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INTRODUCTION : DES CORPS ET DES SUJETS POLITIQUES

CHAPITRE 1. LA LOGIQUE CHARNELLE ET AFFECTIVE DE LA CHRONIQUE COLONIALE

1. Les femmes dans le système concessionnaire (1989-1911)

4. Carte postale, Leopold Martin (agent concessionnaire, Société hollandaise l’Ouhamé- Nana), Oubangui-Chari, années 1910, Collection Didier Carité.

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1-Elegante de Bangui

5. Carte postale, Leopold Royer (agent concessionnaire de la Compagnie concessionnaire Société du Kuongo), Oubangui-Chari, 1911-1919, Collection Didier Carité.

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6 : Carte postale, Auguste Bechaud (Caporal clairon, 3éme compagnie du Bataillon de L’Oubangui-Chari), Congo Français, années 1910, Collection Didier Carité.

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Congo Français, Femmes d’européens

Archive n. 1 : « Les coloniaux de la vieille école confiaient [le rôle d’information] à leurs épouses indigènes, et c’est une des raisons pour lesquelles ils regrettent que tant de jeunes coloniaux d’aujourd’hui arrivent mariés avec une femme de leur race (…) Il y a longtemps que l’on répète dans les colonies qu’un colonial qui se marie perd la moitié de sa valeur, et l’on a vu des gouverneurs (…) employer milles ruses pour fermer leur domaine aux gens mariés. » 61

Georges Hardy, 1938

HARDY, Georges, « La femme et la politique indigène », La vie aux colonies. Préparation de la femme à la 61

La production gigantesque en cartes-photos des agents concessionnaires exprime leur pouvoir sur le territoire et sur les populations. Dans cette production, la représentation de leurs concubines occupe une place à part dans le projet colonial. La grande majorité des images de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle ont été prises par des agents

concessionnaires et par des chefs d’expéditions militaires. L’Oubangui-Chari s’organise dès 1889 sur la cession du monopole d’exploitation des produits du sol aux compagnies concessionnaires (Coquery-Vidrovitch, 2001 [1972]), et est, jusqu’en 1911, le bastion du monopole des compagnies concessionnaires. À partir de 1904, les agents concessionnaires organisent leurs propres forces d’intervention, avec l’accord des autorités coloniales qui y voient le moyen d’alléger les dépenses de leur administration locale. C’est grâce aux prises d’otage, aux châtiments corporels et aux exécutions systématiques que les compagnies tirent leurs bénéfices (Zoctizoum, 1983). Les cartes-photos où les agents concessionnaires se mettent en scène comme commerciaux (dans des maisons de commerce), contremaîtres (lors des distributions de la corvée) et autorités politiques (lors des « palabres » avec les chefs indigènes), leur servent à la fois de correspondance avec leurs familles en métropole, et de support de classification des populations indigènes et des ressources en matières premières. Les images sont alors l’expression et l’outil de leur pouvoir.

Les photos représentant leurs concubines, appelées « femmes des Européens », se distinguent des autres photographies coloniales qui catégorisent la population colonisée par ethnie. La représentation des femmes des Européens est une catégorisation politique séparant les femmes appartenant à des ethnies des femmes appartenant à des Européens. Les cartes-photos produites par les colons pour représenter leurs concubines sont éditées en cartes postales. Elles sont diffusées en métropole dans une visée de propagande pour le recrutement, car les compagnies privilégient l'engagement d'hommes célibataires (Lauro, 2005). Jusqu'à la fin du XIXe siècle, durant les explorations et

les expéditions militaires, les concubinages sont encouragés (Lauro, 2005) et considérés comme normaux (Phyllis, 2006), compte tenu du travail domestique et sexuel des concubines. Ces dernières fournissent également un travail politique dans les missions commerciales, militaires et diplomatiques des agents coloniaux, comme le défend Georges Hardy, directeur de l’école coloniale (archive 1.). L’édition des cartes postales a pour effet de légitimer les relations entre colons et femmes colonisées, mais aussi d’en contrôler le récit. Les représentations des concubines africaines expriment qu’elles font parties de

l’espace intime et domestique des agents mais leur présence dans l’espace domestique ne met pas en scène le couple ou la vie familiale. Selon le travail historique de Michel Mabou (1995), les autorités religieuses jouent le rôle de construction de cette frontière raciale, en interdisant aux concubines africaines de dormir dans les missions.

« Dès 1894, le journal de la mission de saint Paul fait état d'un incident entre les pères et un administrateur de passage pour le Haut Oubangui qui voulait coucher avec sa « négresse » à la mission; ce que les pères avaient refusé ». (Michel Mabou, 1995)62

