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INTRODUCTION : LA QUESTION DE DÉPART

CHAPITRE 1. LE RÉCIT DE L’ENTRÉE DANS LA RECHERCHE

1. Les putains dans les théories sur la reproduction et le travail

La reproduction forcée (Tabet, 1985) éduque, force, modèle, forme et oblige les femmes à une sexualité reproductive centrée sur le coït. La reproduction forcée, en assignant les femmes au travail de procréation et d’élevage des enfants, libère les hommes de ce travail et structure un rapport social inégalitaire entre le groupe des femmes et le groupe des hommes. Dans son article Fertilité naturelle, reproduction forcée qu’elle publie pour la première fois en 1985, Paola Tabet théorise la dissociation entre la sexualité et la reproduction (au sens de la procréation des enfants) ainsi que la division entre :

« Les femmes affectées professionnellement à l’exercice de la sexualité et celles ‘consacrées’ à la procréation » . 14

La reproduction forcée repose sur la division idéologique et matérielle entre les mères et les putains. La catégorie de femme libre est un discours sur la sexualité légitime et illégitime des femmes. Des femmes sont catégorisées comme femmes libres parce qu’elles sont en rupture avec les règles d'usage légitime de la sexualité reproductive. Comment les théories féministes articulent le processus de stigmatisation des femmes libres, la transgression et la matérialité du pouvoir ? Dans un essai Du don au tarif, publié en 1987, Paola Tabet posait les premiers jalons analytiques de sa théorie de l'échange économico-sexuel. Elle développe ensuite sa théorie dans le cadre d'articles publiés entre 1987 et 2001. La grande arnaque, publiée en 2004, retrace le trajet conceptuel de sa théorie.

Si les femmes libres transgressent les règles du mariage, leurs relations avec les hommes sont déterminées par la même relation politique entre les sexes qui structure les règles du mariage et de la parenté. La sexualité reproductive et la sexualité non-reproductive (au sens où la première produit des enfants et la seconde non), la sexualité dans le mariage ou en dehors du mariage, sont toutes deux traversées par l’inégalité entre les sexes : l’accès inégal

TABET, Paola, La construction sociale de l’inégalité des sexes. Des outils et des corps, paris : L’Harmattan,

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aux ressources.

« La structure générale de la division du travail et avec elle, l'inégalité d'accès aux ressources font que les femmes dépendent de leur travail sexuel et que le sexe est défini comme leur capital, leur terre ou moyen d'échange.   » Paola Tabet, 200415

Les maîtresses et les femmes mariées sont sur le même continuum des relations politiques entre les sexes qui transforment la sexualité des femmes en une sexualité de service : les échanges économico-sexuels. L’échange est inégal. Dans la prostitution, dans le mariage ou dans le concubinage, il n’est pas question d’échanger de la sexualité contre de la sexualité, mais de la sexualité contre quelque chose qui compense la sexualité : de l’argent, une stabilité financière, une sécurité affective, une respectabilité sociale. La sexualité des femmes devient alors une sexualité au service des hommes, une sexualité de service.

«   De la part des femmes, il y a fourniture d'un service ou d'une prestation, variable en nature et en durée, mais comprenant l'usage sexuel ou se référant à la sexualité ; de la part des hommes, il y a remise d'une compensation ou rétribution, d'importance et de nature variables, mais de toute façon liée à la possibilité d'usage sexuel de la femme, à son accessibilité sexuelle. » Tabet, 2004 .16

La frontière entre la sexualité reproductive et la sexualité non-reproductive est définie par l’idéologie du pouvoir qui catégorise et divise les femmes entre les mères et les putains. Paola Tabet pense ensemble dans une même théorie des femmes que le pouvoir masculin catégorise et divise pour mieux les contrôler. Les femmes qu’elles soient mariées, maîtresses ou prostituées, sont confrontées à la grande arnaque : l’expropriation de leur sexualité par les hommes. Dans la grande arnaque des hommes, aucune femme, libre ou mariée, n’est complètement libre. Cependant, certaines formes d’échanges économico- sexuels laissent plus de marges de manœuvre et de répit aux femmes. Si Paola Tabet est préoccupée de nommer les connexions politiques entre les femmes mariées et les prostituées, elle a la justesse de définir les ruptures et les différences qui marquent la vie des femmes et qui les rendent particulières les unes par rapport aux autres. Paola Tabet conceptualise le

TABET, Paola, La grande arnaque. Sexualité des femmes et échange économico-sexuel, Paris : L’Harmattan, 15

