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Revisiter la chronique coloniale : le travail des femmes colonisées

INTRODUCTION : DES CORPS ET DES SUJETS POLITIQUES

CHAPITRE 3. HISTOIRES DÉCOLONIALES AU TOURNANT DES INDÉPENDANCES

4. Revisiter la chronique coloniale : le travail des femmes colonisées

Les deux oiseaux de l’Ubangui, de Pierre Makombo Bambote

La colonisation pour les femmes a été, comme pour les hommes, l’expérience du passage de la campagne à la ville, du travail pour le lignage au travail pour le blanc. Les femmes colonisées dans le Congo français ont été, comme les hommes colonisés, des victimes du système d'exploitation des Compagnies concessionnaires par la contrainte, pour le versement des corvées, pour le ravitaillement des Européens et pour le paiement de l’impôt (Coquery-Vidrovitch, 2002). Le roman de Pierre Makombo Bamboté, Les deux oiseaux de l’Ubangui, publié en 1968, exprime les liens entre la présence des femmes oubanguiennes

dans la ville coloniale, le travail forcé dans les campagnes et le travail sexuel. Il développe la perspective selon laquelle l’histoire des femmes colonisées est aussi une histoire de migration, de travail, d’exploitation et de résistance pour des nécessités de survie. Le début de son roman raconte le bouleversement de la vie des populations suite à la mise en place de l’impôt de capitation par les compagnies concessionnaires (Coquery-Vidrovitch, 2002).


«   Plaignons les princes et les princesses de ces pays qui ne sont pas libres. Oundambi et Naloto, on les avait toujours en vue, dès les premières pluies, on leur comptait leurs hectares de coton. Ils se baissaient et grattaient la terre, ils se brisaient sur la houe. Matin, midi et soir passaient les miliciens, deux à deux, le fusil à l’épaule et la coiffure flamme. Cela jusqu’aux récoltes, chers amis.

Après les récoltes que faisait-on ? Il faut être un étranger pour demander cela. Veut- on un coup de chicotte ? On se mettait en rangs pardi les uns après les autres, les paniers aux pieds on vendait le coton. Aussitôt, l’argent des impôts était retenu.132 »

Le système d'exploitation des compagnies concessionnaires transforme l’organisation de la famille et du mariage. Oundambi ne peut pas réunir l’argent de la dote pour demander Naloto (également appelé Josephine) en mariage à cause des impôts élevés et du faible argent généré par la récolte du coton. Quand Oundambi apprend que monsieur Albert, le contremaître des transports CTRO, est devenu l’amant de Naloto/Joséphine, il pense à l’argent qui lui manque et à la position privilégiée de son rival.

BAMBOTE, Pierre Makombo, Les Deux oiseaux de l’Ubangui, Paris : Editions Saint-Germain-des-Près,

132

« Il pensait, Oundambi : ah ! L’argent tu as beau faire, tu te réveilles à l’autre bout de l’action, les mains enflées par les manches durs des coupe coupe, les reins brisés comme sous les étreintes d’une gaillarde, il se trouve que tu n’as rien fait.

O ! L’argent, tu tueras, Oundambi.

Il vit le regard des joueurs cloué à la porte de Ngawaya, la mère de Joséphine. Là, dans cette case avait pénétré monsieur Albert. Un pantalon lui fendait le cul. Il était le chien du plaisir. Il rigolait comme un gorille européen content de soi. Misère ! Oundambi ne l’enviait pas.133

Pour échapper au travail, Naloto/Joséphine décide de partir en ville à Bangui. En plus de déstructurer les relations familiales et de mariage, le travail forcé des hommes pour les compagnies concessionnaires a augmenté le temps de travail domestique des femmes devenu indispensable (Allman et Tashjian, 2000). Le travail forcé mis en place par les compagnies concessionnaires a donc eu pour conséquence d’augmenter le contrôle des hommes sur la force de travail des femmes. En réaction à cela, des femmes ont décidé de migrer vers les centres urbains pour négocier des espaces plus autonomes dans l'économie coloniale (Allman et Tashjian, 2002). Une scène dans le roman de Pierre Makombo Mambote raconte la rupture des femmes migrantes en ville avec leur lignage. Installée à Bangui, Naloto/Joséphine reçoit une lettre de sa mère qui lui demande de l’argent. Monsieur Gaston, son nouveau protecteur, l’aide à lire et à répondre à la lettre. Sa mère finit sa lettre par ces mots : « ne me répond pas et je te maudirai ». Naloto/Joséphine pense alors à voix haute :

« Qu’elle fasse tout ce qu’elle veut ! Ici Bangui, je ne serais pas la première ni la dernière »134.

Les pensées de Naloto/Joséphine sur son avenir possible à Bangui indiquent que, pour les femmes, les possibilités de vivre dans la ville coloniale sont le commerce ou la prostitution.

