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1.4. L’expression de la passion : sortie du cercle

1.4.1. Les formes de la communication

Les prémisses de la résolution de la seconde aporie par la théorie développée dans l’Essai sur l’origine des langues sont énoncées dans le premier chapitre de cet ouvrage. D’une part, les hommes sont irrémédiablement portés à la communication :

Sitot qu’un homme fut reconnu par un autre pour un Etre sentant, pensant et semblable à lui, le desir ou le besoin de lui communiquer ses sentimens et ses pensées lui en fit chercher les moyens. Ces moyens ne peuvent se tirer que des sens, les seuls intrumens par lesquels un homme puisse agir sur un autre. Voila donc l’institution des signes sensibles pour exprimer la pensée. Les inventeurs du langage ne firent pas ce raisonnement, mais l’instinct leur en suggera la consequence. (Rousseau (1995 [1781]) : 375)

La tendance humaine à la communication ne peut s’actualiser que dans des conditions et sous des formes bien précises. C’est ainsi encore une fois toute la résolution de la première aporie telle que nous l’avons suggérée dans l’étude de la première partie du second Discours qui est supposée, l’identification nécessaire au désir et au besoin de communication pouvant trouver sa source dans les cris de la nature et dans leur potentiel d’activation d’une pitié en transformation. Il convient de noter que le besoin de communication n’est dès lors pas conscient, l’émission des cris inarticulés étant, en tant que produit du corps-machine, parfaitement involontaire. Le désir de communication, quant à lui, réclame une identification plus aboutie, ou du moins plus prolongée pouvant émerger de la stabilisation de la famille.

Sans nécessiter quelque abstraction que ce soit, cette identification est toutefois moins viscérale que celle activée par les cris de la nature puisqu’elle jouit des premiers effets de la passion naissante déjà identifiée dans les relations de la mère et de l’enfant. Tout porte donc à croire que l’identification provoquant le désir de communiquer intervient alors que les hommes « avoient l’idée d’un Père, d’un fils, d’un frére, et non pas d’un homme »181. Ainsi, deux formes d’identification correspondent à deux sources distinctes de la communication, besoin et désir. Alors que la communication reste dans les deux cas instinctive, du moins à ses débuts, la communication passionnelle ne peut que se fonder sur la communication instrumentale. Cette dernière, pourtant la plus universelle de toutes les formes de communication de par la source machinale des cris de la nature permettant l’identification viscérale, marque toujours déjà, nous l’avons vu, la réunion d’histoires individuelles particulières, les hordes ne pouvant se former que d’individus ayant partagé l’expérience de certaines circonstances. La communication passionnelle continue, quant à elle, la particularisation, la diversification des communautés puisqu’elle émerge au sein des familles et des hordes stabilisées. Le morcellement des hommes naturels suit la dispersion initiale malgré le caractère universel des premiers cris de par l’importance de la contingence, c’est-à-dire des circonstances rencontrées et donc des histoires individuelles. Ce particularisme des premières formes de la communication se parachève dans l’émergence du langage humain prenant toujours déjà la forme d’une langue particulière. C’est la somme des histoires individuelles, tributaires des circonstances, rassemblées dans les communautés qui explique la diversité des langues dont la raison doit tenir, selon Rousseau « au local ». L’on est en

181Rousseau (1995 [1781]) : 396

définitve très proche du fonds commun d’idées182 exigé par Condillac pour permettre l’intercompréhension.

D’autre part, la communication est limitée dans son mode opératoire. En effet, cette dernière ne peut être que sensible, un homme ne pouvant en influencer un autre qu’à travers ce biais. Rousseau affirme alors que « [l]es moyens généraux par lesquels nous pouvons agir sur les sens d’autrui se bornent à deux, savoir le mouvement et la voix. »183 Or mis à part le problème de la distance possible pour chacun de ces deux modes de communication, la voix et le mouvement n’ont pas du tout la même utilité :

Ainsi l’on parle aux yeux bien mieux qu’aux oreilles : il n’y a personne qui ne sente la vérité du jugement d’Horace à cet égard. On voir même que les discours les plus éloquens sont ceux où l’on enchasse le plus d’images, et les sons n’ont jamais plus d’énergie que quand ils font l’effet des couleurs.