2004, p. 149 Ibid : p. 8. 16

continuum des échanges économico-sexuels en même temps qu’elle conceptualise les ruptures dans le continuum. Les services des femmes dans leurs relations avec les hommes varient : service domestique et/ou reproductif et/ou sexuel. La compensation des hommes varie aussi : plus ou moins aléatoire, définie à l’avance ou non, plus ou moins tarifée. La théorie de Paola Tabet construit un continuum et une échelle. Son échelle visibilise les marges d’action et les espaces d’autonomie des femmes : plus le service et la compensation peuvent être définis à l’avance et avec précision par les femmes, plus les femmes sont actrices dans la négociation de l’échange et plus elles peuvent défendre des espaces d’autonomie. En monnayant l’échange économico-sexuel, les femmes libres fissurent les catégories qui permettent aux hommes de contrôler les femmes qui transgressent les règles. Leurs résistances face au contrôle des hommes sur leur sexualité et leurs tentatives de survie dans la grande arnaque ouvrent une réflexion sur les conditions communes des femmes comme sujet politique : La théorie de Paola Tabet me permet ainsi de sortir de la catégorie infamante pour penser les femmes libres comme sujet politique dans les rapports sociaux de sexe : entre domination et résistance, entre contrainte et autonomie.

« La catégorie 'prostituée ' ou 'putain' ne peut se distinguer ni se définir par un contenu concret qui lui serait propre, ou par des traits spécifiques. C'est une catégorie définie par une relation : cette catégorie est une fonction des règles de propriété sur la personne des femmes dans les différentes sociétés et, plus précisément, la transgression, la rupture de ces règles. » Paola Tabet, 2004 17

Les catégories d’épouse et de femme libre sont des prismes qui déforment la réalité, en ce sens les catégories sont fictives. Mais les catégories ont aussi des effets réels : elles produisent des contraintes matérielles et sociales qui pèsent sur la vie des femmes qu’elles ciblent. Comment expliquer la reproduction des divisions entre les femmes au foyer et les autres femmes par certaines des théories féministes ? Les théories féministes matérialistes françaises ont critiqué l’analyse marxiste du travail qui excluait les femmes de l’exploitation, en montrant que le travail domestique des femmes au sein du foyer avait une visée productive : celle de reproduire une force de travail. Pour détruire la séparation et la hiérarchie idéologique des analyses marxistes entre le travail productif, assimilé aux hommes, et la reproduction, assimilée aux femmes, les analyses féministes se sont fondées sur la

TABET, Paola, La grande arnaque. Sexualité des femmes et échange économico-sexuel, Paris : L’Harmattan, 17

catégorie idéologique des mères. Ainsi, Christine Delphy a prouvé l’exploitation économique des femmes en analysant l’économie du travail domestique non rémunéré (gratuit dans les termes utilisés par Christine Delphy) des épouses. Son travail empirique et théorique a permis d’invalider la vision marxiste de l’économie et du travail qui posait un équivalent entre le salaire et l’exploitation, et faisait des épouses des individus opprimés mais non exploités (Delphy, 2009). Cependant, alors qu’elle introduit, dans l’analyse de l’exploitation, les femmes mariées comme des sujets politiques du système d’exploitation capitaliste, elle n’analyse pas l’exploitation des femmes qui vivent en dehors des unités domestiques légitimées par le mariage. Ainsi, les putains, qui échappent aux règles du mariage, semblent également échapper à l’analyse matérialiste des rapports de pouvoir entre hommes et femmes. Pourtant les théories de Christine Delphy ne disent à aucun moment que ces femmes-là ne seraient pas opprimées, au contraire, mais c’est comme si elles seraient opprimées sans être exploitées.

Les putains et les mères fournissent une sexualité de service, au sens où elle est au service des désirs et des besoins sexuels, émotionnels et affectifs des hommes, époux ou clients. Je fais l’hypothèse que la division, dans les analyses matérialistes françaises, entre les mères, comme le référent théorique, et les putains, comme les autres femmes, repose sur l’invisibilisation de la sexualité de service des femmes dans le mariage et en dehors du mariage, pensée comme non reproductive car ne produisant pas d’enfants. Cette invisibilisation de la sexualité de service pensée comme non reproductive s’inscrit dans la continuité d’une vision marxiste de l’économie et du travail. Le travail est défini par ce qu’il produit pour ou sur le marché. Afin d’identifier les activités domestiques des femmes dominées par le patriarcat (des femmes mariées et des filles sous l’autorité d’un père) comme un travail exploité, Christine Delphy (2009) fait référence à l’économie de marché pour en quantifier le manque à gagner. Je fais l’hypothèse que c’est cette nécessité de la référence au marché dans le raisonnement de l’économie marxiste qui empêche Christine Delphy et d’autres féministes matérialistes d’analyser la sexualité de service des femmes dans le mariage et en dehors du mariage. Selon le référent du marché, la sexualité de service ne produit pas de plus-value. Ainsi, la sexualité de service des mères n’est pas analysée dans le cadre de l’unité domestique, et la sexualité de service des prostituées est considérée comme économiquement inutile. Les prostituées sont donc considérées comme inutiles à la théorie critique des systèmes d’exploitation économique, et la sexualité de service des épouses est

invisibilisée. Pourtant, Christine Delphy, dans son article Pour une théorie générale de l’exploitation (2003) critique justement la référence permanente des marxistes au marché pour définir l’exploitation. Mais, c’est comme si la sexualité qui ne conçoit pas d’enfants échappait à une analyse matérialiste.

