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Défaire le prestige colonial : Une vie de boy de Ferdinand Oyono (1956)

INTRODUCTION : DES CORPS ET DES SUJETS POLITIQUES

CHAPITRE 3. HISTOIRES DÉCOLONIALES AU TOURNANT DES INDÉPENDANCES

1. Défaire le prestige colonial : Une vie de boy de Ferdinand Oyono (1956)

Une vie de Boy, de Ferdinand Oyono , est un roman connu comme une œuvre de 105

contestation anticoloniale. Ferdinand Oyono a construit une satire anticoloniale sur la mise à nue de la vie quotidienne et des mœurs des colons, à travers le regard d’un personnage colonisé qui découvre l’envers du prestige colonial. Il s’agit du personnage de Toundi, placé chez le commandant de la ville de Dangan (ville-symbole) par le missionnaire pour qui il travaillait et qui l’a instruit. Le roman de Ferdinand Oyono déconstruit le concubinage et le foyer colonial comme lieu de prestige. Dans une vie de Boy, le foyer colonial et le concubinage colonial sont à la fois des espaces de pouvoir et des espaces stratégiques. Aux yeux des colonisés, ni l’un, ni l’autre ne sont des espaces de légitimation du pouvoir colonial. Le récit de Toundi présente le concubinage colonial comme un espace stratégique pour

Sophie, la maîtresse noire de l’ingénieur agricole, appelé par Toundi et les habitants de

Dangan, Gosier d’oiseau..


«   En rentrant au quartier indigène, j’ai rencontré Sophie, la maîtresse noire de l’ingénieur agricole. Elle semblait furieuse. –Pas contente du congé, Sophie   ? Lui demandai-je ? – Je ne suis qu’une idiote, me répondit-elle. Pour une fois que mon Blanc avait oublié les clefs de son coffre dans les poches de son pantalon pendant la sieste, je ne les ai pas fouillées. – Tu veux donc empêcher ton Blanc de retourner dans son pays ? – Je me f… de son pays comme de lui ! Ça me fait mal au cœur de penser que depuis que je suis avec cet incirconcis, je n’ai pas encore trouvé l’occasion de m’enrichir. J’ai encore laissé échapper ma chance aujourd’hui… Je n’ai que de la boue à la place du cerveau… (…)

Tu sais bien que le Blanc n’a pas ce qui peut nous rendre amoureuses… - Alors ? – Alors quoi ? J’attends… j’attends l’occasion… et Sophie ira en Guinée espagnole… Qu’est-ce- que tu veux, nous autres négresses ne comptons pas pour eux. Heureusement que c’est réciproque   ! Seulement, vois-tu, je suis fatiguée d’entendre   : «   Sophie, ne viens pas aujourd’hui, un Blanc viendra me voir à la maison », « Sophie, reviens, le Blanc est parti », « Sophie, quand tu me vois avec une madame, ne me regarde pas, ne me salue pas » » 106

Ferdinand Oyono est un diplomate camerounais formé à l’ENA (France). Entre 1956 et 1960, en pleine 105

période de décolonisation, il a écrit trois romans (Une vie de Boy publié et Le nègre et la médaille publiés en 1956, et, Chemin d’Europe publié en 1960), qui ont fait scandale dans les milieux européens.

OYONO, Ferdinand, Une vie de Boy, Paris : Pocket, 2006 [1956], p. 41 et 43

Dans le récit de Toundi, Sophie décrit le concubinage colonial comme une relation de pouvoir : c’est une relation inégale où le Blanc exige d’elle de rester à sa place, une place cachée, invisible et discrète ; une relation inégale où elle doit pour vivre mettre en place des stratégies pour s’enrichir. La narration de Ferdinand Oyono remet en cause la division faite par le pouvoir entre le concubinage colonial et l’endogamie blanche : Sophie est l’amante d’un ingénieur marié et père de famille. Tout au long du roman, le concubinage et le foyer colonial cohabitent comme deux formes d’organisation de la reproduction de la vie coloniale. Le concubinage colonial et le foyer colonial sont tous deux traversés par la même division : une division entre femmes colons et femmes colonisées. Un discours de Sophie affirme clairement comment cette division hiérarchique entre femmes détermine les relations entre colons européens et femmes colonisées comme un concubinage colonial illégitime et en dehors de la légitimité du mariage.


