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Les travailleuses domestiques et sexuelles dans l’histoire coloniale

INTRODUCTION : LA QUESTION DE DÉPART

CHAPITRE 1. LE RÉCIT DE L’ENTRÉE DANS LA RECHERCHE

2. Les travailleuses domestiques et sexuelles dans l’histoire coloniale

Le travail sexuel des femmes libres pour les expatriés français a une signification internationale : il est structuré par les politiques qui organisent la circulation des personnes. Alors que la théorie des échanges économico-sexuels de Paola Tabet, développée entre 1989 et 1995, se base en grande partie sur les migrations de femmes des milieux ruraux vers les villes au Niger où elles sont assignées aux travaux domestiques et à une sexualité de service, un de ses articles récents (2001) analyse les migrations internationales des femmes des pays pauvres vers les pays occidentaux.

«   Aujourd’hui, la migration des femmes constitue un phénomène à grande échelle : migrations internes entre les régions les plus pauvres (rurales) d’un pays vers ses régions les plus riches ; migrations internationales vers les pays riches et industrialisés, à partir du Ghana et de la Côte d’Ivoire, des Philippines ou de la Thaïlande vers le Japon et l’Australie, ou l’Europe. Il ne s’agit pas en effet de phénomènes lointains : des femmes nigérianes ou philippines, colombiennes ou polonaises, somalies ou thaïlandaises travaillent tout près de nous, chez nous.»21 (Tabet , 2004)

Les migrations des femmes du Sud vers le Nord sont analysées comme un changement

d’échelle.

« Ce sont avant tout le changement d'échelle du phénomène et le haut niveau d'organisation de l'industrie du sexe ainsi que de l'exploitation des femmes qui fait qu'au niveau international le travail sexuel des femmes devient alors avant tout un objet de profit pour d'autres que pour elles-mêmes.»22 (Tabet, 2004)

Comme le décrit Paola Tabet, le changement d’échelle est si puissant qu’il met des femmes non-européennes au travail, non plus chez elles, mais chez les autres.

TABET, Paola, La grande arnaque. Sexualité des femmes et échange économico-sexuel, Paris : L’Harmattan,

21

2004, p. 134-135 Ibid : p. 141

« Des femmes nigérianes ou philippines, colombiennes ou polonaises, somalies ou thaïlandaises travaillent tout près de nous, chez nous. » 23 (Tabet, 2004)

Dans la théorie de Tabet, quel est le chez nous des femmes qui travaillent chez les autres ? Pourquoi ont-t-elles quitté leur pays d’origine ? Pourquoi doivent-elles travailler chez les autres ? Alors que les migrations des femmes des campagnes vers les villes à l’intérieur du Niger s'incorporent dans des corps antagoniques clairement énoncés par Paola Tabet (violences des hommes contre les femmes, assignation des femmes au service des hommes), les migrations des femmes du Sud vers le Nord sont analysées en termes conjoncturels et géographiques. La théorisation de Colette Guillaumin (1972) sur la construction de la race permet d’analyser le changement d’échelle décrit par Paola Tabet en termes structurels. Colette Guillaumin analyse comment la race est le résultat d’une pratique du pouvoir qui vise à reproduire des systèmes d’exploitation : la colonisation, l’esclavage et l’industrialisation. Le fait que ces femmes soient amenées à travailler chez les autres ouvre une nouvelle histoire politique, celles des peuples colonisés et mis en esclavage par les États occidentaux.

Si la situation de travail des femmes libres dans les maisons et les sexualités des autres les rend matériellement étrangères chez elles, les expatriés français ne sont pas, pour autant, chez eux : la condition matérielle et historique de leur statut d’expatrié actuel est le résultat de la colonisation française. Dans le contexte de ma recherche, la question du changement d’échelle et du territoire ne se pose pas en termes de migration internationale des femmes des pays pauvres vers les pays riches, mais en termes de migration internationale d'hommes et de femmes des pays riches vers les pays pauvres. Dans ce cas de migration, le changement d'échelle est bien antérieur à la mondialisation racontée par Paola Tabet. Le changement d'échelle n’est pas une situation géographique mais une situation historique : l’échelle est coloniale. Les femmes libres ne sont matériellement pas chez elles à cause de l’histoire coloniale.

Les travaux historiques de Catherine Coquery-Vidrovitch (2001) et de Yarisse Zoctizoum (1983) sur l’histoire coloniale de l’Oubangui-Chari (actuel territoire de la Centrafrique) montrent comment les femmes colonisées ont été, comme les colonisés hommes, des victimes du système d'exploitation des Compagnies concessionnaires par la contrainte: versement de corvées pour le ravitaillement des Européens, cible de prises d'otage

Ibid : p. 141

et de crimes sexuels pour forcer les colonisés hommes à travailler pour les compagnies (Zoctozoum, 1983 ; Coquery-Vidrovitch, 2001). L'histoire coloniale est aussi pour les femmes colonisées une histoire de travail, de migration et de résistance. A la lecture de différents travaux historiques, il est possible de retracer l’histoire d’oppression et de résistance des femmes colonisées à travers la catégorie de femme libre.

