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INTRODUCTION : DES CORPS ET DES SUJETS POLITIQUES

CHAPITRE 3. HISTOIRES DÉCOLONIALES AU TOURNANT DES INDÉPENDANCES

3. Revisiter le concubinage de femmes colonisées : Mami Wata

Dans le roman d’Adrienne Yabouza et d’Yves Pinguilly, La défaite des mères (2008) Mami Wata est l’esprit qui exporte les femmes noires vers les pays européens. Alors que

Niwali est dans son salon de coiffure à Bangui, elle reçoit la visite de Mami Wata :

« Un peu plus tard, mon cœur se mit à battre. Je venais de comprendre. La grande dame-là, que j’avais coiffée, c’était Mami Wata. Mami Wata elle-même » !126

« Si Mami Wata revient, je lui demanderai de m’emmener aux îles. De l’autre côté de l’océan je trouverai certainement un mari qui m’aimera ! »127

Mami Wata amène les femmes vers la mer et vers des destinations inconnues. Dans les

années 1980, elle peuple les romans de Marie-Léontine Tsibinda, en République Démocratique du Congo . Elle hante la ville nocturne. 128 Mami Wata est convoquée par les

femmes pour trouver un homme riche, surtout un homme blanc. Mami Wata charme aussi les

hommes qui, épris d’elle, perdent la raison et tombent dans la réalité magique. Pour les hommes, Mami Wata est l’esprit du sexe, pour les femmes elle est l’esprit de la mobilité et des

biens matériels. Pour les deux, elle est l’esprit de la possession par un monde de dessous la mer, de dessous la ville.


Femme des eaux Je te salue

Que ne sècherai-je pas la mer Pour retrouver la trace

Des sœurs parties

Vers une destinée inconnue Sans nos bénédictions

YABOUZA, Adrienne et PINGUILLY, Yves, La défaite des mères, Paris : Oslo, 2008, p. 163 126

Ibid: p. 167 127

TSIBINDA, Marie-Leontine, Les hirondelles de mer, Editions Acoria, 2009, 196 p.

Sans nous dire adieu129

Les portraits de Mami Wata apparaissent en Afrique Centrale, dans les années 1970 dans les espaces publics, sur les murs des bars et des boutiques (Bortolotto, 2009). Mami Wata est une sirène au visage blanc et aux longs cheveux lisses. Pour les anthropologues, elle est à la fois le réemploi local de l’importation de l’image de la sirène, sous l’influence européenne des premiers contacts avec les marchands portugais au XVè siècle, et la

déclinaison coloniale des divinités des eaux précoloniales (Bortolotto, 2009). Joseph Tonda (2005), anthropologue congolais, s’intéresse moins à la provenance de Mami Wata qu’à ce que cette divinité fait aux corps. Un corps qui rentre en contact avec Mami Wata devient une marchandise, un objet du marché. Joseph Tonda prend au sérieux la magie, non pas pour parler de la société traditionnelle africaine, mais pour analyser l’histoire et les impacts de la colonisation.

Les récits terrifiants de Mami Wata contrôlent le travail des femmes colonisées, pour qui le commerce du sexe a représenté un moyen de mobilité, d’installation, de survie et de création dans la ville coloniale, où le travail salarié était réservé en majorité aux hommes (Gondola, 1997). Pour Joseph Tonda, Mami Wata est « l’esprit qui exprime la volonté (...) d'interdire le commerce ou le vagabondage sexuel des femmes pendant la période coloniale » . (Tonda, 2005) L’observation de la tenue des concubines permet d’analyser les 130

dynamiques culturelles et urbaines dont elles sont les porteuses et les créatrices. Les concubines vont à l’encontre de la politique de ségrégation des tenues, mise en place par les missions et par l’administration coloniale (Gondola, 1997 b.).

46 : Carte postale, Leopold Royer (agent concessionnaire, compagnie du Kuongo) Oubangui-Chari, 1911-1919, Collection Didier Carité

10-Pour la route

TSIBINDA, Marie-Léontine, « Comme une lumière », Demain un autre jour, paris : Silex, 1987, p. 30-31 129

Idem. 130

4 7 : C a r t e p o s t a l e , A u g o u a r d (missionnaire du Saint Esprit, Saint Paul d e s R a p i d e s ) , O u b a n g u i - C h a r i , 1900-1920, Collection Didier Carité

57 – Congo Français – BANGHI. – La promenade du côté de Banghi

L’esthétique de la tenue coloniale est construite dans les représentations coloniales comme une féminité blanche. Mais au regard des cartes postales, peut-on vraiment dire que la femme colon a porté seule, dans les colonies, la tenue de la coloniale ? L’analyse de la tenue

des concubines nous renvoie aux résistances des concubines dans la ville coloniale.