« Mon Dieu ! s’exclama Sophie. Mais qu’est-ce qu’elles ont et que je n’ai pas ? Elle se tourna vers moi. Deux grosses larmes coulaient sur ses joues. Je posai mon bras sur le sien. Elle se moucha avec son pagne. – Les bonnes manières de Blancs, si c’est seulement pour entre eux, merde alors ! Mon derrière est aussi fragile que celui de leurs femmes qu’ils font monter dans la cabine … »107

L’arrivée de Kalisia comme domestique dans la maison où travaille Toundi insiste également sur la division entre femmes colonisées et femmes colons comme structure narrative du foyer blanc colonial. Kalisia est la concubine d’un blanc avec qui elle a vécu sur la côte avant de venir habiter Dangan. Une scène exprime ce passage de la concubine à la domestique salariée. 


Kalisia fixait Madame avec cette indifférence insolente qui l’exaspère toujours de notre part. Le contraste était saisissant entre les deux femmes. Celle de chez nous était plus calme, d’un calme que rien ne semblait devoir troubler. Elle regardait Madame sans intérêt, avec cette expression atone de brebis qui rumine… Madame avait changé deux fois de couleur. Du coup sa robe devint humide sous les bras. C’était la transpiration qui précédait ses colères. Elle regardait Kalisia de haut en bas tout en abaissant les commissures de ses lèvres. Elle se leva. Kalisia était un peu plus grande qu’elle. Madame commença à tourner autour d’elle. Kalisia était ! Ibid : p. 60

maintenant complètement ailleurs tout en faisant semblant de regarder ses mains. Madame revint s’asseoir devant elle et frappa du pied. (…) Elle alluma une cigarette, aspira une bouffée qu’elle rejeta avec une détente de tout son corps. Des gouttelettes de sueur perlaient sur son front.

– As-tu déjà été femme de chambre ? demanda-t-elle à Kalisia. (…)

Kalisia poussa un « ah ! » et me dit dans ma langue qu’elles allaient continuer un dialogue de sourdes. Kalisia avoua qu’elle n’avait jamais été femme de chambre de sa vie mais qu’elle ferait de son mieux pour satisfaire Madame, car c’était tout ce qu’elle voulait faire maintenant pour vivre … Cette demi-confession parut toucher Madame. Du coup, elle retrouva son air supérieur avec cette semi-défaite de Kalisia.

– Je verrai si je peux te garder, dit-elle. » 108

Dans la description de la scène, Madame sent sa légitimité remise en cause par

l’attitude détachée de Kalissia. Le malaise physique et moral de Madame face à Kalisia est

décrit avec précision, et a pour effet d’amoindrir la tenue de Madame qui est défaite par le

regard de Kalissia. Les sentiments de colère de Madame sont décrits comme des réactions

physiques : la transpiration, les tremblements et les rougissements. Pour reprendre sa contenance, Madame doit taper du pied. La description de Ferdinand Oyono renverse la

perspective sur la relation de pouvoir : la tenue de Madame transpire le malaise et la

décontenance, alors que la soumission de Kalissia est simulée et réfléchie comme une stratégie pour obtenir un travail. Kalissia annonce à Toundi qu’elle va devoir mener un « dialogue de sourdes » pour paraître soumise, afin d’obtenir la place pour travailler comme

femme de chambre. Le personnage de Kalissia, comme celui de Sophie, permet à Ferdinand Oyono de mettre en narration l’usage de la ruse par les travailleuses domestiques et sexuelles. Les sentiments des blancs sont toujours décrits par Toundi, avec précision. Le foyer est l’espace d’exposition des sentiments et des corps physiques des colons. Toundi, de sa position de Boy, fait le récit du renversement du prestige colonial à partir de l’exposition de la nudité physique et émotionnelle de son maître et de sa maîtresse. Deux scènes sont centrales dans ce processus de remise en cause du pouvoir des maîtres : la scène où Toundi voit le commandant nu dans sa salle de bain et qu’il le découvre incirconcis, et la scène où Toundi

Ibid : p. 142-143 108

voit Baklu, le lavandier, laver les serviettes hygiéniques de Madame.

