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Analyse transversale : la place des femmes françaises dans la politique du foyer colonial

INTRODUCTION : DES CORPS ET DES SUJETS POLITIQUES

CHAPITRE 2. LE FOYER COLONIAL ET LA POLITIQUE DES FEMMES BLANCHES

2. Analyse transversale : la place des femmes françaises dans la politique du foyer colonial

Dans son album-photo, Geneviève exprime un style de vie organisé autour des choses de la maison et de l’espace domestique. Sur les photos, elle est liée à l’espace domestique en lui donnant un sens bien particulier, celui de l’espace intime. Dans le montage des images, cette intimité bourgeoise et coloniale n’est pas une intimité privée. Au contraire, les images du club français, qui met à disposition de la communauté des chaises longues et de la fraicheur, prolongent l’intimité et la sécurité du foyer. Ainsi, le travail des femmes pour le foyer est présenté par le docteur Tanon comme une hygiène mentale des femmes, garante des frontières de la communauté toute entière (archive n. 18).

Chaque album-photo contient une à deux images de femmes noires. Jacqueline expose « les poitrines africaines », Simone les « soutien gorges des belles gosses » et Geneviève utilise la black face98 pour exposer, en la jouant, la maîtresse noire de son mari. Ces expositions des femmes noires comme des objets de désir et de moquerie ont pour effet de les exclure de l’espace intime et communautaire. L’exposition et la sexualisation des femmes noires dans l’album photo de famille marquent l’intimité de l’album et du foyer comme l’espace d’expression et l’espace politique des femmes blanches. Dans les extraits des manuels domestiques coloniaux de Clotilde Chivas-Baron, la vie coloniale est une science domestique enseignée aux femmes françaises pour contrer les relations de concubinage des hommes français avec les femmes noires (archive 19 et 20). L’album photo, tout comme le foyer colonial, comme espace d’expression et d’affirmation des femmes blanches, produit une division et une hiérarchie entre femmes. Ann Laura Stoler affirme (2013 [2001]) que les femmes blanches ne se sentaient pas menacées par les femmes noires. Je pense le contraire : les femmes blanches sont garantes du foyer, non pas seulement parce que ce rôle leur a été confié par les autorités coloniales, mais parce que cela leur confère une place en tant que sujet politique. Alors que la politique de ségrégation ne fait pas l’unanimité dans les milieux coloniaux masculins, les femmes blanches qui se sont exprimées dans les albums et dans les manuels la défendent : elles ont choisi la forme de colonisation qui est la plus avantageuse au regard de leur statut. Les femmes blanches sont garantes du foyer car il est leur lieu d’existence sociale d’épouse et de mère de famille.

Les tableaux familiaux exposés dans l’album de famille créent une distinction

Lorsque les acteurs blancs se peignent le visage de noir dans une performance raciste 98

entre les représentations de la famille blanche et les représentations de la famille africaine. Le petit chapeau distingue l’enfant de colon de l’enfant colonisé. Les notions d’hygiène et d’acclimatement des femmes et des enfants sont un thème récurrent des manuels d’initiation à la vie coloniale : elles sont présentées comme des pratiques coloniales dont les femmes sont les observatrices vigilantes. « La notion d’acclimatement acquiert ici une i m p o r t a n c e c a p i t a l e c a r e l l e c o n d i t i o n n e t o u t e l a colonisation »99 écrit le médecin-colonel Abbatucci. La famille blanche est représentée comme légitime et unie, avec une présence masculine forte, alors que les relations familiales des colonisés sont représentées de façon limitée à la mère et à son nourrisson. Il n’y a aucune représentation, dans les albums, d’une femme et d’un homme colonisés posant ensemble face à la caméra. Les prises de vue font écho aux discours des autorités coloniales qui dénigrent les organisations familiales des colonisé-e-s en même temps qu’elles organisent des politiques de contrôle et de pénétration de leurs foyers (archive n. 21). Ces représentations érigent le foyer français comme modèle et l’album de famille comme la marque d’une supériorité idéologique. « La définition de la bonne maternité servait plutôt à clarifier les frontières troubles de la nation et de la race »100 (Stoler, 2013 [2001]).

