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INTRODUCTION : DES CORPS ET DES SUJETS POLITIQUES

CHAPITRE 3. HISTOIRES DÉCOLONIALES AU TOURNANT DES INDÉPENDANCES

2. Revisiter l’invisibilisation des sujets métis 

La ville coloniale et la ségrégation : Le lys et le Flamboyant d’Henri Lopez (1997)

Le métissage est un thème récurrent dans les romans de la région. Dans Le Lys et le Flamboyant (1997), Henri Lopez, nous présente un personnage métis qui se donne pour

mission de raconter l’histoire du métissage. Dans son roman, si les métis représentent un danger pour le pouvoir colonial, c’est à cause de leur possibilité de passer les frontières de la ségrégation entre les quartiers européens et les quartiers africains.

« La nuit tombée, les limites devenaient des frontières entre pays étrangers et, hormis les boys et les cuisiniers, possesseurs de laissez-passer, tout Noir Surpris dans le centre-ville était suspecté de vol ou de projet séditieux, tout Blanc, à part bien entendu les policiers et les gendarmes en patrouille, épinglé dans les quartiers indigènes devenaient suspect : un communiste, un maçon, une crapule ou un vicieux. Les métis constituaient une population flottante et échappaient à ce cloisonnement. Si la majorité habitait les quartiers indigènes, c’était par fidélité à leur famille maternelle ou parce qu’ils se sentaient mal à l’aise dans le secteur des Blancs. Ils auraient pu obtenir sans grandes difficultés le droit de bénéficier du confort, du calme et des rues éclairées du quartier européen. Fonctionnaires ou militaires, ces privilégiés jouissaient de la citoyenneté française soit au titre de services rendus soit pour de vagues raisons d’ascendance ». 
116

Contrairement aux représentations coloniales qui décrivent les hommes métis comme des voyous (Saada, 2005), François Lomata est un photographe ardu et stable qui « travaille

sans compter » et parvient à concurrencer le photographe portugais, Tavares. François Lomata

attire vers lui toute la clientèle africaine qui doit produire des photos d’identité exigées par les autorités coloniales en vue de ficher administrativement les colonisés pour contrôler leur mobilité. Le succès de François Lomata est son usage des couleurs.

« Le succès de Lomata tenait au fait que, sur les photos de Tavares, la peau des indigènes apparaissait encore plus sombre que dans la réalité, comme s’il s’évertuait

LOPEZ, Henri, Le lys et le flamboyant, Paris : Seuil, 1997, p. 37

non seulement à leur rappeler leur couleur indélébile mais encore à les transformer en diables. Lomata, au contraire, éclaircissait les Noirs. Utilisant un procédé que sa clientèle attribuait plus à sa culture occulte qu’à son talent, il gommait dans ses clichés la différence entre les indigènes et leurs maîtres. »117

Dans la narration d’Henri Lopez, la race est le pouvoir de catégorisation des autorités coloniales, en tant que politique de contrôle. Le photographe métis est celui qui vient brouiller les identifications raciales sur les photos d’identité et qui se moque du projet de catégorisation racialisante de l’administration coloniale. Dans le roman d’Henri Lopez, on peut regarder la ville comme le lieu de la remise en cause du pouvoir colonial, car, comme les photos de François Lomata, la ville coloniale est le lieu du métissage et des innovations culturelles (Gondola, 1997). Le photographe métis vient souligner à la fois le pouvoir de catégorisation des autorités coloniales et les limites de ce pouvoir.

La conquête : La mulâtresse de Puis Ngandu Nkashama (1983)118

Après les indépendances, l’ombre de la violence de la colonisation continue de peser sur les épaules d’Anna, la mulâtresse. Alors que le peuple est libéré, Anna reste une enfant de la nuit, une enfant de la conquête.