48 : Série de cartes-postales, Leopold Royer (agent concessionnaire, compagnie du Kuongo), Oubangui-Chari, 1911-1919, Collection Didier Carité

Dès le début de la colonisation en Afrique centrale, les concubines ont adopté et ont transformé l’habit des Européennes (Gondola, 1997b.) Leurs tenues remettent en cause les frontières de sexe et de race, qui construisent le projet colonial de domestication du travail des femmes colonisées. Dans la perspective de Mami Wata, il est possible de revisiter les

! 7 - Pour la promenade ? ! 8 - Pour la ville ? ! 9 – Coquetterie.

expositions de la concubine dans les cartes postales « dont le corps devient la figure médiatrice à travers laquelle plusieurs revendications sociales et politiques sont exprimées   » (Etoke, 2006)131. Les villes-coloniales rendaient possibles, pour certaines femmes, des trajectoires, des mobilités et des organisations indépendantes que le pouvoir colonial a toujours tenté de contrôler. Les concubines africaines ont participé à la production de la société et de la culture urbaine de la ville coloniale, par leurs créations d'associations féminines et de réseaux de parenté en dehors des lignages et des réseaux villageois (White, 1990 ; Burja, 1975). À travers leur réseau social de parenté qu'elles géraient de sorte à être chefs de famille, à travers leurs ressources et leurs biens en propriété, ces femmes gagnaient également en autonomie, en visibilité et en pouvoir social (Gondola, 1997). Pour ces raisons, les femmes libres étaient objets de contrôle et de répression de la part des autorités coloniales. Mami Wata, l’esprit du commerce du sexe, est associée au contrôle du corps des

femmes libres dans la ville coloniale par le pouvoir politique, économique et missionnaire.

Dans l’esprit colonial, la femme est rattachée à l’espace domestique, la maison, la cuisine, le jardin. La catégorie de femme libre est une catégorie coloniale qui traverse l’Afrique centrale comme un moyen d’identifier les femmes transgressant les nouvelles normes de la modernité. Cette catégorie coloniale désignait toutes les femmes en-dehors du foyer comme des prostituées, et servait à penser les outils juridiques et administratifs nécessaires au contrôle des femmes qui vont à l’encontre de la domestication du travail. Après 1909, au Congo français, un décret soumet les femmes à des enregistrements auprès de la police et à des examens médicaux réguliers pour contrôler les maladies vénériennes (Phyllis, 2006). Au Congo belge, en 1911, un décret impose une taxe à toutes les femmes non mariées et vivant en ville (Lauro, 2005). Les objectifs de ces lois répressives ne sont pas de faire disparaître la prostitution mais de contrôler les femmes, les gains de la prostitution, et la reproduction quotidienne de la main d'œuvre masculine (Nkwi, 2015). Le pouvoir colonial s’efforçait ainsi de contrôler les créations culturelles, économiques et politiques autonomes de la ville coloniale. En 1920, un décret stipule l'obligation, pour pouvoir migrer, de détenir un certificat de travail ou de mariage (Mabou, 1995). La mobilité des femmes est également contrôlée par le pouvoir colonial à Bangui en ce qu’elle contrarie le projet colonial, non seulement au niveau urbain de Bangui, mais aussi au niveau de l’ensemble de la colonie. Les

ETOKE, Nathalie, « Ecriture du corps féminin dans la littérature de l’Afrique francophone : taxonomie, 131

contrôles de la mobilité des femmes répondent à l'angoisse de la dépopulation des campagnes qui s'observe dès 1910 (Hugon, 2004). Contrôler la mobilité des femmes, c'est essayer de contrôler une force essentielle à la reproduction dans les zones rurales d'exploitation du caoutchouc. Ainsi, il faut prendre en compte le contexte économique de l’ensemble de la colonie pour comprendre la création de la catégorie de femme libre comme une politique de contrôle du travail reproductif des femmes.