« Chers amis, Joséphine hésitait. Depuis deux ans, elle hésitait elle aurait voulu se monter un petit commerce, se voyait vendeuse de viande grillée sur le marché. Il lui

Ibid., p. 21

133

Ibid, p. 67

aurait fallu aller auparavant à Bouar à la base militaire française. Là-bas, c’était la mort, pour une femme »135.

Comme lui dit Pauline, sa voisine, pour la consoler de ses inquiétudes et lui faire entendre raison elles sont « deux femmes » :

« Nous sommes deux femmes, n’est-ce pas ? murmura Pauline – c’était sa formule préférée – qui le veut s’en tire toujours »136.

« Ce soir allons attendre à la porte du Rex. Un bon cœur nous fera danser quitte à se serrer la ceinture après »137.

En ville, le pouvoir colonial réserve le travail salarié aux hommes et les femmes deviennent prostituées ou domestiques (Coquery-Vidrovitch, 1994).Les activités des femmes dans le travail sexuel et le travail domestique ne s'expliquent donc pas par un déséquilibre démographique, dont il n'est d'ailleurs pas question à Bangui où, en 1916, y vivaient 1528 hommes et 1531 femmes (Mabou, 1995), mais pas l’articulation entre les rapports sociaux de sexe et le travail salarié. Comme l’analyse Joseph Tonda, « la figure historique de la ‘femme libre’  » est produite par la ville coloniale : « la ‘force’ de travail sexuelle des femmes peut ainsi se vendre, se négocier en dehors des contraintes familiales » 138

(Tonda, 2005). Ce sont les relations avec les hommes qui font vivre Naloto/Joséphine et sa voisine Pauline.

« Me présenter à un grand personnage, Gaston l’a fait. Sans le garde qui veillait sur lui, je ne l’aurai jamais su, Pauline ! Mais qu’ont-ils donc tous. Quelle bête les ronge et les fait rire perpétuellement, chatouiller le monde tous de la même manière, Pauline ! Ils sont venus une fois, ils veulent venir toujours. Tu n’étais pas là. En pleine nuit, ils m’ont encore envoyée acheter deux bouteilles de vin au marché Pendant qu’ils buvaient en jouant du phono, j’ai dû me brûler en leur faisant à manger ; cela n’est rien mais ils m’ont tout mangé. Mais qu’ont-ils donc, Pauline ? Ils riaient, dansaient,

Ibid, p. 70 135 Ibid., p. 74 136 Ibid, p. 75 137

TONDA, Joseph, Le Souverain moderne. Le corps du pouvoir en Afrique centrale (Congo, Gabon), Paris : 138

pinçaient les gens, bousculaient la table me poursuivaient dans les coins. Je protestais en vain »139.

Dans le récit fait par Naloto/Joséphine de ses nuits, les hommes viennent chez elle pour s’amuser et pour manger. Les études anthropologiques de Luise White (1990) et de Janet Burja (1975) dans le Nairobi colonial montrent comment le travail domestique constitue une part importante non tarifée des services sexuels monnayés par les femmes libres en ville. Luise White définit ainsi la prostitution à Nairobi comme un travail reproductif: reproduction de la force de travail car les prostituées produisaient un travail domestique pour les travailleurs colonisés, mais aussi, reproduction de l'habitat urbain, car elles participaient à faire vivre les quartiers des travailleurs. La structure du travail salarié et son articulation avec le travail domestique et sexuel à Bangui déterminent les possibilités et les impossibilités des femmes dans la ville coloniale. « Là-bas c’était la mort pour une femme ».

La mort de Naloto/Joséphine clôture l’histoire, une histoire de migration et de travail, d’exploitation et de mobilité, de survie et de mort. Le travail domestique des femmes libres dans le cadre des relations de concubinage et de la prostitution représente un travail indispensable à la production de la ville coloniale comme camps de travail.

Orphée d’Afric de Werewere Liking

Dans les narrations de Werewere Liking, les femmes sont des piliers de l’économie des villes coloniales. Dans Orphée d’Afric de Werewere Liking (1981), les femmes

colonisées sont vendues au Kông par leurs familles. Le Kông et un dispositif magique qui

utilise la photographie et le nom écrit pour vendre la personne qui sera destinée à travailler la nuit dans les plantations (Tonda, 2005).

«   Autrefois, les maisons étaient entourées de champs d’arachides, d’ignames, de maniocs, et de pois. On cultivait à la tombée du soleil en surveillant d’un œil le repas du soir qui cuisait au feu de bois dans la cour. Aujourd’hui, les ‘’plantations industrielles’’ ont remplacé autour des maisons les ‘’champs’’ de vivres qui ont été repoussés de plus en plus loin. Les femmes (les pauvres !) doivent s’y rendre pour travailler encore après les corvées de la ‘’plantation’’. Le chemin est long et grande

BAMBOTE, Pierre Makombo, Les Deux oiseaux de l’Ubangui, Paris : Editions Saint-Germain-des-Près, 139

est la fatigue. Certaines y laissent leur peau ; tenez … l’année dernière, la vieille Nanga y est morte sous le poids des vivres et du bois de chauffage. On a retrouvé le lendemain son corps rongé par les fourmis rouges, le cou tordu sous son panier … Mais peut-être sa famille l’avait-elle vendue au Kông ? »140

« Et claquaient, et résonnaient des mots aux syllabes damnées : Kông ! Kông ! Fam- laa ! Fam-laa ! 

