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INTRODUCTION : LA QUESTION DE DÉPART

CHAPITRE 1. LE RÉCIT DE L’ENTRÉE DANS LA RECHERCHE

3. Les femmes africaines dans les théories post-coloniales

Le site internet du CODESRIA, le Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique, m’a fait connaître des chercheuses féministes invisibilisées dans les cursus académiques des universités françaises ; une marginalisation qui s’exprime par des supports de lecture spécifiques : une majorité d’articles et de livres en ligne. Les supports électroniques expriment aussi une résistance épistémologique. Ainsi, le CODESRIA se donne comme objectif de

« Faire entendre et de rendre visible la production intellectuelle des chercheurs africains en se faisant la voix des chercheurs africains dans l’arène internationale. (…) Les résultats de la recherche sont diffusés à travers une série de publications comprenant des livres, revues, monographies et documents de travail » 26 (CODESRIA)

La lecture du site du CODESRIA m’a amenée à connaître l’AFARD, l’association des femmes africaines pour la recherche et le développement. L’AFARD a été créée en décembre 1977 à Dakar et a rassemblé des chercheuses pour un atelier, tenu à Dakar et sponsorisé par le CODESRIA, intitulé Femmes africaines et développement : la décolonisation de la Recherche. Leurs objectifs participent à la critique du paradigme occidental qui a construit la figure de la femme africaine sous-développée. Le travail collectif, initiateur et novateur des chercheuses de l’AFARD, avait pour objectif de combattre la «   distorsion ethnocentriste des théories dominantes » sur « la femme sous-développée » « défini[e] de l’extérieur, à travers un discours qui, en diabolisant sa différence ou en voulant la gommer, tente de lui assigner une ‘étiquette identitaire’ dont la fonction latente est de légitimer sa marginalisation   » 27 (Touré, 2011). Fatou Sarr, dans sa thèse Étude des femmes entrepreneures issues du secteur de l’économie informelle au Sénégal dans une perspective de politique sociale, explique l’importance de l’initiative de l’AFARD pour contrer les dogmes du féminisme occidental des agences de développement :

CODESRIA, « A propos de nous », http://www.codesria.org/spip.php?rubrique193. 26

TOURÉ, Maréma, « La recherche sur le genre en Afrique : quelques aspects épistémologiques, théoriques et

27

culturels », Genre et dynamiques socio-économiques et politiques en Afrique /Ed. by Fatou Sow et Ndèye Sokhna Guèye, Dakar : CODESRIA, 2011, p. 109.

« Le féminisme comme mouvement social a rencontré une grande réticence de la part des Africaines, qui ont souvent été préoccupées par les dangers du plaquage d’un modèle unique, faisant du féminisme un dogme. C’est pourquoi les chercheurs du tiers monde proposent, à cet effet, une ouverture à la diversité donnant au féminisme une dimension plurielle » 28(Sarr, 1998)

Parmi les publications qui concernent la décolonisation de la recherche sur les femmes africaines, la plus visibilisée et la plus diffusée (aujourd’hui encore) dans les centres académiques au Nord, est l’essai de Chandra Talpade Mohanty qu’elle a publié en 1988 : Under Western Eyes: Feminist Scholarship and Colonial Discourses. Dans cet essai, Mohanty analyse « la production de la ‘femme du tiers-monde’ comme un sujet monolithique singulier » (Mohanty, 1988, traduction libre). Comme les chercheuses de 29

l’AFARD, elle utilise le concept de colonisation pour analyser les processus discursifs du développement qui suppriment l’hétérogénéité des femmes africaines comme sujets politiques. Elle identifie ce processus de colonisation des vécus multiples des femmes du Sud comme un des moyens de leur infériorisation et de leur marginalisation. C’est l’homogénéisation des femmes du Sud en tant que groupe constitué par l’oppression sexuelle et par le sous-développement qui construit l’image d’une femme du tiers-monde typique.