En 1889, après le massacre des paysans qui ont résisté, les français s'installent au bord de l'Oubangui et forment le premier poste français qui est aujourd'hui la capitale : Bangui (Zoctizoum, 1983). Pour les colonisateurs du XIXé siècle, la catégorie de femme libre désigne les femmes dont la force de travail n'appartient pas à un lignage. Le regard occidental a nommé esclavage de case cette division du travail par le lignage. Certaines de ces femmes libres contrôlaient elles-mêmes des forces de travail et étaient actives dans les réseaux d'échange et de commerce. Les colonisateurs les ont alors utilisées pour établir des zones de contact et d'échange (Lauro,2005). A la fin du XIXème siècle, le gouvernement français instaure le régime concessionnaire en Afrique centrale. La propriété commune des terres devient propriété privée des compagnies concessionnaires et pour avoir droit à leurs propres territoires, les habitants doivent fournir une rente. L'application de l'abolition de l'esclavage de case accompagne cette transition économique. Les soit disant villages de liberté pour les esclaves évadés se trouvaient situés près des postes militaires et des agglomérations concentrant les colons et servaient ainsi de réservoirs de main-d’œuvre gratuite et corvéable. (Coquery-Vidrovitch, 2002 [1972]). Cette transition a conduit au déclin du pouvoir économique des femmes libres qui ne pouvaient plus contrôler des forces de travail à leur profit (Lauro, 2005).

Cette période a connu une forte migration des femmes des campagnes vers les villes. En ville, le pouvoir colonial réservait le travail salarié aux hommes, et les femmes devenaient alors prostituées ou domestiques dans les quartiers habités par les hommes colonisés qui travaillaient pour les chantiers coloniaux (Coquery Vidrovtich, 1994). La catégorie de femme libre exprime ici l’articulation du travail domestique et sexuel des femmes colonisées avec le travail salarié des hommes colonisés dans les centres urbains : les femmes libres font vivre par leur travail domestique et sexuel les quartiers habités par les travailleurs colonisés (Coquery Vidrovtich, 1994). Le terme femme libre désignait alors toutes les femmes qui n’étaient pas, dans un premier temps, contrôlées par les autorités coloniales. La catégorie de femmes libre confondait les migrantes, les prostituées et toutes les femmes

qui travaillaient dans les centres urbains (Coquery Vidrovtich, 1994). La catégorie coloniale femme libre raconte comment le contrôle colonial passait par un contrôle sur les femmes comme force de travail. Femme libre était donc une catégorie de contrôle d’une force de travail féminine et non-salariée et souligne par là-même les forces de résistance des femmes au sein de l’économie coloniale.

L’analyse de la race est indispensable pour cerner la construction de la catégorie de femme libre dans l’histoire coloniale comme une catégorie qui assigne les femmes colonisées au travail domestique et sexuel de service. Colette Guillaumin (1972) analyse le sexe et la race selon un modèle analogique qui lui permet de montrer que ce sont des constructions sociales qui ne peuvent pas échapper à l’analyse sociologique. Les analyses en termes intersectionnels, elles, s’attachent à analyser l’articulation entre le sexe et la race et permettent de montrer que les deux sont indissociables dans l’analyse sociologique. Evelyn Nakano Glenn (2009) construit une théorie du travail domestique de service qui montre que le travail reproductif des femmes est structuré par un processus historique qui articule la construction du sexe et de la race comme rapport de pouvoir et comme idéologie.

«   Les construits de race et de genre sont inextricablement liés. Chacun se développe dans le contexte de l’autre ; ils ne peuvent pas être séparés. Ceci est important car lorsqu’on considère le travail reproductif uniquement sous l’angle du genre, nous extrayons le genre de son contexte, c’est-à-dire de son interaction avec d’autres systèmes de pouvoir. » 24 (Nakano Glenn, 2009)

Dans la migration, les femmes non-européennes ne sont pas simplement assignées au travail domestique, sexuel et reproductif, comme toutes les femmes. Elles sont assignées au travail domestique, sexuel et reproductif chez les autres, alors que des femmes européennes délèguent le travail domestique à d’autres femmes. L’assignation des femmes non- européennes au travail sexuel, reproductif et domestique chez les autres, et les positions différentes des femmes européennes et des femmes migrantes, dans la répartition du travail de service sont donc aussi des positions relationnelles qui s’inscrivent dans le système d’exploitation économique. Je peux faire l’hypothèse que, comme l’analyse Evelyn Nakano Glenn (2009) pour les femmes blanches et les femmes de couleurs aux États-Unis, les