« On m’appelle une Mulâtresse. Une bâtarde. Un enfant naturel. Né du sang inconnu. Je ne connais pas le sang de mon père. Si je le connaissais, je m’en serais nourrie. Il m’aurait protégée contre toutes les angoisses que j’endure dans ma folle existence. J’aurais triomphé de la solitude. Mais je suis une fille maudite. Née de la honte et du pêché. Une fleur éclose d’elle-même, dans la sécheresse du soleil. Qui es-tu toi qui te dis mon père ? Qui es-tu, ombre cruelle ? (…) »119

Dans le roman de Pius Ngandu Nkashama, la mulâtresse, contrairement au métis de l’œuvre d’Henri Lopez, représente la déchéance, le péché et la violence. Alors que le roman d’Henri Lopez va à l’encontre de la représentation coloniale du garçon métis comme un

Ibid : p. 49 117

NKASHAMA, Pius Ngandu, Le fils de la tribu : Roman suivi de La mulâtresse Anna, 1983, Collection 118

créativité 10, 1983, 190 p. Ibid, p. 178

voyou, Puis Ngandu Nkashama met en scène la mulâtresse comme une femme damnée, dans la continuité de la figure coloniale de la femme métisse « érotisant l’une des réalités brutales de la colonisation et de l’esclavage, celle du viol de femmes noires par des hommes blancs » (Myriam Paris, 2006). L’œuvre de Pius Ngandu Nkashama (1983) 120

raconte le rapport de pouvoir entre le colon et la colonisée. La mulâtresse Anna est une femme condamnée par son père et hantée par sa propre ombre : l’histoire coloniale. Puis Ngandu Nkashama (1983) raconte, à travers la figure de la mulâtresse, l’accès des colons aux corps des femmes colonisées.

«   Il était du droit du conquérant de disposer à sa guise des biens acquis par la violence. C’est la loi même de la conquête. Tu es le fruit de la conquête. Le fruit de la violence. Tu ne peux triompher de ta malédiction que par la violence. C’est pourquoi l’ombre de ton père te traque partout.121 »

L’histoire du métissage racontée par Pius Ngandu Nkashama représente la mulâtresse

comme une femme damnée, et sa mère comme une putain, le concubinage n’étant pas reconnu comme un mariage légitime. Le roman de Pius Ngandu Nkashama dépeint la femme métisse comme une prostituée, hantée par le pouvoir de son père et répétant la condition de sa mère. Il reprend le discours philanthropique colonial de l’époque qui a construit le problème métis autour de la prostitution des femmes métisses (Saada, 2005). La mulâtresse, après les indépendances, incarne la faute de sa mère.

« C’est pourquoi les hommes me crachent au visage. C’est pourquoi, ils me désignent du doigt. Quand ils me rencontrent sur leurs sentiers, ils disent que je leur apporte malheur, parce que je ne suis pas pure. Ils me haïssent ». (…)

«   La perfection dans leur déchéance, oui. Ils veulent me sacrifier sur leur autel d’expiation. Ils me chargent de tous leurs péchés, de toutes leurs fautes. Ils veulent que j’assume sur mes épaules toutes leurs puanteurs ».122

Cependant, le roman de Pius Ngandu Nkashama ajoute un nouvel acteur dans

PARIS, Myriam, « La page blanche. Genre, esclavage et métissage dans la construction de la trame coloniale 120

(La Réunion, XVIIIe siècle), Cahiers du Cedref [en ligne], n. 14, 2006, consulté le 16/08/2016 : https://

cedref.revues.org/459

Ibid., p. 179

121

Ibid., p. 180

l’histoire du métissage après les indépendances. Dans son roman, ce n’est pas seulement l’ombre de la colonisation qui hante Anna, c’est aussi le peuple lumineux qui s’est libéré de

l’oppression coloniale et qui poursuit la mulâtresse. La mulâtresse qui porte la marque de la bâtarde et sa mère qui porte la marque de la putain représentent, aux yeux du peuple libéré,

la femme soumise au pouvoir du colon. Pius Ngandu Nkashama reprend ainsi la figure féminine de la traîtresse, au cœur des narrations de libération nationale (Bernand, 2008-).

Les indépendances : Mariage mixte à Bangui, de Faustin-Albert Ipeko-Etomane (1981)

Alors que les narrations sur l’histoire coloniale présentent le métissage comme la relation entre un homme colon et une femme colonisée, les articulations entre le sexe et la race prennent un autre sens politique après les indépendances. Un roman écrit par Faustin- Albert Ipeko-Etomane, Mariage mixte à Bangui (1981) édité par la Coopération française

dans la collection Egalité, complémentarité, solidarité, raconte un couple mixte entre une