Les images représentant les femmes blanches dans une position charitable avec des enfants noirs sont nombreuses et répétitives, et revisitent une représentation existant dès le début de la colonisation : celle des sœurs missionnaires. La représentation de Geneviève posant avec un enfant noir contraste avec la photographie de l’employée de Simone posant avec l’enfant blanc de sa maîtresse. Alors que Geneviève reste debout et a posé ses mains sur les épaules de l’enfant noir, l’employée de Simone s’est accroupie pour poser à hauteur de l’enfant blanc. La compassion de la femme blanche envers l’enfant noir, telle qu’elle est exposée, marque une relation de supériorité et de contrôle : une relation de service charitable. La politique coloniale repose sur le travail non rémunéré des femmes blanches dans « les œuvres de bienfaisance » comme un moyen de « pénétrer la gynécée, dans le foyer indigène » (Chivas-Baron, 1929). Un travail qui est véhiculé dans 101

l’idéologie coloniale comme « un rôle excellent de propagande et

ABBATUCCI Médecin-Colonel, « Le climat tropical. L’acclimatement. », La vie aux colonies : préparation

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de la femme à la vie coloniale, / Ed. by Faure J.L, Paris : Editions Larose, 1938, p. 40

STOLER, Ann Laura, La chair de l’Empire. Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial, Paris/ la 100

Découverte, 2013 [2001], p. 148 Ibid : p. 134-135

d’attachement de ces populations indigènes à l’élément masculin »102 (Tanon, 1938). Le manuel de Clotilde Chivas-Baron prône le rôle politique des femmes françaises pour introduire dans les foyers des colonisés l’autorité coloniale (archive n. 21). Alors qu’elle encourage les femmes françaises à s’engager dans des actions charitables avec les enfants des femmes colonisées, elle leur interdit de confier leur enfant à des domestiques indigènes (archive n. 23). Cette asymétrie indique une position inégale au sein des foyers domestiques des colons et des colonisés. La position de la femme noire exprime une relation de care subordonné (photo n. 5). Le foyer colonial repose sur le travail salarié des femmes noires comme nourrices et comme domestiques. La position de la femme blanche exprime une relation de care surplombant. L’inégalité dans le travail du care103 n’est pas ici déterminée par la position dans le travail non-salarié ou dans le travail salarié, mais par la position au sein du foyer comme enjeu politique de la colonisation. Le foyer colonial renforce les frontières raciales par l’expression d’une hiérarchie entre femmes blanches et femmes noires.

Le sens de la maternité et du foyer prennent, pour les femmes françaises blanches dans les colonies, un sens particulier. L’affirmation de leur rôle politique passe par une relation avec les hommes français et avec les femmes colonisées. La maternité et le foyer sont les lieux d’affirmation politique des femmes françaises blanches par l’exclusion des femmes colonisées de l’intimité du mariage et de la maternité, et par la mise au travail salarié des femmes et des hommes colonisé-e-s comme nourrices et comme domestiques. Le corps politique de la femme blanche dans la politique coloniale devient un sujet politique par la maternité et par le foyer, par l’exclusion des femmes colonisées de ces espaces, et par le contrôle de la maternité et du travail domestique des femmes colonisées. Les femmes colons défendent leur rôle politique dans la colonisation en défendant les frontières de l’endogamie blanche. Le statut de sujet politique des femmes blanches dans la colonisation ne repose pas sur leur émancipation des rapports sociaux de sexe, mais plutôt sur l’affirmation de leurs rôles d’épouse et de mère au service des hommes colons, de la communauté blanche et de l’État. Dans la pensée des autorités masculines coloniales, il s’agit d’un rôle féminin, dévoué et sous le contrôle d’un mari, comme le défend Georges Hardy en 1938 (archive 25). L’idéologie de la dévotion féminine, mise en avant par Georges Hardy, est détournée dans les écrits de

TANON Docteur, « L’hygiène de la femme aux colonies », La vie aux colonies. Préparation de la femme à la

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vie coloniale/ Ed. by Jean-Louis Faure, Paris : Editions Larose, 1938, p. 188

Pour une définition du Care, voir MOLINIER, Pascale, LAUGIER Sandra, PAPERMAN, Patricia, Qu’est-ce 103

Clotilde Chivas-Baron. Cette dernière a effectivement défendu une autre place pour la femme coloniale : non pas celle de la « compagne » mais celle du « compagnon » (archive n. 24). Le conflit entre Clotilde Chivas-Baron et les auteurs masculins des manuels domestiques à destination des femmes dans les colonies exprime comment les femmes colons ont investi le foyer d’un sens politique pour défendre une place à l’égal des hommes colons.

CHAPITRE 3. HISTOIRES DÉCOLONIALES AU TOURNANT DES