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INTRODUCTION : LA QUESTION DE DÉPART

CHAPITRE 2. LE RÉCIT DE L’ENQUÊTE

2. Les espaces expatriés

J'avais fait un entretien avec C, un expatrié, dans un café. Quand j'ai éteint l'enregistreur, il m'a invitée à manger au restaurant. Je n'ai pas osé refuser. Je lui ai dit que je devais repasser chez moi. Au quartier, je suis allée voir Adèle. Je lui ai passé une carte de crédit pour son téléphone et je lui ai demandé de m'appeler à 23h pour que je puisse prétexter de rentrer, au cas où C. se ferait trop insistant. Elle m'a appelé à 23h comme prévu. C. m'a proposé de me ramener en voiture. Parce que je ne voulais pas qu'il sache où j'habite, je lui ai demandé de me déposer au rond-point avant ma rue. J'avais encore cinq minutes de marche. En route, j'ai recroisé sa voiture, je me suis cachée sur l'accotement, loin de ses phares. Ne pas faire venir les expatrié-e-s au quartier, c’est une règle du quartier que j'ai respectée. Quand un expatrié me proposait de me déposer en voiture chez moi, je l'ai toujours arrêté un ou deux coins de rue avant, et je faisais le reste du chemin à pied. Cela arrivait souvent car j’ai mené la plupart de mes entretiens avec les hommes expatriés célibataires dans les restaurants. La drague a fait partie de mon travail d'enquête dans les espaces expatriés et m'a donné accès à certains espaces expatriés et à certains entretiens. La plupart de mes entretiens, ainsi que mon accès aux documents qui m'intéressaient et que possèdent les institutions d'expatrié-e-s ou des expatrié-e-s, ont été conditionnés par un travail affectif et émotionnel de ma part envers des hommes blancs de tout âge. Il m'est arrivé d'être la femme de tel ou tel en fonction de mes objectifs d'enquête : c'est comme cela qu'on me présentait sur le ton de la blague. C’est en tant qu’ethnologue et en tant que femme de que j'ai eu accès aux espaces expatriés : les restaurants, les bureaux, les maisons, les clubs et les associations.

Le Safari

Un midi je décide d'aller, seule, prendre un café à 2000 Francs CFA au Safari Club, pour observer les fréquentations de ce restaurant le plus ancien et le plus cher de Bangui. À l'entrée d'un jardin ombragé d'arbres fruitiers, deux serveurs attendent avec un parapluie pour me conduire jusqu'à la salle. Ils m'installent à une table éloignée du bar. Un homme blanc grisonnant et bedonnant vient me saluer. C'est le patron. Tous les blancs connaissent son nom. Je suis chez lui. Il me dévisage. Je suis une femme seule et je suis arrivée à pied, sans

chauffeur. En voyant ses yeux sur moi, je sais que j’ai dérogé à une règle : s'aventurer seule et sans invitation dans le milieu blanc de Bangui, c'est s’afficher. « Offrez un verre d'eau à Madame », dit-il au serveur qui va s'occuper de moi. Des serveurs hommes et femmes habillés en bleu marine tournent autour des tables. Le temps d'un café, j'observe et prends des notes dans mon carnet. Sur les murs, des trophées de safaris côtoient des peintures de la Bretagne et de Paris. Tout est en bois tropical massif. Dans ce décor, les images de la télévision française prennent un air de métropole coloniale. Un homme blanc affalé dans les canapés zappe entre la chaîne parlementaire et le Lonely Planet. Quand je m'apprête à partir, le patron vient me serrer la main. Il la tient jusqu'à la sortie de son restaurant, comme le font les hommes d’État et les entrepreneurs quand ils parlent affaires à voix basse devant les caméras ou les employés. Tout en insistant pour que son chauffeur me raccompagne chez moi, il m’interroge sur mes activités, pour finir par me dire « faudrait pas que ce soit trop politisé ».