« Je quittai la salle de bains à reculons pendant que le commandant esquissait un geste vague et haussait les épaules. Non, c’est impossible, me disais-je, j’ai mal vu. Un grand chef comme le commandant ne peut pas être incirconcis ! (…) Cette découverte m’a beaucoup soulagé. Cela a tué quelque chose en moi… Je sens que le commandant ne me fait plus peur. »109

« Nous autres washmen sommes comme les docteurs, nous touchons tout ce qui répugne à un homme normal… - Que sommes-nous, nous autres, pour ces Blanches ? demanda le cuisinier. Toutes celles que j’ai servies ont toujours confié ces choses au washman comme s’il n’était pas un homme… Ces femmes n’ont pas de honte…

- Tu parles de la honte ! Mais ce sont des cadavres !explosa Baklu. Depuis quand un cadavre a-t-il eu honte ? Comment peut-on parler de honte pour ces femmes blanches qui se laissent manger la bouche en plein jour devant tout le monde ! »110

Alors que les maîtres utilisent le travail domestique et sexuel pour affirmer leur supériorité (« celles que j’ai servies ont toujours confié ces choses au washman comme s’il n’était pas un homme »), Toundi, Baklu et Sophie utilisent l’intimité de l’espace du foyer pour

déshumaniser leurs maîtres comme actes de résistance : « le blanc n’a pas ce qui peut nous rendre amoureuse », le commandant n’est pas circoncis et les cadavres n’ont pas honte. Dans

le roman de Ferdinand Oyono, les domestiques ne sont pas seulement une force de travail exploitée par les blancs, ils sont ceux qui vont remettre en cause les frontières du foyer colonial. Toundi et les autres domestiques sont les yeux et les oreilles des habitants du

quartier indigène, qui « perce[nt] à nue » l’idéologie protectrice de la domination.

« Bien que Dangan soit divisée en quartier européen et en quartier indigène, tout ce qui se passe du côté des maisons au toit de tôle est connu dans le moindre détail dans les cases en poto-poto. Les Blancs sont autant percés à nu par les gens Ibid : p. 45

109

Ibid : p. 124 110

du quartier indigène qu’ils sont aveugles sur tout ce qui se passe. Nul n’ignore que la femme du commandant trompe son mari avec notre terreur, M. Moreau, le régisseur de prison ».111

Dans tout le roman de Ferdinand Oyono, la concentration des bâtiments administratifs et religieux dans le quartier européen conditionne l’impression d’inaccessibilité et de supériorité des colons. Le dispositif de ségrégation urbaine rend possible l’intrusion quotidienne des forces de police dans le quartier des indigènes. La ségrégation spatiale est décrite comme un outil de contrôle par la force et un outil idéologique de domination par la représentation des corps dans l’espace. Dans le récit de Ferdinand Oyono, le foyer est un des lieux où ce pouvoir de représentation et de contrôle est remis en cause. Alors que dans l’album de famille, le foyer est l’affirmation de la ségrégation raciale, dans la narration de Toundi, le foyer est le lieu de passage entre le quartier indigène et le quartier européen. Le quartier indigène connaît tout de l’intimité des colons, alors que ces derniers ne savent rien de l’intimité du quartier indigène. Au fur et à mesure de la narration, les descriptions évoluent : alors qu’au début, elles se concentrent sur l’apprentissage par Toundi des activités domestiques du métier de boy, elles finissent par raconter la transformation du regard de Toundi. Le regard de Toundi devient le sujet central du roman et c’est celui-ci qui va structurer la tension narrative. Devenir un regard est un acte dangereux dans le dispositif du travail domestique qui comme l’explique Baklu à Toundi, est un espace où

« Pour le Blanc, tu ne vis que par tes services et non pas par autre chose ! Moi je suis le cuisinier. Le Blanc ne me voit que grâce à son estomac »112

Au fur et à mesure de la lecture, il s’avère que le regard de Toundi est l’enjeu central du rapport de domination, et ce qui finira par l’amener en prison. Le regard de Toundi est objet de répression, comme le lui explique Sophie qui lui conseille de s’enfuir car il en sait trop sur les secrets de ses maîtres :

