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Nécessité de la sélection sexuelle : Darwin contre Wallace (1 er acte)

Linguistique darwinienne 1

2.2. Le champ de l’inutile

2.2.1. La sélection sexuelle

2.2.1.1. Nécessité de la sélection sexuelle : Darwin contre Wallace (1 er acte)

Comprendre la nécessité de la sélection sexuelle dans la théorie darwinienne complète demande de mettre en évidence le rôle joué par La filiation de l’homme dans le système du naturaliste. L’origine des espèces nous est apparue comme le manifeste du transformisme, véritable pamphlet anti-fixiste. La filiation de l’homme semble pouvoir être considérée comme l’extension de la communauté de descendance à l’homme, déjà évoquée dans une phrase lourde de sous-entendu de L’origine des espèces : « Light will be thrown on the origin of man and his history. »195 Or, un nouveau délai de publication, de douze ans cette fois-ci, sépare cette fameuse phrase du traitement complet de la question. Une nouvelle fois, les interprétations sur un tel délai peuvent être multipliées et la crainte de publier sur un tel sujet semble s’imposer dans une dramatisation souvent propre à l’évocation de l’œuvre de Darwin196. Mais rappelons cependant que durant ces douze années, Darwin, dont la maladie ralentit grandement le rythme de travail197, met au jour cinq autres éditions de L’origine des espèces et publie également De la variation. De plus, si une grande partie du matériel de La filiation de l’homme et de L’expression des émotions, publiée une année après, se trouve contenue dans différents carnets de Darwin, et principalement dans les carnets M et N consacrés à ce que le naturaliste considère comme sa métaphysique198, le temps nécessaire à l’effort d’écriture de tels ouvrages ne doit pas être négligé. Plutôt donc que d’ajouter des lignes peu utiles à l’explication du délai de publication de la position de Darwin sur la question humaine, nous jugeons plus intéressant de comprendre les causes de la décision de réaliser le projet d’écriture d’un traité sur l’homme199 déjà en projet.

Privilégiant la vision de Darwin comme naturaliste complet retenue par Mayr dans son célèbre livre introductif à la pensée de Darwin à celle de Ghiselin, réduisant le naturaliste à une pensée systématique, ce sont les imprécisions concernant, notamment, selon Mayr, le concept d’espèce et les modes de spéciation et devrions-nous ajouter, par extension, la sélection naturelle elle-même, plutôt que le triomphe de la méthode darwinienne qui expliquent l’étendue de l’impact de L’origine des espèces qui poussera Darwin à réagir à

195Darwin (1859) : 488.

196 Comme le relève Durant, le matériel contenu dans La filiation de l’homme n’est de loin pas inédit. La question de l’origine de l’homme ayant été traitée tout autant par les darwiniens modérés, comme par exemple Lyell, ou les darwinistes acharnés, à l’instar de T.H. Huxley. Cf. Durant (1985) : 293 ; supra note 71.

197 Sur la question de la maladie de Darwin, nous renvoyons à l’ensemble de la biographie de référence par Desmond et Moore (2009a [1991]).

198 Sur l’intérieur de la couverture du carnet M, l’on peut lire « This Book full of Metaphysics on Morals &

Speculations on Expression » (Darwin in Barrett et al. (2009 [1987]) : M, 520).

199Darwin in Marchant (1916) I : 140, 155, 180, 182 ; Darwin in F. Darwin (1887) II : 254.

partir d’un cas concret, à savoir l’homme200. C’est en effet une certaine latitude d’interprétation rendue possible par la lecture de L’origine des espèces qui conduit aussi bien à émousser le synchronisme en introduisant, à l’instar de Gray (1810-1888) ou de Lyell, des considérations théistes, qu’à sa radicalisation prenant tour à tour la forme du wallacisme dénoncé par Romanes, du darwinisme social de Spencer (1820-1907) ou de l’eugénisme de Greg (1809-1881) et Galton (1822-1911)201. La filiation de l’homme désamorce ces extrapolations par l’adoption de la perspective panchronique que nous avons reconnue par le biais de l’éthologie darwinienne. Ce n’est pas par un repli sur le système de L’origine des espèces, unifié autour de la sélection naturelle, que Darwin répond à l’emploi de ses thèses par ses contemporains mais par une dilution du système dans une multiplicité d’histoires individuelles à travers le vivant, dont les anecdotes rapportées sont autant d’épisodes différents, qui, une fois rassemblées, constituent l’histoire de l’évolution de toutes les espèces.

En d’autres termes, Darwin passe de la stratégie du long argument202 à celle d’une longue narration. Ainsi, le darwinisme social de Spencer, et plus particulièrement son caractère progressionniste203, est contré par la mobilisation de plusieurs exemples d’effondrement de civilisations humaines204, tandis que l’eugénisme de Greg et de Galton est contrecarré par la complexe fiction de l’émergence des sociétés morales à partir des instincts sociaux205. Toutefois, aussi fortes que soient ces pressions poussant Darwin à dévoiler un peu plus le projet entrepris dès l’ouverture des Transmutation Notebooks, c’est une nouvelle fois un écrit de Wallace qui le convainc de publier La filiation de l’homme.