Les relations entre des hommes européens et des femmes africaines en Afrique Centrale, dans le Congo belge (Lauro, 2005) et dans le Congo français (Phyllis, 2006), sont décrites par les historiens comme des relations stables dans lesquelles les femmes fournissent des services sexuels et domestiques. Au Congo français et belge, les Européens se mettaient en ménage avec des Africaines en échange d'un montant mensuel fixe et ces dernières s'habillaient à l'européenne, apprenaient à cuisiner et à s'occuper d'une maison à l'européenne (Phyllis, 2006, Lauro, 2005). Les relations de concubinage entre des Européens et des Africaines au Congo Belge sont analysées par Amandine Lauro (2005) comme une tradition coloniale datant du XVIIIe siècle. En montrant les similitudes entre les Indes Néerlandaises

et le Congo Belge, les descriptions d’Amandine Lauro m’amènent à faire l’hypothèse que le concubinage colonial est spécifique aux colonies d’exploitation qui, comme l’Oubangui- Chari, fonctionnent sur un système de contrats cédés à des compagnies et sur une économie de traite, de pillage et d’extraction. Selon Amandine Lauro (2005), c'est l'absence des femmes européennes qui expliquerait que les relations avec les concubines africaines soient tolérées par les autorités. Il est possible d’inverser le raisonnement : c’est la possibilité des relations entre les colons et les femmes colonisées qui a permis aux compagnies concessionnaires de faire le calcul économique d’envoyer des colons célibataires. La diffusion de la représentation des femmes colonisées comme les concubines des colons peut être pensée comme une politique de colonisation et d’exploitation encadrée par l’État.

! MABOU, Michel, Culture locale et organisation de l'espace urbain de Bangui (Centrafrique), Thèse de 62

7 : Carte postale, J. Audema (administrateur colonial), Ouesso, Oubangui-Chari, 1906-1907, Collection Didier Carité

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Congo Français, 31 I. – Passage de Mme B. à Ouesso (Haute Sangha).

« Henri Bobichon, administrateur et son épouse – réception enthousiaste »

8 : Carte postale, A. Meunier, années 1900, Collection Didier Carité.

Colonies Françaises – CHARI (Afrique Occidentale)

Archive n. 2 : « L’élément féminin est au complet, deux dames, les premières femmes européennes qu’ait vues Bangui et il faut s’incliner bien bas devant le courage qui leur fait braver depuis un an ce coin qui sent la fièvre pour être près de leurs maris. »

Correspondances du Capitaine Deschamps, en 1907. 63

Archive n. 3 : « Hier soir, réunion au Bangui Rock Club de tous les Européens présents à Bangui pour offrir à M. et Mme Fourneau un champagne d’honneur et d’adieu. L’excellent M. Fourneau (…) verse un pleur, et le président du cercle aussi. Il veut revenir. Mais sa femme me paraît décidée à ne plus faire ici qu’une apparition de temps en temps. Ils ont un fils de 12 ans qui connaît à peine son père. »

Notes du Général Mangin, en 1908 64

Dès le début de l’entreprise coloniale et impériale, l’imaginaire masculin de la conquête se construit sur une division entre les femmes européennes, garantes du lien avec la métropole, et les femmes africaines. La carte de la colonie française de l’Oubangui-Chari est accompagnée de la photo de deux femmes africaines. Dans les récits coloniaux, le territoire africain à dominer est souvent comparé à un corps de femme indigène qu’il faut « dévoiler, pénétrer et piller »65 (Mama, 2004). Le corps de la femme européenne, assise sur l’Ivoire qui a été pillée par l’économie de prédation des nouvelles compagnies concessionnaires, marque le territoire conquis . Cette femme est l’épouse de l’administrateur Bobichon chargé 66

de la mission d’inspection des compagnies concessionnaires de la Haute-Sangha. Entre 1905 et 1907, il est le nouveau commissaire spécial, dont la mission est la réorganisation administrative du Congo Français, afin de contrôler les abus des concessionnaires contre l’autorité administrative (Coquery-Vidrovitch, 1968). La représentation de Mme Bobichon sur la carte postale marque la présence de l’administration française qui, à partir de 1905, tente de briser le monopole des compagnies concessionnaires qui cherchent, elles, à contourner l’État

BOULVERT, Yves, Bangui. 1889-1989. Points de vue et témoignages, Paris : Sepia, 1994, p. 102 63

Ibid : p. 105 64

MAMA, Amina, « Oter les masques et déchirer les voiles : études culturelles pour une Afrique postcoloniale », 65

Sexe, genre et société. Engendrer les sciences sociales africaines /Ed. by Ayesha Imam, Amina Mama et Fatou

Sow, Dakar : Karthala et CODESRIA, 2004, p. 79

L’ivoire est exporté régulièrement jusqu’en 1910, c’est l’économie de pillage qui développe le pouvoir 66

(Coquery-Vidrovitch, 2001 [1972])67.

La mise en perspective de la représentation de Mme Bobichon avec les images des concubines produit une distinction entre les agents concessionnaires, représentant d’un nouveau pouvoir qui prend source dans les territoires colonisés, et les administrateurs coloniaux représentant les intérêts du pouvoir de la métropole. En tant qu’épouse blanche d’une autorité administrative, Mme Bobichon est la garante du lien à la métropole. Au début du siècle, les femmes françaises sont très peu nombreuses à Bangui (archive n.2). Femmes d’administrateurs dont les enfants sont restés en métropole (archive n. 3), elles marquent l’attachement de la colonie à l’État français. Depuis le début de l’entreprise coloniale, les femmes blanches font partie de l’imaginaire politique de l’État et de l’idéologie de la Nation.

9 : Carte postale, Almeida (commerçant privé), Bangui, Oubangui-Chari, 1910 - 1920, Collection Didier Carité.