femme française et un homme centrafricain. La famille de Blanche, enfant unique d’un riche industriel français, représente l’héritage colonial, à travers son oncle, Alfred Pélissier. Alfred Pélissier est un exploitant forestier acclamé par la population centrafricaine comme un patron généreux, favorable à l’indépendance et à la formation d’une élite centrafricaine. Ce patron représente à la fois l’héritage de la colonisation et la réussite des industriels français à garder leur place aux tournants des indépendances. Le mariage de sa nièce Blanche avec un centrafricain formé et diplômé en France, Paul Marat, représente l’accomplissement de ce projet politique, comme l’exprime le discours de l’officier d’état-civil le jour du mariage :
 « Mesdames, messieurs, avant de procéder à la célébration de ce mariage, événement de dimension internationale puisqu’il intéresse deux Pays distincts de tradition mais unis par un passé lointain : l’ancien Territoire de l’Oubangui- Chari, devenu Nation souveraine, notre Patrie, la France, puissance colonisatrice, qu’il me soit permis de présenter les personnes que nous allons unir (…) Premier mariage mixte à Bangui célébré à la Mairie de notre coquette capitale huit années après notre accession à la souveraineté internationale, l’événement revêt une portée qui dépasse notre entendement. » 123

Le roman de Faustin-Albert Ipeko-Etomane raconte le versant caché des indépendances. Suite à son mariage avec Blanche, Paul Marat refuse de reconnaître l’enfant qu’il a eu avec son ancienne concubine, une femme centrafricaine. La scène de la déclaration de la naissance de l’enfant par sa mère centrafricaine à l’officier d’état-civil re-signifier le mariage entre Blanche Pélissier et Paul Marat. Ce mariage, métaphore de la nouvelle coopération entre la France et la République Centrafricaine, a pour effet l’abandon de l’enfant du pays, comme le raconte la mère centrafricaine à l’officier de l’état-civil :


- [l’officier d’état-civil] Nom de l’enfant ?

IPEKO-ETOMANE, Faustin-Albert, Mariage mixte à Bangui, Paris : Le Méridien, 1981, 96 p. 89-90

- [la mère] Zo Kwe Zo.

- [l’officier d’état-civil] Prénoms ? - [la mère] Dieudonné Alain.

- [l’officier d’état-civil] Nom du Père. - [la mère] Néant.

- [l’officier d’état-civile] Néant ?

- [la mère] Oui, néant. Cet enfant a bien un père qui refuse de le reconnaître »124. L’enfant du pays, de père et de mère centrafricains, abandonné par son père qui s’est marié avec une Française, est nommé, Zo Kwe Zo (tout être est un être), la devise du premier

président de l’État indépendant, Barthélémy Boganda. Le mariage mixte entre une femme blanche et un homme africain au tournant des indépendances, métaphore de la production d’un nouvel État indépendant lié à la France, est la cause de l’abandon de l’enfant du pays. À la fin du roman, Blanche Pélissier remplace l’ancienne compagne de son mari en tant que directrice d’école. Une discussion avec les enseignantes centrafricaines, dont elle a la charge, raconte d’une façon nouvelle la division raciale entre femmes françaises et femmes centre- africaines :


- « [une enseignante centrafricaine] « On peut aussi se poser cette question, celle de savoir pourquoi les Français qui viennent ici n’épousent pas beaucoup de Noires pour les emporter chez eux ?

- [Blanche Pélissier] Je n’ai pas vécu en Afrique pour apprécier le comportement de mes sœurs noires face au mariage mixte. Cependant je peux affirmer que le problème de dépaysement, de nostalgie revêt un caractère primordial ici.

- [une enseignante centrafricaine] C’est dire que nous ne voulons pas quitter notre Pays pour un long séjour à l’étranger parce que nous lui sommes attachées par des liens indéfectibles ? Il y a une vérité à souligner. On prétend que nous vénérons notre authenticité, que nous ne voulons pas assimiler à outrance la civilisation des autres de peur de devenir des désemparés.

Ibid : p. 49 124

- [Blanche Pélissier] Calmez vos appréhensions, mes Sœurs. Le problème trouvera un jour sa solution. Alors on parlera de l’exportation de Noires vers les Pays européens pour un juste équilibre »125.

Le romancier utilise le terme exportation, normalement utilisé pour des matières

premières, pour désigner le mariage des femmes centre-africaines avec un blanc et leur migration en France. La division raciale s’exprime dans l’asymétrie des termes choisis, le

mariage pour les femmes blanches et l’exportation des Noires vers les Pays européens, qui

marquent une inégalité face aux relations mixtes. La narration de Faustin-Albert Ipeko- Etomane met en lumière le tournant des indépendances comme une spoliation.

Ibid : p. 36-37 125