A la lecture de l’article "The Limits of Natural Selection as Applied to Man", publié en 1869, Darwin ne peut s’empêcher de réagir206. Le désaccord est loin d’être anodin et détermine la structure de La filiation de l’homme ainsi que le dévoilement de ce que l’on peut considérer comme l’idéologie darwinienne. Dans son article de 1869, Wallace considère, en ayant conscience de la potentielle incrédulité de ses lecteurs face au propos tenus par un

200Cf. Ghiselin (2003[1969]) ; Mayr (1993 [1991]) : 24-26, 43-52.

201 Lyell (1863) ; Galton (1865), "Hereditary Talent and Character" ; Greg (1868), "On the Failure of ‘Natural Selection’ in the Case of Man" ; Gray (1876), Darwiniana : Essays and Reviews Pertaining to Darwinism ; Id.

(1883), "Natural Selection and Natural Theology" ; Richards (1987) : 157-190, 206 ; Tort (2008) : 29-31 ; Id.

(2010a [2005]) : 67-86 ; Id. (2010b) : 63-152 ; Paul (2009) : 219-245 ; Hoquet (2009) : 315-382.

202Hodge (1977) ; Id. (1992)

203Spencer (1857), "Progess : Its Law and Cause"

204Darwin (1874) : 140-143.

205Darwin (1874) : 127-145.

206Rappelons à ce titre la lettre envoyée à Wallace :

“But I groan over Man – you write like a metamorphosed (in retrograde direction) naturalist, and you the author of the best paper that ever appeared in the Anthropological Review! Eheu! Eheu! Eheu!” (Darwin in Marchant (1916) : I, 251)

défenseur de la sélection naturelle, que ce principe ne peut expliquer tous les faits constatables dans la nature. Rien de bien étranger à un lectorat habitué à une modération du synchronisme de L’origine des espèces. Toutefois, Wallace propose également qu’une loi supérieure est nécessaire à l’explication des faits échappant à l’opérativité de la sélection naturelle. Deux cas sont cités : l’origine de la sensation et de la conscience ainsi que le développement de l’espèce humaine à partir d’une espèce animale207. Les traces de la force supérieure qui, selon la métaphysique de Wallace, est nécessairement issue d’une instance de volonté208, sont partout présentes et identifiables dans l’histoire humaine. Ainsi, le cerveau des peuples sauvages209, tout comme le degré de complexité de leurs mains et de leurs pieds, ainsi que de leur larynx210, sont-ils bien trop développés pour l’utilisation qu’ils en font211. Le fait que l’homme soit dépourvu de poils est inexplicable par la sélection naturelle et laisse présager également un destin amené à l’humanité par une force supérieure212. La question de l’origine du sens moral, bien qu’en partie explicable par la sélection naturelle étendue à la communauté, confirme, à travers la sainteté attribuée aux actions considérées comme morales, ce destin uniquement humain213. Ce retournement wallacien s’explique, en partie, par sa récente conversion au spiritisme214.

La réaction de Darwin face à la position de Wallace n’est pas partielle comme pourrait le laisser penser la simple reprise du texte de Wallace « natural selection could only have endowed the savage with a brain a little superior to that of an ape. »215 Bien au contraire, toutes les objections de Wallace sont traitées, et par extension, toutes les objections cardinales à la théorie de L’origine des espèces qui toutes ont trait à l’homme. Pour ce faire, Darwin a recourt au fameux meilleur article jamais publié dans l’Anthropological Review qu’il évoque dans sa missive à Wallace : "The Development of Human Races under the Law of Natural

207Wallace (1871), Contributions to Natural Selection : 338.

208Wallace (1871) : 366-368.

209 Je garde l’emploi du terme "sauvage" tel qu’utilisé par tous les naturalistes, anthropologues et ethnologues du XIXe siècle.

210Wallace (1871 : 350) exclut à ce titre une intervention de la sélection sexuelle

211Wallace (1871) : 335-343 ; 349-351 ; S.J. Gould (1980), The Panda’s Thumb : 54 ; Kottler (1985), "Charles Darwin and Alfred Russel Wallace : Two Decades of Debate over Natural Selection" : 421-424

212Wallace (1871) : 344-349.

213Wallace (1871) : 352-355.

214 Richards ajoute la foi de Wallace dans le progressionnisme spencérien, la prise en considération des objections de Greg sur les barrières naturelles au progrès et la conviction du naturaliste concernant la possibilité de développement du sens moral des peuples sauvages. Toutes ces questions sont bel et bien adressées par Darwin dans La filiation de l’homme. Cf. Kottler (1974), "Alfred Russel Wallace, the Origin of Man and Spiritualism" : 145-192 ; Id. (1985) : 420-421 ; Richards (1987) : 176-184.

