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Vers une perspective bi-constructiviste

Linguistique darwinienne 1

2.1. Ethologie darwinienne Vs. Ethologie darwiniste

2.1.4. Vers une perspective bi-constructiviste

Tout comme il est aisé de se référer aux confessions matérialistes de Darwin confinées

154Darwin in Stauffer (1975) : 522.

155Darwin in Stauffer (1975) : 523.

156Cf. infra section 3.3.

157Cf. Röllin (1980)

158Cf. infra section 2.2.

dans ses cahiers pour faire du naturaliste une figure de l’émergence de la modernité scientifique, il peut être tout à fait tentant d’en faire un positiviste appelant de ses vœux, dans le cahier N159, une sortie du stade théologique de la zoologie. C’est l’image d’un Darwin systématicien, naturaliste de laboratoire, champion de la méthode hypothético-déductive160 qui est fantasmée par le monde scientifique actuel généralement soutenu par la philosophie des sciences. Cette représentation renvoie une image tout autant déformée que réduite du naturaliste à laquelle nous souhaitons en substituer une autre, aux contours certes moins définis, mais en tous les cas plus complète. La question de l’éthologie permet de considérer ces deux projections d’un caractère dont seule une ébauche imparfaite peut être donnée. La distinction entre éthologie darwiniste et darwinienne correspond à l’opposition entre approche réaliste-cartésienne et bi-constructiviste161 thématisée par Lestel :

(Lestel (2011) : 84)

L’éthologie darwiniste, synchronique, participe à l’approche réaliste-cartésienne tandis que l’éthologie darwinienne, panchronique, correspond à l’approche bi-constructiviste. Plus qu’un simple rapprochement de surface, ce sont les enjeux soulevés lors de notre distinction des trois moments de la pensée darwinienne qui ressortent de la dichotomie proposée par Lestel.

Ainsi, l’animal de L’origine des espèces, dont le modèle est l’insecte social, est entièrement déterminé non par sa génétique, pour des raisons évidentes de chronologie, mais par sa

159Darwin in Barrett et al. (2008 [1987]) : N 12, 566-567. Gruber (1974) : 363-365.

160Ghiselin (2003 [1969])

161 L’éthologue a pour tâche de construire une méthode permettant de comprendre comment l’animal construit son monde.

structure mentale, à entendre au sens d’état du système nerveux en général et du cerveau en particulier. De même, dans le cadre de l’éthologie darwiniste, le comportement animal doit pouvoir être reconduit à un éthogramme énumérant les instincts et comprenant leurs potentielles altérations par la petite dose de raison plusieurs fois évoquée. Ces dernières ne rompent en aucun cas avec les comportements routiniers plus généraux dans lesquels elles s’inscrivent, l’observateur aguerri ne devant être surpris par de légers amendements du comportement ne faisant que souligner d’autant plus le schéma général bien connu les comprenant. Des changements plus abruptes, correspondants aux variations accidentelles, peuvent susciter la surprise du naturaliste, ce dernier devant tempérer la singularité du phénomène observé en lui octroyant le caractère de marqueur d’un nouvel état, d’une nouvelle donne dans les relations entre les individus, tant intraspécifiquement qu’interspécifiquement. Ainsi, complètement dénué d’importance s’il n’est pas reconduit à son espèce en général ou éventuellement et plus particulièrement à son rôle au sein de la communauté dont il fait partie, comme le suggère le modèle de l’insecte social, l’individu-animal est an-historique. Dénué d’histoire personnelle ainsi que d’histoire culturelle, il est limité à sa phylogénie, à l’histoire évolutive complètement déterminée par les lois naturelles.

Au sein d’un état donné observable, le comportement de l’animal est intégralement prévisible, toute performance étant le fruit d’une compétence, déterminée par l’espèce, et étant activée et déterminée par des causes identifiables. En définitive, l’approche synchronique fondant l’éthologie darwiniste qui s’inscrit dans le paradigme réaliste-cartésien trouve dans le behaviourisme, l’éthologie cognitiviste ou comportementale autant d’approches particulières s’accordant sur la reconduction, d’allégeance cartésienne, de l’animal à une machine.

L’animal des manuscrits, de La filiation de l’homme et de L’expression des émotions jouissant du caractère indéfini du principe diachronique de l’hérédité des habitudes acquises prenant en considération la relation entre les individus, ne voit en aucun cas son action réduite à sa structure mentale. Certes, l’individu-animal peut être limité dans son action par cette même structure mentale, mais il jouit avant tout d’un large champ de possibilités. Il ne s’agit dès lors plus de recenser le comportement de l’animal en un éthogramme mais de considérer comment et pourquoi ce dernier agit. Cette question-ci convoque le caractère herméneutique de l’animal, individu interprétant tout autant que signifiant. Non limité à des actions spécifiques à son espèce, l’individu-animal est toujours déjà singulier et l’observateur aguerri ne peut prévoir avec certitude le déroulement de l’action dont il est témoin, à moins, dans une

certaine mesure, d’être familier avec le sujet étudié162. Ainsi, l’animal entre-t-il dans l’histoire, individuelle et culturelle163 sans pour autant se détacher de l’acception phylogénique de cette dernière. Le concept de capability proposé par Lestel correspond à cet individu-animal, à la croisée de la diachronie et de la synchronie, réagissant, interagissant avec le monde qui l’entoure, celui-ci tout comme ses actions étant le fruit de l’histoire en son sens le plus large, comprenant les trois pans individuel, culturel, phylogénique précités.