« Une conception homogène de l'oppression des femmes en tant que groupe est adoptée, ce qui, à son tour, produit l'image “d'une femme typique du tiers monde”. (…) Cette femme typique du tiers monde mène une existence tronquée, basée sur son état de femme (lire : contrainte sexuellement) et étant du tiers monde (lire : ignorante, pauvre, non instruite, traditionnelle, religieuse, femme au foyer, tournée vers sa famille, victime, etc). » (Mohanty, 1988, traduction libre)30

SARR, Fatou, L’entreprenariat féminin au Sénégal. Les transformations des rapports de pouvoirs, Paris :

28

L’Harmattan, 1998 [1975], p. 47

« The production of the ‘third world woman’ as a singular monolithic subject », MOHANTY, Chandra

29

Talpade, "Under Western Eyes: Feminist Scholarship and Colonial Discourses", Feminist review, n. 30, autumn

1988, p. 61:

« A homogenous notion of the oppression of women as a group is assumed, which, in turn, produces the image

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of an ‘average third-world woman’. (…) This average third-world woman leads an essentially truncated life based on her feminine gender (read: sexually constrained) and being ‘third-world’ (read: ignorant, poor, uneducated, tradition-bound, religious, domesticated, family-oriented, victimized, etc.) », Ibid, p. 65

Cette représentation des femmes du tiers-monde comme un groupe monolithique a

priori n’est possible que par l’occultation des relations sociales multiples dans lesquelles

s’inscrivent les femmes. Les figures de la femme du tiers-monde et de la femme africaine permettent d’effacer les contextes politiques, économiques et culturels, les organisations du travail, les structures familiales et l’histoire coloniale qui façonnent les relations sociales de pouvoir et de résistance. La non-prise en compte de l’histoire et des contextes par les recherches sur les femmes africaines reproduit, dans un même mouvement, la spécificité des femmes africaines comme étant sous-développées et l’universalisme des femmes occidentales comme étant la référence théorique pour l’analyse des relations entre les hommes et les femmes :

« La définition des femmes comme un groupe cohérent et déjà constitué, avec des intérêts et des désirs identiques, quel que soit leur situation de classe sociale, d'ethnicité ou de race, laisse entendre qu'une notion de genre ou de différence sexuelle ou même de patriarcat peut être appliquée de manière universelle et transculturelle » (Mohanty, 1988, traduction libre)31

La thématique de la prostitution est un des éléments clefs de la construction des femmes africaines comme étant spécifiquement dépendantes et opprimées : «   All African women are dependent. Prostitution is the only work for African women as a group » 32

(Mohanty, 1988). Le fait de poser la question des échanges économico-sexuels tarifés du côté de Bangui ne peut être dissocié des représentations en sciences sociales relatives à un modèle de sexualité africain, qui ont été diffusées dans les recherches de développement sur le VIH Sida en Afrique (Caldwell, Caldwell et al. 1989), et qui reproduisent l’altérité sexuelle et raciale de la figure des africains : la promiscuité sexuelle, le multi-partenariat et la sexualité vénale.

Jo Doezema a analysé la représentation de la Prostituée du thiers-monde comme une figure constitutive de l’action de la Coalition contre le trafic des femmes (CATW). Son argument central est que l’image de la Prostituée du thiers-monde diffusée par la CATW, s’inscrit dans un paradigme développementiste et occidental, car elle permet la construction

« The assumption of women as an already constituted and coherent group with identical interests and desires,

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regardless of class, ethnic or racial location, implies a notion of gender or sexual difference or even patriarchy can be applied universally and cross-culturally. », Ibid, p. 64,

Ibid : p. 67. 32

d’un corps alterisé et blessé comme justification des politiques interventionnistes de développement. Dans son article Ouch ! Western Feminists’ ‘Wounded Attachment’ to the ‘Third World Prostitute’ (2001), Jo Doezema construit son argument en comparant les

discours de la CATW avec les discours des campagnes victoriennes contre la prostitution coloniale en Inde. Elle montre comment la domination masculine pensée par des femmes européennes depuis l’Europe pour dénoncer leur exclusion du système politique est utilisée comme référent universaliste pour altériser les femmes dans les colonies. En objectivant les femmes colonisées comme des femmes spécifiquement et universellement opprimées, les femmes anglaises en lutte pour leur intégration dans l’Empire de la Grande-Bretagne se sont constituées en sujets politiques.