Mais lorsqu’il est question d’émouvoir le cœur et d’enflammer les passions, c’est tout autre chose. L’impression successive du discours, qui frappe à coups redoublés vous donne bien une autre émotion que la présence de l’objet même où d’un coup d’œil vous avez tout vû. Supposez une situation de douleur parfaitement connüe, en voyant la personne affligée vous serez difficilement ému jusqu’à pleurer ; mais laissez-lui le tems de vous dire tout ce qu’elle sent, et bientôt vous allez fondre en larmes. Ce n’est qu’ainsi que les scènes de tragédie font leur effet. La seule pantomime sans discours vous laissera presque tranquille ; Le discours sans geste vous arrachera des pleurs. Les passions ont leur gestes, mais elles ont aussi leurs accens, et ces accens qui nous font tressaillir, ces accens auxquels on ne peut dérober son organe penétrent par lui jusqu’au fond du cœur, y portent malgré nous les mouvemens qui les arrachent, et nous font sentir ce que nous entendons. Concluons que les signes visibles rendent l’imitation plus exacte, mais que l’intérest s’excite mieux par les sons.

Ceci me fait penser que si nous n’avions jamais eu que des besoins physiques, nous aurions fort bien pû ne parler jamais et nous entendre parfaitement par la seule langue du geste. Nous aurions pû établir des societés peu différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui, ou qui même auroient marché mieux à leur but : nous aurions pu institüer des loix, choisir des chefs, inventer des arts, établir le commerce, et faire en un mot presque autant de choses que nous en faisons par le secours de la parole. (Rousseau (1995 [1781]) : 377-378)

Une conclusion évidente s’impose : « les besoins dictèrent les premiers gestes et (…) les passions arrachérent les premières voix. »184 Il faut toutefois nuancer cette constatation radicale à travers une articulation complexe entre besoins, passions, gestes et voix. En effet, la double association besoins/gestes et passions/voix n’intervient que dans le cadre restreint d’un premier acte de nomination, d’institution de signe artificiel. La constitution des hordes à travers les cris d’appel à l’aide illustre les liens unissant également le besoin et la voix. Les premiers signes naturels étant le produit du corps-machine, cris et gesticulations inarticulés sont les deux moyens d’exprimer la limitation de l’autonomie face à certains besoins physiques devenus difficiles à satisfaire suivant les circonstances rencontrées. En outre, l’émergence de la passion ne supprime pas le recours au geste. Rappelons ainsi que, dans le second Discours, Rousseau suppose que lorsque « il s’établit entre eux [les hommes] une communication plus étroite », à la suite d’un développement semblable de l’étendue des

182Condillac (2002 [1746]) : 58-59

183Rousseau (1995 [1781]) : 375

184Rousseau (1995 [1781]) : 380

idées, les hommes multiplièrent non seulement « les inflexions de la voix » mais également

« les gestes qui, par leur Nature, sont plus expressifs, et dont le sens dépend moins d’une détermination antérieure. »185 La convention minimale également reconnue dans l’Essai sur l’origine des langues et permise par l’essence même des gestes nous conduit à deux considérations complémentaires. D’une part, cette communication gestuelle à laquelle est substituée petit à petit la communication vocale pour des raisons uniquement pratiques186 s’inscrivant dans un cadre condillacien n’ayant pas échappé aux critiques187 peut être intégrée à la théorie de l’origine passionnelle des langues développée dans l’Essai sur l’origine des langues. D’autre part, la considération de la nature des gestes, doublement universels puisque purs produits du corps-machine et avant tout monstratifs, permet de proposer une théorie graduelle des origines, du cri inarticulé à la parole en passant par le geste naturel et l’hypothèse d’une langue purement gestuelle. L’on peut ainsi proposer une lecture cohérente, continue entre le second Discours et l’Essai sur l’origine des langues.