L’éthologie darwiniste et son pendant darwinien répondent alors à deux épistémologies bien distinctes correspondant à celles interrogées par Lestel dans le contexte de l’opposition entre approche réaliste-cartésienne et bi-constructiviste :

(Lestel (2011) : 89)

Seuls certains points nous sont apparus lors de l’étude de la synchronie et des principes de la panchronie. Ainsi, la question de l’observateur n’a pas été précisément abordée, bien qu’il soit possible de souligner à quel point le personnage même du naturaliste est mis en avant dès la publication du Voyage, son implication n’étant en aucun cas déniée au plus fort de l’éthologie darwiniste de L’origine des espèces. A cette inadéquation de la correspondance entre éthologie darwiniste et paradigme réaliste-cartésien s’ajoutent également le fait que

162 Comme le relève Townshend, la familiarité de Darwin avec les animaux domestiques, et notamment les chiens, en fait un observateur aguerri. De plus, chaque animal domestique apparaît à Darwin avec une personnalité lui étant propre. L’animal est donc bel et bien individué. Cf. Townshend (2009) : 28, 104, 140-141

163La culture est ici entendue, au niveau comportemental, comme non-détermination par le biologie de l’animal ainsi que par non-détermination par l’environnement. Lestel ajoute l’importance de l’élaboration par l’animal d’une signification nécessitant une individuation faisant de l’animal un sujet. L’animal darwinien répond à cette exigence. Cf. Lestel (2001) : 368.

l’anthropomorphisme n’est jamais condamné ni évité par Darwin164 et l’importance toujours accordée non seulement aux naturalistes, mais également aux éleveurs, aux gardiens de jardin zoologique et même à des populations non occidentale165. Ces caractéristiques de la théorie darwinienne restent toutefois bien plus exploitées à travers l’approche panchronique, tandis que la synchronie est la marque d’un effort de systématisation radicale. L’animal doit alors bel et bien être décrit de manière exhaustive, suivant l’idéal de la transparence découlant d’une conception mécaniste du vivant. Les critiques166, et la prudence de Darwin, face à l’argumentation à partir du cas de l’animal domestique marquent de plus une première instance de crainte de contamination, débouchant sur ce que Lestel167 qualifie de rousseauisme de l’éthologie, seule l’observation d’un animal pur étant valorisée. En définitive, si l’éthologie darwiniste de L’origine des espèces ne se fonde pas point par point sur l’épistémologie réaliste-cartésienne dénoncée par Lestel, laissant dès lors transparaître une orientation panchronique toujours présente, inhérente à la figure de naturaliste de terrain de Darwin, il n’en reste pas moins vrai que sa radicalisation à partir de la volonté d’une description exhaustive, systématique d’un animal dont la transparence ne peut être réalisée qu’à travers une conception mécaniste ne peut que déboucher sur une telle épistémologie dont l’anthropocentrisme et l’ethnocentrisme se réalisent au plus haut point dans le contexte académique.

L’éthologie darwinienne, issue de la perspective panchronique, fait figure de processus d’ouverture, et ce à différents niveaux. Premièrement, l’animal est déployé dans toute sa complexité et dans l’impossibilité d’en rendre compte exhaustivement. L’approche poppérienne s’impose à un observateur devant s’impliquer dans une relation avec l’animal.

Ainsi, l’animal est tout autant projeté sur l’homme que ce dernier sur les individus non-humains. Ce n’est que dans la perspective panchronique que l’animal intéresse l’homme et que, par répercussion, l’homme a un intérêt pour l’animal. Le vivant non-humain se voit conféré une histoire qui intéresse l’humain et à laquelle ce dernier participe encore en tant qu’acteur et instituteur. La systématique de l’éthologie darwiniste réduit l’animal à un contre-modèle, si l’homme se voit affranchi d’une réduction mécaniste, ou à un contre-modèle, si l’homme-machine n’est qu’un rouage d’une machinité générale du vivant. La perspective historique de l’éthologie darwinienne fait de l’animal un modèle, dans le contexte d’une distinction de

164Cf. Durant (1985) : 302-303 ; Burkhardt Jr. (1985) : 328, 348-349, 351

165Cf. Secord (1985), "Darwin and the Breeders" : 519-542 ; Townshend (2009) : 26-27, 81-82, 102-103, 108, 132-138

166Cf. supra note 14

167Lestel (2012)

degré et non d’essence entre l’homme et l’animal, ainsi qu’un contre-modèle, l’histoire de l’animal différant de l’histoire humaine. Deuxièmement, l’éthologie darwinienne rend légitime le point de vue non scientifique, mais bel et bien rationnel, sur l’animal.

Anthropocentrisme et ethnocentrisme sont dès lors écartés par la sortie du discours sur l’animal hors de l’Académie.

L’éthologie darwinienne ne s’impose que lorsque l’homme, et avec lui la nécessité de rendre compte de l’existence de la culture, est directement abordé. C’est à la naissance d’une science du vivant, sociale plus qu’humaine, ou historique, dans le sens saussurien que nous étudierons dans la dernière partie de notre argumentation168, à laquelle le lecteur de La filiation de l’homme assiste et dont l’éthologie darwinienne correspond point par point.

Darwin étend à l’animal ce que Rousseau a entrepris avec son anthropologie. Le vivant est culturel, historique. Or, la double réduction de l’état de nature nous a appris qu’histoire et culture nécessitent la considération des signes, tout autant, pour reprendre la tripartition condillacienne, accidentels que naturels ou institués. L’éthologie darwinienne, la science du vivant doit intégrer une sémiologie. Le champ de l’inutile est le lieu où peuvent se déployer les signes les plus historiques, les plus culturels, à savoir les signes institués.