Inquiète de tant de prévenance de la part de l’un des hommes craints par mes voisines, je décide de revenir au Safari Club accompagnée d’un homme blanc. Je sais que d’être accompagnée par un homme de sa communauté c’est, pour une femme blanche, faire preuve d'allégeance à la blanchité. Je retourne au Safari Club accompagnée de F. Ce soir-là, je suis assise à une table de deux et je ressemble à la clientèle. Je suis une femme blanche accompagnée d'un homme blanc. Je suis habillée classe, robe et talons. F. est en chemise repassée. Nous sommes reconnaissables. F. sert la main à un groupe de blancs. L’un d’eux me demande si j’accompagne mon petit copain pendant ses vacances en France. F., comme moi, évite de clarifier la situation, et nous jouons sur la confusion. Alors que nous mangeons, le patron vient plusieurs fois nous demander si ça se passe bien, en posant ses mains sur nos épaules. Le gros du service terminé, il allume un cigare et s'assoit à notre table. Il propose un cigarillo à F.. Sur la une, ce sont les informations de minuit. Le patron peste contre les grévistes, « ces citoyens qui salissent la France ». F. est fier de lui dire que pendant la manifestation contre Le Pen au deuxième tour des présidentielles de 2002, il n'a pas séché les cours. Avant que l'on parte, le patron pose ses deux mains sur mes épaules, « alors comme ça tu aimerais discuter avec moi de mon restaurant ? Sache qu'il n'y a rien pour les expats’ à Bangui, c'est dur, surtout pour les femmes. Mon restaurant c'est pour vous rendre la vie plus facile ici ». Ce soir-là, F. me raccompagne un bout sur la route. Il me parle d'un couvre-feu appliqué aux femmes blanches après 22h : « c'est

important pour sauvegarder les blanches ». Les soirs d'après, il déléguera la protection de ma blanchité au gardien de son immeuble. Ce dernier me dira que les enfants qui squattent au marché central ont eux aussi peur de la nuit.

L’immeuble Atlantique

J'ai donc été, pendant à peu près deux mois, la compagnie féminine rapprochée de F. Il travaille comme VI (volontaire international) au centre informatique de l'Université de 49

Bangui, pour 2000 euros par mois. À midi, F. appelle la cheffe de service du restaurant universitaire sur son téléphone portable pour qu'elle lui apporte son repas à son bureau. Deux fois par jour, il appelle le gardien pour qu'il lui achète un paquet de cigarettes. Pendant qu'il est au travail, une femme vient chez lui pour faire le ménage, la lessive, la vaisselle, descendre les poubelles et préparer des salades de fruits et de légumes. Quand il rentre chez lui le soir, F. sait qu'il a de quoi grignoter dans le frigo avant de sortir manger au restaurant avec d'autres coopérants. F habite l'immeuble Atlantique réservé aux VI embauchés par la Coopération française. L'immeuble Atlantique fait partie de l'immobilier de l'État centrafricain mis à la disposition de la Coopération française. J'ai laissé mon ordinateur chez F. pour avoir accès à internet, à l'immeuble et à ses habitants, six hommes célibataires et deux couples.

Un soir, nous sommes invités chez l’un des deux couples de l’immeuble : S. et R. Dès l'entrée, leur appartement est différent des autres, il y a une odeur d'encens, les murs sont décorés d'ombres d'oiseaux et de girafes et les tissus des canapés sont assortis aux rideaux. F. fait entendre un sifflement d’admiration : « il y a une femme qui vit ici ! » On nous installe au salon.

À part une femme noire, Gigi, tous les autres invités sont blancs. Gigi est assise à côté de H. qui lui touche deux fois les cheveux. Les hommes sont en majorité. Nous sommes trois femmes : R. est dans la cuisine, je prends des notes sur mon téléphone portable et Gigi supporte les remarques de H. sur ses cheveux. Les huit hommes rient avec lui. Les cheveux de Gigi et de ses sœurs deviennent le premier sujet de conversation entre les invités. À ce moment, Gigi quitte le salon pour rejoindre R. dans la cuisine. Elles ramènent les plats, des gratins de patates douces et de manioc ; le fromage est français.

Le V.I a entre 18 et 28 ans. Il est placé sous la tutelle de l’Ambassade de France. Sa mission à l’étranger est de 49

6 à 24 mois, au sein d’une entreprise, d’une structure publique ou para-publique française ou dans des organisations internationales ou associations. Le V.I perçoit mensuellement une indemnité forfaitaire indépendante du niveau de qualification et variable suivant le pays d’affectation.

Les plats font parler les convives qui abordent la question délicate des cuisiniers et cuisinières centre-africains à leur service : quelque chose dans leurs façons de cuisiner ne leur plaît pas. Une fois le repas terminé, il est question de sortir en boîte. L'homme à ma droite, A., dit en riant qu'il ira à condition que l'ethnologue rentre chez elle. Il introduit avec sérieux un nouveau sujet de conversation : l'organisation des pûpûlenge, ce qui signifie littéralement en sango les papillons de nuit. Il aimerait lire mon travail sur ces femmes qui s'évertuent à s'organiser à l'abri de son regard. J'apprends donc que mes recherches intéressent quatre jeunes hommes expatriés, blancs et célibataires pour mettre en lumière les nuits et les journées des femmes qu'ils voient insaisissables et nocturnes.