215Darwin (1874) : 137-138. La citation complète de Wallace est : « Natural Selection could only have endowed the savage man with a brain a little superior to that of an ape, whereas he actually possesses one very little inferior to that of a philosopher. » (Wallace (1871) : 356)

Selection". Dans cet article, qui convainc Darwin de donner à Wallace ses notes sur l’homme après avoir abandonné l’idée de publier un traité sur ce sujet216, le co-découvreur de la sélection naturelle tente de réconcilier le point de vue monogéniste avec la théorie polygéniste de l’origine des races humaines217. Préfigurant l’adage saussurien stipulant que le point de vue fait l’objet, Wallace utilise la sélection naturelle218 et une première instance de limitation de cette dernière afin de distinguer deux approches de la question humaine. Ainsi, un déplacement de la sélection naturelle, du physique au mental, a lieu lors du processus d’hominisation219. Or la distinction entre les races n’a lieu qu’après ce déplacement de la cible de la sélection naturelle et est reconductible à l’action des conditions organiques et inorganiques. Les monogénistes ont raison d’affirmer l’unité des races humaines en prenant en considération l’homme au moment de la naissance de l’espèce tandis que les polygénistes peuvent tout à fait légitimement considérer que l’homme n’était pas homme avant le déplacement de la sélection naturelle du physique au mental220.

Darwin reprend, dans le chapitre de La filiation de l’homme consacré aux développements intellectuels et moraux des premiers hommes, l’idée du déplacement de la cible de la sélection naturelle du physique au mental221. Cet emprunt théorique lui permet de fonder sa fiction de l’origine des sociétés morales sur laquelle nous reviendrons222. Cependant, Darwin opère ce que l’on peut considérer comme une rupture dans la continuitéavec la théorie de Wallace223. En effet, se retrouvant face à la question de la monogénie ou de la polygénie de l’origine des races humaines224, Darwin, dont le monogénisme fait écho à ses idées abolitionnistes identifiées par Desmond et Moore comme étant la cause sacrée du naturaliste visible en filigrane dans toutes ses œuvres225, fait appel à la sélection sexuelle, annonçant toute

216Darwin in Marchant (1916) I : 155 ; Richards (1987) : 186-187.

217 La théorie de la descendance avec modification renverse le rapport entre théories monogénistes et polygénistes. Si les libertins prônaient le polygénisme face aux créationnistes soutenant le monogénisme, la théorie de la descendance avec modification joue en faveur du monogénisme et associe polygénisme et théorie des créations indépendantes. Ce débat a d’ailleurs pour cadre l’opposition entre l’Ethnological Society of London, d’obédience monogéniste, que Darwin rejoindra et l’Anthropological Society of London, d’obédience polygéniste. Cf. Tort (2008) : 56-59 ; Hoquet (2009) : 287-288

218Wallace (1871) : 305.

219Wallace (1871) : 311-317.

220Wallace (1871) : 319-322.

221Darwin (1874) : 127-128.

222Cf. Infra section 2.3.

223 Wallace préconise d’ailleurs une rupture dans la continuité entre l’homme et l’animal par l’introduction d’une nouvelle cause, d’une essence humaine, et réintroduit un dualisme au sein même de la théorie de la descendance avec modification. Wallace (1889), Darwinism : 474.

224Cette question s’inscrit dans la discussion sur le concept d’espèce. Cf. supra note 5.

225Desmond & Moore (2010 [2009]), Darwin’s Sacred Cause

l’entreprise de la seconde partie de La filiation de l’homme, rédigée avant la première partie synthétique. Or la théorie darwinienne de la sélection sexuelle se distingue doublement de son acception wallacienne. D’une part, les deux naturalistes s’opposent sur son fonctionnement même, d’autre part ils sont en désaccord sur son extension. En faisant de la sélection sexuelle un cas particulier de la sélection naturelle, Wallace est conduit, afin de conserver une certaine dignité à l’homme compatible avec sa conversion au spiritisme, à établir un saltus entre l’homme et l’animal. Dans un mouvement inverse, Darwin établit une bien plus forte continuité entre l’homme et l’animal en distinguant radicalement sélection sexuelle et sélection naturelle et en étendant le rôle joué par le champ de l’inutile dans l’évolution des espèces. En d’autres termes, Darwin ne mécanise ni ne mathématise l’homme à l’instar de la perspective sociobiologique mais il individualise et historicise l’animal, mettant en jeu tous les rouages de son éthologie que nous avons identifiée à l’approche et à l’épistémologie bi-constructivistes226.

Dans le dernier chapitre de son ouvrage Darwinism (1889), Wallace répond à la perspective darwinienne de La filiation de l’homme. Il affirme une nouvelle fois que les facultés mentales et morales humaines ne sont pas issues de la sélection naturelle et réclame bel et bien l’intervention d’une force prévoyante sans pour autant contredire une certaine continuité entre l’homme et l’animal227.