Ibid : p. 58.

expériences des femmes européennes et des femmes colonisées « ne sont pas uniquement différentes mais sont liées de façon systématique.  » (Nakano Glenn, 2009). Les 25

positions des femmes colonisées dans le travail reproductif, doivent être passées au prisme d’une analyse intersectionnelle, qui prenne en compte la co-construction de la division raciale du travail et de la division sexuelle du travail, et qui analyse, non pas seulement les rapports de pouvoir de sexe et de race entre groupes antagonistes, les hommes / les femmes, les noirs / les blancs, mais qui observe aussi les relations entre des positions intersectionnelles et relationnelles : hommes noirs - hommes blancs – femmes noires – femmes blanches.

Mon objectif est alors d'articuler le travail domestique et sexuel des femmes centre- africaines, le travail domestique et sexuel des femmes expatriées, le travail salarié des hommes expatriés français et des hommes centre-africains dans l'ensemble des politiques françaises du travail en Centrafrique. Cette approche intersectionnelle est indispensable pour regarder l’articulation entre les rapports sociaux de sexe et les rapports de pouvoir néo- coloniaux. La division entre femmes colonisées et femmes colons est importante à voir et à penser dans la politique du pouvoir colonial qui a besoin de contrôler les frontières raciales et sexuelles pour maintenir son pouvoir.

Les travaux historiques de Catherine Coquery-Vidrovitch (1994) et de Michel Mabou (1995) montrent que la catégorie de femme libre a construit en creux une autre catégorie administrative : celle de la femme évoluée, la femme colonisée au foyer. La famille évoluée était pensée par les autorités coloniales comme le lieu de l'assignation de la femme colonisée au foyer et de l'homme colonisé à la monogamie et au travail pour l’État. La famille évoluée avait pour modèle idéologique la femme française de la métropole. Ce sont d’abord les sœurs missionnaires qui ont été les agents de la domestication (au sens de l’assignation au foyer domestique) de la femme colonisée. La catégorie de la femme évoluée est apparue en même temps que le code de l’Indigénat en 1908 qui réglementait les relations entre les hommes colons et les femmes colonisées. La correspondance entre la rationalisation de l'administration coloniale et le changement dans la réglementation des relations sexuelles entre les hommes colons et les femmes colonisées est commun à toutes les colonies, le tournant s'étant produit dans certaines colonies au début du XXéme siècle, dans d'autres plus tardivement.

Ibid : p. 60. 25

Ces changements peuvent se lire aujourd’hui comme une tentative de contrôler les femmes colonisées. Ainsi, le début du 20ème siècle s’est accompagné d’une réglementation de la mobilité des femmes colonisées. A Bangui, en 1920, un décret stipulait l'obligation, pour les femmes, de détenir un certificat de travail ou de mariage, pour pouvoir migrer en ville (Mabou, 1995). Ce changement de politique s’est accompagné de discours sur le maintien des distances raciales et sur le danger de négrification des Européens (Lauro, 2005). Les projets de ségrégation de l'espace urbain des centres administratifs entre Européens et Africains se sont mis en place (Mabou, 1995) à cette même période qui connaît aussi l'envoi de femmes européennes, des épouses, dans les colonies, dont le rôle pensé par le pouvoir était alors de maintenir les frontières raciales (Lauro, 2005). Les femmes françaises sont alors représentées dans les manuels domestiques pour les femmes dans les colonies comme les agents de la colonisation des foyers des colonisés et de la domestication des femmes colonisées.

Pour penser la division du travail entre femmes colonisées et femmes colons, il a fallu situer le point de vue à une échelle historique et géographique globale. Le concept d’espace impérial développé par Frédérique Cooper et Ann Laura Stoler (1997) est pertinent pour le penser : il permet de penser ensemble des populations colonisées et d’autres qui ne le sont pas, dans la dialectique de la construction des frontières raciales et sexuelles nécessaires au projet colonial. La notion d'espace impérial permet de penser la mondialisation comme un rapport politique et non plus comme une question géographique/ territoriale ou comme un contexte géopolitique. Enfin, la notion d’espace impérial est centrale pour penser dans une perspective constructiviste le groupe des colons et le groupe des colonisé-e-s. Les politiques coloniales de contrôle de la sexualité sont partie prenante de la construction des frontières de la race pendant la colonisation. L’histoire des catégories de femme libre et de femme évoluée ouvre une perspective sur la co-construction des catégories sexuelles et raciales, comme le résultat d’un antagonisme entre un pouvoir dont le but est de contrôler une force de travail et des sujets qui s’organisent pour survivre et résister. Ainsi, l’expression actuelle de femme libre n’exprime pas seulement un processus de stigmatisation, mais, également, le processus historique des rapports de pouvoir et de résistance pendant la colonisation.