Le lendemain matin, alors que je discute de nos recherches respectives avec Léa sur un banc du campus universitaire, je vois A. qui sort de sa voiture pour venir me saluer. Pendant qu’il me fait la bise, A. me glisse à demi-mot dans l'oreille alors ça y est ça commence les recherches à ce que je vois. Quand je me rends compte du sens de cette phrase, il est déjà loin. Il a vu que Léa est noire, il pense qu'elle est une pûpûlenge et que je l’interviewe. A. ne s’imagine pas l’objet d’une enquête, mais pense toutes les femmes noires avec qui je parle comme des prostituées.

Si les jeunes hommes expatriés que je côtoie sont aveugles à leur position d’homme blanc et de client potentiel, leurs pratiques affirment que les filles sont essentielles à leur carrière. JP, le chef du SCAC (Service de Coopération et d’Action Culturelle) , m’explique : 50

« sur ce plan là, on a les meilleures, c'est très dur ici, les primes ne suffisent pas, il faut autre chose. Il faut les filles ».

De temps en temps, F. rentre avec une fille qu'il a rencontrée. C'est régulier mais ce n'est jamais systématique, F. se réserve la possibilité d'être fatigué ou de mauvaise humeur et de rentrer plus tôt, seul. Les filles qu'il ramène chez lui, il les a nommées les roublardes, « parce qu'elles exploitent mon porte-monnaie ». F. doit signifier que ces femmes-là lui sont redevables, même quand ce sont elles qui fournissent le travail. Pour un jeune VI comme F. qui doit s'intégrer dans le milieu expatrié, c’est grâce aux filles que ses employeurs sont à la fois ses supérieurs et ses pairs. Ainsi, de temps en temps, JP, le chef du SCAC, appelle F. son subalterne pour lui dire quand il a un rendez-vous professionnel avec une jolie fille, pour

Le Service de Coopération et d’Action Culturelle met en œuvre la coopération française dans les domaines de 50

la culture et du développement et gère dans ce cadre les moyens humains et financiers de l’assistance technique française.

qu’il vienne la mater avec lui.

F. connaît mieux que quiconque les règles d’intégration dans le milieu expatrié blanc de Bangui, car il peut aussi être marginalisé. Effectivement, si F. ne se définit pas comme métis, les blancs peuvent le faire quand ils souhaitent le discriminer. La question préférée de JP, quand il présente F. à une assemblée est : « devinez quelle est la deuxième nationalité de F ? ». Ses parents se sont rencontrés dans le pays d'origine de sa mère alors que son père était un appelé de l'Armée française.

Le père de F. est un militaire gradé à la retraite qui a fait Bangui. Cependant F. n'est pas du milieu de son père. Il a grandi dans une cité HLM d’une banlieue française, sous la responsabilité de sa mère qui a travaillé toute sa vie en France comme femme de ménage. La pension alimentaire de son père ne suffisant pas, ils ont galéré. F. me dit qu’il a vécu le racisme, à travers sa mère. Dans son salon, il y a beaucoup de photos d'elle, seule, avec lui ou avec sa sœur. Il y a aussi une photo de ce qu’il appelle « la famille réunie ». C’est la famille recomposée de son père, une famille blanche. F. n'est pas sur la photo.

La maison du directeur

Parce que les supérieurs du SCAC m'identifient comme la compagnie blanche et féminine d'un des leurs, j’ai eu l’occasion d’assister à une de ces soirées semi- professionnelles organisées par JP, le chef du SCAC. En tant qu'ethnologue, on m’a placée à la table de la culture avec la correspondante de RFI, le chargé des affaires culturelles et le VIA à la communication culturelle. La correspondante de RFI et le chargé des affaires culturelles, ancien entrepreneur à Madagascar, ont en commun la connaissance d'un collectionneur d'objets rares et anciens dans le Marais.

Les convives abordent le sujet controversé du moment : les détournements consécutifs des rétroviraux, l'équivalent de 40 millions de CFA. Tout le monde sait que les détournements ont eu lieu : il n'y a pas de rétroviraux dans les hôpitaux publics et des gens sous traitement meurent tous les jours. Mais aucune radio publique centrafricaine ou française n'en parle, et personne de sensé n'expose ce sujet ouvertement avec des inconnu-e-s ou en public, car il s'agit d'une affaire d’État. La Coopération française tait officiellement les détournements pour rester dans la course de la diplomatie d'influence. Mais ce soir-là et à cette table, il est possible d'en

!

2. Œuvre d’art, Yvon Gandro, « Joyeux anniversaire chef », dessin crayon et encre de chine, Atelier Vision d’Art, 2013, 30 x 20 cm

parler ouvertement car nous sommes entre nous. Ce repas est le lieu de socialisation de la génération africaine, « ceux qui ont 30 ans d’Afrique », des lieux de discrétion et d'écoute solidaire, un entre soi. C'est un repas où l'on peut dire et entendre des vérités assumées qui ne se disent pas ailleurs : « on parle de démocratie alors que c'est nous qui organisons les coups d’État » affirme un des invités.