Pour prendre en compte les prostituées dans les théories sur l’exploitation, il me semble nécessaire de se baser sur une définition de l’exploitation qui ne fait pas référence au marché, mais à ses conditions matérielles. La notion de division sexuelle du travail qui désigne l’assignation prioritaire des femmes à la sphère reproductive et des hommes à la sphère productive (Kergoat, 2000) permet de s’interroger, non plus seulement sur ce que produit la sexualité de service, mais sur les structures matérielles qui contraignent la sexualité de service des femmes. Comme Seloua Chaker (2003), je pense que la notion de division sexuelle du travail permet d’inscrire les sexualités de service analysées par Paola Tabet dans le système d’exploitation économique :

« Dans le cadre d’une réflexion féministe sur cette grande arnaque, l’expropriation de la sexualité des femmes, considérer, dans un premier temps, l’intérêt heuristique d’une problématique en termes de division sexuelle du travail comme enjeu des rapports sociaux de sexe (…) me paraît, tout au moins, être une condition intellectuelle pour l’élaboration collective d’une politique d’émancipation des dominé-e-s » . 18

Est-il possible de regarder la division sexuelle du travail du point de vue des femmes assignées à une sexualité de service ? Gail Pheterson (2001) a choisi la prostitution comme prisme d’analyse des rapports sociaux de sexe. Ses enquêtes montrent que le stigmate de putain marque d’abord les femmes qui transgressent les règles en monnayant les rapports sexuels, et divise les femmes entre elles comme un moyen de contrôler toutes les femmes . 19

Ainsi les premières concernées par l’insulte de putain sont les prostituées, mais les femmes respectables en subissent également les effets de contrôle : elles ne sont jamais complétement respectables. Dans la théorie de Gail Pheterson (2001) sur Le prisme de la prostitution,

CHAKER, Saloua, « Entreprise « nor-mâle » recherche femme pour production de contenu à valeur ajoutée.

18

Ethnographie d’une société de messageries roses », Travailler, 2003, vol. 1, n. 9, p. 158

« Les prostituées ne sont pas seulement stigmatisées comme putains ; elles sont des putains. Les prostituées ne 19

sont pas seulement l’objet du stigmate de putain ; elles l’incarnent ». PHETERSON, Gail, Le prisme de la prostitution, Paris : L’Harmattan, 2001, p. 96

c’est la notion de travail sexuel qui permet de casser le stigmate, de sortir de la division idéologique entre putains et femmes respectables et de se défaire des catégories de contrôle sur les femmes.

«  Définir la putain de façon neutre comme travailleuse du sexe tient compte de ce qu’il existe aussi des femmes honorables et des hommes dignes dans le domaine des transactions sexuelles. » Gail Pheterson, 200120

Les catégories de prostituée et de mère jouent le même rôle : invisibiliser le travail sexuel des femmes. Si on prend comme point de départ le travail sexuel et domestique, et non plus seulement domestique, pour penser le groupe des femmes, qu'est-ce que cela nous apprend de nouveau ? Je fais l'hypothèse que la sexualité de service est un travail et un rapport politique qui s’observent dans la réalité quotidienne, un rapport social qui structure des relations politiques entre femmes et entre hommes et femmes. Je choisis de parler de travail sexuel, car il me semble nécessaire, dans une perspective féministe, de considérer que les femmes libres sont actrices dans le rapport politique entre les sexes, qu’elles sont actrices des résistances contre l’exploitation et qu’elles ont une perspective nécessaire à la libération des femmes. Ma recherche prend comme angle de départ le point de vue des femmes libres sur le rapport politique entre les sexes, mais aussi entre les femmes. L’objectif est donc d’inclure le travail sexuel (considéré jusqu’alors comme non reproductif et non productif dans les analyses des féministes matérialistes) dans l’analyse du travail reproductif. Il s’agira alors d’analyser les articulations entre le travail salarié productif et le travail reproductif sous le prisme du travail sexuel.

PHETERSON, Gail, Le prisme de la prostitution, Paris : L’Harmattan, 2001, p. 94 20