De fantastiques chantiers ouvrent leurs portes de nuit : des immeubles poussent de la terre avec la fougue des champignons vénéneux. Des plantations éclosent par enchantement. Traite ! On traite. Traitreusement. Et des zombies travaillent nuit et jour, sous terre, pour des maîtres qui les ont achetés à leurs familles, à leurs amis, contre la fortune, pour les honneurs … Traite ! On traite. Transcendentalement. On sépare l’âme de son véhicule et on la maintient emprisonnée au mont ‘’Koupé’’, alors que le corps… Le corps plisse, creuse, se creuse, s’use jusqu’à ce que les cordes d’or et d’argent se cassent, seconde mort qui libère l’âme et lui permet de se résorber dans la conscience unique »141.

Dans le roman de Werewere Liking, la ville est le camp de travail du Souverain moderne analysé par l’anthropologue Joseph Tonda (2005). Les femmes colonisées y font l’expérience de la déparentalisation, de l’exploitation, de la mort, de la maladie, de la marchandisation des choses et des corps. Le Kông, n’est pas simplement l'imaginaire de la modernité. Comme Mami Wata, le Kông est une dimension du Souverain Moderne qui fait

violence aux corps en les transformant et en les organisant autour des choses du blanc dans des camps de travail et dans les villes où « s'intensifient la réalité de   la Mission civilisatrice, de la Mise en valeur, de la Modernisation, du Développement ou du sous- développement, de l'Indépendance, de la Démocratie et le travail de l’imagination du Souverain moderne  »142 (Tonda, 2005). Le pouvoir du Kông est un pouvoir matériel et

idéel : c’est une mise au travail et une mise en image forcée.

WEREWERE LIKING, Orphée Dafric, Roman. Orphée d’Afrique, théâtre rituel, Manuna Ma Njock, Paris : 140

L’Harmattan, 1981, p. 24-25 Ibid : p. 21

141

TONDA, Joseph, Le Souverain moderne. Le corps du pouvoir en Afrique centrale (Congo, Gabon), Paris : 142

Depuis la perspective du Souverain moderne théorisé par Joseph Tonda (2005), les images des cartes postales coloniales participent à la « violence de l’imaginaire », « qui s’exerce sur les corps et les imaginations au moyen d’images (icônes, symboles, indices), de gestes corporels, de mots » 143 (Tonda, 2005) sur les choses de la ville et sur les corps des femmes. Les représentations des femmes vendeuses au marché traversent les périodes historiques coloniales et post-coloniales. Elles sont la condition de l’existence de la ville européenne et du club des Français. Le Rock Club et les vendeuses au marché sont deux repères du même imaginaire impérial sur la ville coloniale et post-coloniale au-delà des indépendances. Les femmes ont été depuis le début de la colonisation les principales fournisseuses de la ville coloniale en biens et en services pour la reproduction de la force de travail. Leur force de travail fait partie de la force spectrale au service du blanc qui fait que « des immeubles poussent de la terre avec la fougue de champignons vénéneux » 144

(Werewere Liking, 1981)

49 : Carte-postale, Editions HOA-QUI, années 1980

Bangui. La piscine

50 : Carte postale,, édition inconnue, marché Bokassa, Bangui, 1966-1979

!

TONDA, Joseph, Le Souverain moderne. Le corps du pouvoir en Afrique centrale (Congo, Gabon), Paris : 143

Karthala, 2005, p. 7

WEREWERE LIKING, Orphée d’Afrique, théâtre rituel, Paris : L’Harmattan, 1981, p. 21 144

51 : Carte postale, Studio Phodrop, années 1960, Collection Didier Carité.

Vue de la piscine et du fleuve, Bangui, République Centrafricaine

52 : Affiche,, Service d’information de la République Centrafricaine, 1965, Collection Didier Carité

« Kwa ti Kodro »145, 1er mai 1965, Travail volontaire

5 3 : C a r t e p o s t a l e , H e n o c q u e (photographe), Rock Club, Bangui, années 1950. Collection Didier Carité

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5 4 : C a r t e p o s t a l e , H e n o c q u e (photographe), marché central, Bangui, années 1950, Collection Didier Carité

!

Travailler pour le pays

55 : Carte postale, Maurice Balard (patron de restaurant), Bangui, années 1930, Collection Didier Carité