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Les indicateurs de la pluriactivité : le temps et l’organisation du travail

4. L’organisation du travail : la pluriactivité des individus du ménage

4.3. Un point sur les revenus de la pratique pluriactive

Les revenus monétaires sont l’un des premiers indicateurs utilisés par les chercheurs en sciences économiques pour évaluer et expliquer les phénomènes observés. Nous avons fait

ici le choix de ne pas le considérer comme un indicateur mais plutôt comme un facteur explicatif de certaines orientations pluriactives des ménages ou des individus du ménage, dans la mesure où, les activités du monde rural ici décrites et utilisées dans les analyses ne génèrent pas toutes des revenus monétaires. La dimension monétaire n’est pas commune à l’ensemble des activités contrairement aux indicateurs choisis pour expliquer les situations pluriactives : temps et organisation du travail. L’étude chiffrée des revenus monétaires des ménages, travaux menés dans le cadre du volet « Pauvreté et inégalités » par Alexandre Bertin, révèle quelques informations qu’il est cependant utile d’évoquer à ce stade du travail.

Cette étude établit une ligne relative de revenus au dessus de laquelle les ménages sont à l’aise, voire « riches » ; en dessous, ils sont en position de vulnérabilité voire « pauvres ». Cette ligne est fixée à 180.000 GNF de revenus annuels. La distribution par quintile des revenus des ménages confirme la dichotomie entre sites maritimes et littoraux et sites continentaux. D’un point de vue strictement monétaire, les ménages situés en milieu insulaire et le long du littoral ont un niveau de vie supérieur à ceux situés sur le rebord continental.

Cependant, l’étude révèle également qu’il y a une forte variabilité des revenus à l’intérieur d’un même site et que l’un des sites-pilote où les inégalités de revenus sont les plus fortes s’avèrent être les îles de Dobiret et Marara, le site où sont principalement localisés les « patrons de pêche » mais c’est également valable pour Brika, Madya et Kankayani : un site littoral et deux sites continentaux. Ce constat indique donc qu’il y a une forte disparité des « capabilités » (Sen, 2003) des ménages de la base de sondage.

Les revenus moyens les plus faibles (ceux situés dans le premier quintile) sont de l’ordre de 90.000 GNF par an et par ménage, les revenus moyens les plus forts (ceux situés dans le cinquième quintile) s’élèvent à 2.200.000 GNF par an et par ménage141. La distribution des revenus est polarisée par deux classes : une très aisée qui représente près de 6 % de l’échantillon des ménages enquêtés et une, où la situation semble très difficile d’un point de vue monétaire et qui comprend 9 % des ménages enquêtés.

En décomposant les indices utilisés pour apprécier la situation monétaire des ménages, les résultats de l’étude d’Alexandre Bertin entrent en résonance avec les résultats d’analyse proposés ici : les ménages les plus vulnérables sur le plan financier sont le plus souvent les ménages où le chef est un homme âgé voire veuf et ceux dont le chef est une femme, ménages que nous savons étroitement dépendants des autres ménages de la famille élargie ; l’exercice d’activités lucratives réduit considérablement « l’incidence, l’intensité et l’inégalité de la pauvreté » (Bertin, 2007) ; chez les ménages dont l’activité principale demeure l’activité agricole, l’incidence de la pauvreté est forte, tandis que chez les ménages ayant pour principale activité la pêche, l’incidence chute de 6 % ; enfin, la pluriactivité est un facteur sensible de réduction de l’incidence de la pauvreté142.

En complétant son étude par une approche subjective de la situation des ménages143, Alexandre Bertin montre également que : si les ménages dont les combinaisons sont centrées sur la pêche sont plus sécurisés d’un point de vue financier, ils sont en revanche plus vulnérables sur le plan de leurs « Relations sociales ». Par voie de conséquence, les ménages installés sur le continent, s’ils apparaissent plus vulnérables financièrement, sont en revanche « plus satisfaits dans le domaine des Relations sociales » (Bertin, 2007). Ce constat lui permet, un peu plus loin dans les traitements, d’aboutir à la conclusion suivante : « un ménage qui ne diversifie pas ses activités risque, même s’il gagne de l’argent, de ne pas satisfaire ses besoins essentiels » (Bertin, 2007).

Au-delà donc de toute considération monétaire, il importe donc pour un ménage de continuer à maintenir une pratique pluriactive et à cultiver son réseau relationnel, stratégies que nous avons mises à jour en étudiant la partition du temps et l’organisation du travail à l’intérieur des ménages. Ces stratégies sont raisonnables et efficientes compte tenu des contextes dans lesquels s’inscrivent les ménages et les individus dans les sites-pilote.