Dans son analyse du paradigme développementiste, Jo Doezema utilise le concept d’identité blessée qu’elle emprunte à Wendy Brown (1995), dans son ouvrage States of Injury, Power and Freedom in Late Modernity. Le concept d’identité blessée désigne les politiques identitaires qui exigent la protection d’un État et qui ont besoin, pour se faire entendre du pouvoir, de construire la représentation d’un corps spécifiquement blessé, différent du corps en lutte pour le pouvoir. Les conséquences de ces politiques de l’identité blessée sont la division des femmes entre les femmes en lutte et les femmes victimes. On retrouve là les critiques adressées par d’autres chercheuses et collectifs de prostituées aux théories qui construisent la prostituée comme la figure de l’opprimée et la prostitution comme la métaphore de l’oppression des femmes.

Gail Pheterson (2001) analyse ainsi comment les discours et les politiques de réforme sociale font des prostituées des victimes prototypiques du patriarcat et du capitalisme qu’il faudrait sauver, parce qu’impuissantes et réhabiliter, parce qu’indignes. Gail Pheterson montre comment ces discours politiques réformistes ont des conséquences sur la vie des femmes, car ils limitent leurs possibilités de faire entendre leurs propres voix pour l’amélioration de leurs conditions de travail. Les analyses de Gail Pheterson (2001) montrent que l’analyse discursive ne peut être dissociée d’une analyse des expériences vécues des femmes. Les écrits de Kamala Kempadoo (1998) affirment que la dimension des expériences vécues doit être pensée conjointement avec la dimension discursive, car elle permet de considérer non pas seulement l’objectivation hégémonique des expériences des travailleuses du sexe, mais leur subjectivation politique par les premières concernées.

« En soulignant la capacité d'agir, les résistances contre et les contestations (des femmes), les structures oppressives et exploitantes sont dévoilées, et les visions et les idéologies inscrites dans les pratiques des femmes sont rendues visibles. De telles analyses positionnent les travailleuses du sexe comme actrices sur la scène mondiale, en tant que personnes capable de faire des choix et de prendre des décisions qui conduisent à la transformation de la conscience et à des changements dans la vie quotidienne. » (Kempadoo, 1998, traduction libre)33

La notion de devenir post-colonial (becoming post-colonial, traduction libre) de Patricia McFadden (2007) permet de donner un nom à cette perspective sur les systèmes d’exploitation dans les relations Nord/Sud analysées à partir des résistances et de l’agentivité.

«   J'utiliserai désormais l'expression “devenir post-colonial” en relation au processus actif et aux résistances des femmes noires contre le néocolonialisme et le néo-impérialisme. » (McFadden, 2005, traduction libre)34

L’intérêt de la définition par Patricia McFadden de la post-colonialité comme un état de conscience est de donner une place, dans l’analyse du pouvoir, aux résistances des femmes, et en particulier, aux résistances des femmes marginalisées par le pouvoir.

« Au centre de ma définition de la “post-colonialité” comme état de conscience, un moment de transition et une performance politique, il y a la capacité d'agir des femmes, en particulier des femmes qui travaillent et des autres communautés de travailleurs sur tout le continent africain » (McFadden, 2007, traduction libre)35

Pour analyser dans un même mouvement le pouvoir et les résistances, Obioma

« By underlining agency, resistances to, and contestations of, oppressive and exploitative structures are

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uncovered, and the visions and ideologies inscribed in women’s practices made visible. Such analyses position sex workers as actors in the global arena, as persons capable of making choices and decisions that lead to transformations of consciousness and changes in everyday life », KEMPADOO, Kamala, « Introduction : Globalizing sex worker’s rights », Global Sex Workers: Rights, resistance, and redefinition/ ed. By Kamala Kempadoo et Jo Doezema, New York: Routledge, 1998, p. 9