À la fin du repas, nous prenons un alcool fort dans le salon. Je discute avec une femme avec un accent des quartiers chics parisiens. Elle m'explique combien elle trouve la métropole ennuyeuse et l'Outre-Mer extraordinaire. Elle me présente à son mari, le colonel des Armées françaises en Centrafrique. Ce dernier accepte sans embarras un entretien avec moi. Ma blanchité a déplacé les questions de classe et, après un repas arrosé, j’obtiens mon premier entretien avec un haut-fonctionnaire de l’État français.

F. m'a également emmenée dans des soirées informelles. JP, le chef du SCAC, est parti en vacances en laissant les clefs de sa villa à F. qui organise une soirée entre amis pour profiter du jardin et de la piscine. Parmi les sept hommes présents, il y a les trois expatriés blancs de l'immeuble Pacifique. Les hommes que je ne connais pas sont noirs. F. les appelle les métèques. Comme lui, ils ont grandi dans des banlieues françaises. Parmi les femmes présentes, je suis la seule blanche. Je connais Aurore qui est propriétaire d'un restaurant. Les hommes parlent entre eux et mènent les sujets de la conversation. Un leitmotiv unit les hommes durant la soirée : la confrontation avec la police de Bangui pour échapper aux contrôles des papiers d'identité de leurs véhicules et pour tromper l’État centrafricain. Contrairement aux hommes, entre femmes nous n'avons pas de sujets de conversation. Nous ne parlons pas. Nous sommes dans l'espace des hommes et l'espace des hommes nous divise. La phrase de Bruno sur les relations franco-centrafricaines se conjugue au masculin : « nous, on coopère avec les coopérants ». Le point commun entre ces hommes, c'est qu'ils ont beaucoup voyagé et qu’ils traversent les frontières européennes.

La Bonne Table

Après deux mois en sa compagnie, F. est parti en vacances. Je commence à sortir le soir avec A., une collègue ethnologue européenne. On sort manger à la Bonne Table, le restaurant duquel elle est une habituée. C’est là qu’elle rencontre ses collègues de travail le midi et que son ONG organise des colloques. La première fois que j’y vais, c’est à l’occasion d’une soirée Karaoké. A. est capable d’identifier pour moi les organismes professionnels des convives. Les expatriés des ONG occupent les tables du centre du restaurant, sous la paillote, face à la scène et face au bar où sont postés les gérants, un jeune couple blanc et français. Le bar est surélevé et depuis la caisse, les gérants surveillent les mouvements d'une centaine de couverts et les gestes de travail de leurs employés. Tous les serveurs sont des hommes noirs. Il y a une parité impressionnante entre hommes et femmes aux tables des ONG. Pour les yeux habitués aux cercles masculins du pouvoir, certaines tables ont l'air d'être en non-mixité sexuelle et raciale : il y a une majorité de femmes blanches. Pas loin d'elles, il y a une table de militaires que l'on reconnaît à leurs crânes rasés. Ils sont en civil, chemises à carreaux repassées. Ce sont des militaires en mission de coopération ou de sécurisation, qui contrairement aux militaires du bataillon, ont le droit de sortir après 22h. La soirée avançant, les tablées des ONG et des militaires se mélangent. Depuis le jardin qui entoure la paillote, nous les regardons s'échanger le micro.

Plus tard dans la soirée, B., le collègue de l’ethnologue nous rejoint. Le temps qu'il traverse le restaurant pour venir s’asseoir à notre table, A. m'a déjà expliqué qu'il est en couple avec une femme centrafricaine. Je remarque qu’elle a toujours le même air quand elle parle des couples mixtes racialement : un air qui trouve ça immoral. Pendant le repas, A. nous raconte comment elle est en train de s'installer avec son copain P-A, un consultant en eaux et forêts. Pendant que son mari est en mission au Burkina, A. a trouvé une maison à louer à la femme d'un magistrat centrafricain. Elle a commandé à la propriétaire les travaux à faire dans la maison, et elle a délégué à l'homme de ménage qu'elle vient d'embaucher l'achat du matériel et des meubles. « La maison est bien, mais c'est pas moi qui m'en occupe, sans ça je n'aurais pas le temps de travailler, ce serait impossible ». Elle envoie à P-A des photos de l'avancée de l'aménagement de la maison. A. est excédée, P-A veut que sa moto soit prête quand il arrive.

La Brousse

Le midi de la semaine suivante, je rencontre P-A avec sa moto. Il m'invite à venir manger avec lui au restaurant La Brousse. C'est le restaurant qui touche le mur du quartier où je dors. C’est le restaurant des blancs qui s'aventurent au-delà de la capitale, en conduisant