, la seconde aporie, versant logique du questionnement sur les origines, mettant en avant les problèmes de précédence entre pensée abstraite et langage.

Ainsi, le besoin rapproche certes temporairement, laissant poindre la passion, mais il sépare tout aussi sûrement, le défaut de tout artifice empêchant un enracinement de toute passion

148Goldschmidt (1974) : 236

naissante. L’élaboration du langage dans le contexte de la relation entre la mère et l’enfant est alors, bien qu’une certaine communication puisse être éventuellement utile, tout à fait impossible :

Remarquez encore que l’Enfant ayant tous ses besoins à expliquer, et par conséquent plus de choses à dire à la Mere, que la Mere à l’Enfant, c’est lui qui doit faire les plus grands fraix de l’invention, et que la langue qu’il employe doit être en grande partie son propre ouvrage ; ce qui multiplie autant les Langues qu’il y a d’individus pour les parler, à quoi contribue encore la vie errante, et vagabonde qui ne laisse à aucun idiome le tems de prendre de la consistance ; car de dire que la Mere dicte à l’Enfant les mots, dont il devra se servir pour lui demander telle, ou telle chose, cela montre bien comment on enseigne des Langues déjà formées, mais cela n’apprend point comment elles se forment. (Rousseau (1964 [1755]) : 147)

La considération d’une langue établie par l’enfant, qui est la thèse retenue par Condillac, incline légèrement l’orientation du traitement de la première aporie. Ce n’est plus la nécessité de la communication qui est réellement contestée. En effet, l’enfant semble bel et bien avoir quelque chose à dire à sa mère et peut, semble-t-il, établir une langue individuelle. Toutefois, cette langue infantile ne saurait s’imposer comme source de la parole humaine, l’unification d’une multiplicité de langues individuelles étant compromise à la fois par le défaut d’association stable et par la temporalité tout à fait restreinte pour leur élaboration, problème convoquant une nouvelle fois la vie vagabonde de l’homme, son instantanéité et, par extension, la seconde aporie. Ainsi, alors que l’instruction d’une langue de la mère à l’enfant ne semble pas particulièrement poser de problème, c’est l’élaboration même de la langue, s’inscrivant dans la direction inverse, c’est-à-dire de l’enfant à la mère, qui est impossible durablement.

Avant de considérer en détail les problèmes inhérents à la théorie faisant naître le langage dans les relations familiales, Rousseau affirme qu’une telle explication « ne résoudroit point les objections ». Il n’est pas évident de savoir de quelles objections Rousseau parle précisément. S’agit-il de la seule objection déjà évoquée, à savoir celle de la nécessité du langage, de toutes les apories de la question des origines confondues ou simplement de l’accusation méthodologique faite à Condillac ? Cette dernière proposition semble ne pas être adéquate, Rousseau reconnaissant la transposition de caractéristiques de l’homme civil à l’état de nature comme une faute supplémentaire149. En ce qui concerne la nécessité, nous avons souligné que la considération des langues infantiles peut nuancer l’objection de l’inutilité des langues dans l’état de nature, de manière toutefois simplement temporaire et non pas durable.

En définitive, c’est avant tout les objections à venir, c’est-à-dire relevant de la seconde aporie,

149«mais outre que cela ne résoudroit point les objections, ce seroit commettre la faute de ceux qui raisonnant sur l’Etat de Nature, y transportent les idées prises dans la Société » (Rousseau (1964 [1755]) : 146, nous soulignons)

du versant logique du problème des origines, qui ne peuvent être résolues par la thèse d’une origine familiale du langage, le problème du caractère simplement temporaire des langues infantiles s’imposant comme lien entre la première à la seconde aporie des origines. Bien que nous n’adhérions pas à l’analyse de Masters qui voit une certaine contradiction dans les propos de Rousseau sur la famille, notamment entre le corps du texte et la note XII, et que nous préférons la solution donnée par Goldschmidt qui évite de supposer une telle contradiction150, nous pouvons nous inspirer de la conclusion de Masters « even if the family is natural to the human species, Rousseau’s conclusions from his account of the state of nature will be unchanged »151 et l’adapter à la question de l’origine du langage : même si la famille était naturelle pour l’espèce humaine, les conclusions de Rousseau sur la seconde aporie resteraient inchangées.