« I shall therefor be using the expression – ‘becoming post-colonial’ in relation to the active process of

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struggle and resistances by Black women against neocolonialism and neo-imperialism », MCFADDEN, Patricia, « Becoming Post-colonial: African Women Changing the Meaning of Citizenship », Meridians, vol. 6, n. 1, 2005, p. 3

« Central to my definition of post-coloniality as a state of consciousness, a moment of transition and a political

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performance is the agency of women, particularly working women and other working communities across the African continent », MCFADDEN, Patricia, “African Perspectives of Post-Coloniality”, In Popular Feminism

Lecture [en ligne], Center for Women’s Studies/Ontario Institute for Studies in education, 2 Avril 2007, Toronto,

Nnaemeka (2004) dessine un projet épistémologique qui prend ses distances, à la fois, avec une perspective hégémonique et avec une perspective contre-hégémonique, qui privilégient, toutes deux, les représentations au détriment des expériences vécues et des aspirations défendues par les sujets en contexte. Selon elle, le risque des théorisations poststructuralistes, en se concentrant sur les discours et sur l’esthétique, est de « mettre en avant la notion de la femme Africaine plutôt que l’humanité des femmes africaines » (Nnaemeka, 2004, traduction libre) . 36

Le projet décolonial d’Obioma Nnaemeka (2004) se fonde sur l’articulation entre les pratiques quotidiennes et la théorisation. Ce projet s’apparente à une négociation entre la théorie et la pratique, pour construire des recherches en dehors du regard du pouvoir. Elle nomme cette perspective féministe le négo-féminisme et l’oppose à l’ego-féminisme, concept qu’elle crée pour nommer la vision libérale et post-moderne du féminisme qu’elle critique. Le négo-féminisme est la capacité de « contester par la négociation, la conciliation et le compromis » (Nnaemeka, 2004, traduction libre)37. Dans cette perspective, la prostitution n’apparaît plus comme le lieu de la passivité des femmes ou comme le lieu de leur libération, mais comme un lieu de négociation où les femmes sont, en même temps, sujets de domination et sujets actifs, entre les structures de pouvoir oppressives et les résistances de pouvoir en devenir.

« Il est clair que les “filles bien” sont privilégiées dans une grande partie des théories féministes, alors que les travailleuses du sexe sont renvoyées à un statut d'objets, perçues comme manipulées violemment et entraînées à la passivité et au consentement. La prostitution semble être un des derniers lieux de relations entre les sexes à être interrogé à travers un regard féministe critique qui suppose que les femmes sont à la fois des sujets actifs et des sujets de domination.   » 38

(Kempadoo, 1998, traduction libre)

“Foregrounding of the notion of the African woman rather than the humanity of African women”,

36

NNAEMEKA, Obioma, “Nego-feminism : Theorizing, Practicing, and Pruning Africa’s Way”, Signs, vol. 29, n. 2, 2004, p. 364.

« To challenge through negotiation, accommodation and compromise » : Ibid.: p. 380 37

« Clearly the ‘good girls’ are privileged in much feminist theorizing, while sex workers remain relegated to 38

the status of objects, seen to be violently manipulated and wrought into passivity and acquiescence. Prostitution appears to be one of the last sites of gender relations to be interrogated through a critical feminist lens that assumes that women are both active subjects and subjects of domination », KEMPADOO, Kamala, « Introduction: Globalizing sex worker’s rights », Global Sex Workers: Rights, resistance, and redefinition/Ed. By Kamal Kempadoo et Jo Doezema, New York: Routledge, 1998, p. 9

Enfin, dans cette même perspective la théorie peut être pensée, construite et critiquée comme une négociation, au sein d’un espace de pouvoir, entre le regard hégémonique et totalisant du pouvoir et les évènements marginalisés par l’académie : la vie quotidienne. Dans ce cadre, j’ai construit un dispositif méthodologique qui vise à mettre en valeur les actions des travailleuses sexuelles et domestiques pour négocier leurs vies au quotidien.