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La théorie était sujet de discussion avec mes voisines. La grande arnaque prenait diverses expressions conscientes et plusieurs visages de connards. Le stigmate prenait la forme de plusieurs coups, d'insultes répétées et de colères multiples. J'ai prêté le livre La

Grande Arnaque de Paola Tabet à Andrea, ma voisine qui voulait le lire. Andrea partageait

son temps entre sa maison au quartier et la maison de son copain, un big-boss. Elle m'a dit qu'elle voulait laisser le livre dans sa petite cabane, pour ne pas que son copain le voie. Elle l'a enfoui dans ses vêtements en disant, « sinon, il va savoir que je l'arnaque et que je sais qu’il m'arnaque ». Le quartier était bien le lieu où la théorie, au sens de la conscience et de la maîtrise sur la vie, avait la possibilité d'exister. Les connards ne peuvent pas rentrer dans le quartier et fouiller dans les vêtements d’Andrea pour démasquer la grande arnaque.

Mais le quartier et ses habitants sont pauvres, les toits sont en carton et les fils électriques sont mangés par les rats. Une nuit, le feu a pris et le livre La Grande Arnaque a brûlé. Parce que la maison qui avait entièrement brûlé était celle d’Andrea, les habitant-e-s ont dit que le feu était parti de chez elle. Ils ont pensé que c'était à cause de sa malveillance qu'ils avaient perdu leurs maisons et leurs biens accumulés par des années d'efforts. Face aux soupçons et aux accusations, Andrea a préféré quitter le quartier définitivement pour partir vivre à plein temps chez son copain. Les liens entre la théorie et la vie quotidienne sont tissés au jour le jour et brouillent les frontières entre l'ordinaire et l'extraordinaire, ces liens dépendent des espaces d'autonomie, des circulations entre des espaces ségrégés et connectés et des possibilités matérielles de circuler et de garder des traces et de sauvegarder des relations sociales. Ces liens entre la théorie et la vie qui constituent aujourd’hui mon texte sont constitués de silence, de dialogues et de frontières.

Cette femme, qui retourne au matin chez elle, garde avec les autres le silence de la frontière, là où vivent les hommes riches et blancs. Elle sait que les silences veulent dire rester, partir, marcher, boxer, chercher, se débrouiller, quitter les siens, mourir, s'en sortir avec

les siens. Le quartier est un lieu de colère et de recueillement à l'honneur de celles qui ne sont jamais revenues de la frontière, mortes ou exilées.

Le silence est au cœur de mon récit, car les expériences des femmes ne sont pas racontées en détail par elles, ni nommées par leurs proches qui vivent avec elles. Mais cette expérience du silence a été productrice de connaissances. Les expériences relationnelles quotidiennes au quartier et au travail m'ont apporté la certitude qu'une relation pour de l'argent avec un homme ne veut pas dire que celui-ci possède le corps, la personnalité ou la sexualité d'une femme qui investit du temps et de l'argent dans une sexualité et une féminité de service. La sexualité de service d'une femme ne dit rien de sa sexualité, ni de son intimité. Les moments de sexualité et de féminité de service sont des espaces-temps où les femmes négocient monétairement, à la fois, leur oppression et leur autonomie. Les femmes vendent leur oppression pour négocier la possibilité d'un temps autonome, un temps où l'argent et la sexualité sont vécus selon leurs désirs ; elles négocient la possibilité d'une intimité définie selon leurs termes.

«   La description du monde ''réel'' ne dépend plus alors d'une logique de la ''découverte'', mais d'une relation sociale forte de ''conversation'' » (Haraway, 52

2007)

Le processus de recherche, comme l'entretien, est une forme de conversation. La conversation, parlée ou non, a été productrice de connaissance. Les femmes et leur entourage, en me nommant, m’ont située dans l’espace social, en même temps qu’elles m’ont formée aux frontières et aux catégories de sexe, de race et de classe de ces espaces. Elles sont devenues des médiatrices entre moi et d'autres autres (Abu-Lughod, 1991). Le processus de recherche

Haraway Donna, « Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective

52

partielle », in : Manifeste cyborg et autre essais. Sciences – Fictions- Féminismes. Anthologie établie par

Laurence Allard, Delphine Gardey et Nathalie Magnan, Exils Éditeur, Paris, 2007 [1988] p. 131

Comme le chemin du retour à la maison d'une femme après sa nuit de travail. Ton rire résonne comme si c'était tous les matins que tu rentrais. Ta voix qui entoure les jeux de ballon de tes enfants dans la cour. Ils t'ont attendue plusieurs jours et ont peur qu'un regard trahisse leur inquiétude car ce serait une offense à ton retour. Quand tes enfants ont reçu câlins et sucreries, les bruits de ballon reprennent. Tu dis que tu rentres de France pour faire rire tes voisines. Tu donnes à Jean, ton frère, l'argent du marché pour le repas de la journée.

La nuit, j’entends tes prières. Dans le quartier, les femmes confessent leurs bonnes et mauvaises volontés à Dieu. Mon Dieu donnez-moi la force de résister. Les désirs chuchotés des femmes, entendus la nuit à travers les cloisons, ne se racontent pas la journée. Parler le jour, du projet qu'une autre a confié à Dieu durant la nuit, c'est lui vouloir du mal. Alors

s’est constitué de discussions et de confrontations avec d'autres. Certaines alchimies (Preciado, 2005) ont eu lieu, des rencontres toujours situées et productrices de connaissances ont grandi, et ont fait apparaître de nouvelles perspectives pour ma recherche.

Mais comment raconter ici, ce qui ne peut avoir lieu que là-bas ?

Les rapports de pouvoir ont structuré mes déplacements entre l'Université française et Bangui. L’expérience des frontières entre la vie quotidienne et la recherche, entre ma position privilégiée et les vécus des femmes qui m’ont reçue dans leur quartier, a été productrice de connaissance. Les relations de la recherche dépendent de la construction d'inégalités sociales à un niveau international qui privilégient certains pays, leurs hommes et leurs femmes, aux dépens d'autres pays (Steady, 1981). La domination traverse l’écriture aussi bien que l’observation des autres (Clifford, 1986). Le texte de l’ethnologue est ainsi façonné par l’histoire culturelle coloniale qui a construit les représentations, les catégories et les frontières nécessaires à la domination.

« Les voix représentées dans un texte sont toujours secondes – et par rapport aux personnes réelles. Tout ce qu'on peut entendre, c'est du silence »

Marilia Amorim, Dialogisme et altérité dans les sciences humaines, 1996 : 86 ***

Deuxième partie.