« - Si j’étais à ta place, commença-t-elle, je m’en irais maintenant, alors que la rivière ne t’a pas encore englouti entièrement. (…) Tant que tu seras là, le commandant ne pourra oublier. C’est bête, mais avec les Blancs c’est comme ça… Pour lui tu seras… je ne sais comment appeler ça … Tu seras quelque chose comme

Ibid : p. 107-108 111

Ibid : p. 131-132 112

l’œil du sorcier, qui voit et qui sait. Un voleur ou quelqu’un qui a quelque chose à se reprocher ne peut jamais se sentir tranquille devant cet œil-là… »113

Pour réprimer son regard, le commandant enverra Toundi en prison, sous prétexte qu’il est le complice de Sophie qui a fui en Guinée Espagnole avec le coffre de l’ingénieur agricole. Toundi est arrêté, emprisonné et torturé pour être forcé aux aveux. L’écriture de Ferdinand Oyono de la scène de torture insiste sur l’usage de la force par l’amant de Sophie comme l’expression de la jalousie et de l’échec de ce dernier.

«   Avoue   ! Tonnait-il en m’obligeant à respirer son haleine fétide, mais avoue donc ! Une terrible envie de rire me prit. Les Blancs en parurent sidérés. L’amant de Sophie me relâcha. Gosier-d’Oiseau haussa les épaules. – Ce n’est pas mon genre de femme … dis-je en m’adressant à Gosier-d’Oiseau. Ce n’est pas mon genre … Je l’ai toujours écoutée sans la voir … Les mains de Magnol tremblèrent. Je pensai qu’il allait se jeter sur moi. Mille tics se multiplièrent sur son visage. Plusieurs onomatopées lui échappèrent. » 114

Le concubinage colonial n’est pas un espace de légitimité totale pour le colon. Gosier d’Oiseau est obligé d’utiliser la force pour affirmer son autorité face à Toundi, qu’il pense être le complice et amant de Sophie. La faille du regard de l’ingénieur est qu’il est incapable d’imaginer que Sophie a agi seule et pour son propre compte. Les émotions de colère et l’usage de la force de Gosier d’Oiseaux sont reliés, dans la narration, avec la perte de la face, ainsi que la remise en cause de sa légitimité et de son autorité. Toundi est puni pour être le supposé complice, mais aussi pour avoir été le témoin de la brèche dans l’autorité de l’ingénieur agricole. Son emprisonnement vise à réprimer, punir et effacer sa conscience et son savoir. Toundi sait et connaît les secrets de l’envers du prestige colonial.

La narration de Ferdinand Oyono affirme que les colons sont maîtres par la force, et non pas par le prestige de leurs représentations. Il fait de Toundi le personnage principal d’un rapport de force, dans lequel le regard du colonisé sur les Blancs est un acte de résistance. Le foyer colonial n’est pas un moyen de légitimation de la colonisation pour le colonisé, au contraire, il est l’espace de sa remise en cause. Ainsi, les colons ont besoin de l’usage de la force et des armes.

Ibid : p. 151-152 113

Ibid : p. 163 114

Le boy et la concubine deviennent des sujets politiques, non pas seulement parce qu’ils sont victimes d’oppression, mais parce qu’ils sont, en tant qu’acteurs résistants victimes de répression. Le foyer colonial est un enjeu central de la colonisation, non pas seulement parce qu’il est le lieu de construction du corps politique colonial, mais aussi parce qu’il est le lieu de son exposition aux yeux des colonisés.

Dans les albums-photos, des personnes sont à la fois à côté des sujets de la photographie (groupe de personnes, évènement, portrait) et dans le cadre de la photographie (photo n. 7 et 6) : ce sont des boys, chauffeurs et domestique « en charge (…) de permettre les loisirs que requéraient ces conduites et ces actes centrés sur soi » . 115

44 : Planche d’album-photo, Bangui, 1957-1958 (agence Groupement Français d’Assurance), Collection Didier Carité

45 : Planche d’album-photo, Bangui, années 1950 (Compagnie Française de distribution de pétrôle en Afrique), Collection Didier Carité

!

Ibid, p. 209