142 « Les ménages ayant la capacité d’exercer cette diversification ont plus de chance de lutter efficacement

contre les situations de pauvreté, puisqu’il est évident qu’une trop forte spécialisation dans les activités augmente le risque de vulnérabilité » (Bertin, 2007).

143 Méthodologie de l’approche dite « micromultidimensionnelle » de la pauvreté proposée, entre autres, par

Les analyses effectuées sur la base des données récoltées lors des enquêtes et basées sur deux indicateurs communs à l’ensemble des activités pratiquées (le temps alloué et l’organisation du travail) par les populations des sites-pilote, montrent que la pluriactivité existent sous deux formes.

Elle est d’abord pluriactivité des ménages. C’est en analysant la part de temps alloué à chaque activité pratiquée par les ménages que nous avons pu dégager cinq types de combinaison d’activités dont quatre s’associent pour n’en former plus que deux. Ces derniers composent donc trois grands types de pluriactivité : un premier grand type (réunissant les types « A » et « C ») centré sur les travaux des champs et les activités de prélèvement (la

brousse nourricière), localisé prioritairement dans les sites continentaux et qui met en relief

les liens de dépendance entre jeunes et vieux ménages d’une même concession ; un second grand type bipolarisé (réunissant les types « B » et « D »), localisé sur le littoral et en milieu insulaire, caractérisé par une alternance entre temps de la pêche et temps de la riziculture inondée. Les « autres activités » pratiquées par les ménages de ce second grand type opposent les activités liées à la valorisation du produit de la pêche (« type D ») aux activités d’entretien et de reproduction du fonctionnement social (« type B ») ; enfin un dernier type (le « type E ») regroupe les ménages qui mettent en œuvre une combinaison multipolaire, une polyvalence nécessaire dans le milieu insulaire où les conditions d’enclavement économique relatif obligent les ménages à produire tout ce dont ils ont besoin.

Pluriactivité des ménages donc mais aussi pluriactivité des individus du ménage qui révèle des stratégies d’acteurs où hommes, femmes, jeunes et anciens adoptent trois formes de travail. La forme collective met en exergue les liens indéfectibles qu’entretiennent les membres d’une même famille et plus largement d’une même communauté au sein desquels, le consensus repose sur la reconnaissance du pouvoir de certains chefs et sur la légitimité de l’exercice de la domination. La seconde forme, la forme individuelle permet l’expression de l’individualité et révèle les potentialités et la marge de manœuvre de chacun. La forme

recomposée témoigne des bouleversements liés à l’ouverture récente du pays à l’économie de

marché qui entraîne des spécialisations sectorielles, ces dernières n’existant que depuis une petite quinzaine d’années. Comme en témoigne le point sur les revenus, le gain d’argent ne

garantit en rien la satisfaction totale des besoins de chacun qui vont bien au-delà du strict cadre monétaire. En cela, la pratique pluriactive n’est certainement pas appelée à disparaître.

La pluriactivité est l’expression du fonctionnement social des individus, seuls, ou dans leurs relations aux différents groupes auxquels ils appartiennent (ménage, famille élargie, communauté villageoise). Elle est, sous toutes ses formes, une pratique ancienne. Elle associe, bien que cela puisse paraître paradoxal, le collectif qui est, dans la grande majorité des cas, « obligatoire » pour tous, comme le déclare la majorité des personnes interrogées, à l’individuel tout aussi « obligatoire » : un même individu est donc sans cesse en train de naviguer de l’un à l’autre. Pour restituer au mieux ce paradoxe, Laurent Monnier et Yvan Droz font appel à la « notion d’ambivalence » qu’ils définissent comme étant la disposition à la simultanéité de deux sentiments ou de deux comportements opposés (Monnier, Droz, 2004). Le paradoxe n’est en réalité que de surface : individualité et collectif sont les deux faces d’une même pièce.

Dans une relative continuité, l’entrée en scène de nouveaux éléments dans la vie des acteurs du monde rural guinéen témoigne d’« une progression "paradoxale" de la modernité […] jouée, construite et négociée chaque jour, à tous les niveaux » (Morier, Gounod, 2004). La pluriactivité des ménages comme celle des individus du ménage, la problématique du genre et des liens intergénérationnelles qu’elle sous-tend, met bien en exergue cette situation où il y a une renégociation entre l’existant et ce qui se présente de nouveau, une recomposition où il n’y a pas d’immobilisme, ni de transformation complète mais où se fait jour une étonnante plasticité qui permet, dans tous les domaines, de composer quelles que soient les conditions144. Même pour les migrants qui vivent entre deux mondes : celui du village des origines et le monde occidental dont les valeurs et les règles s’imposent très rapidement (en milieu urbain notamment), il n’y a pas de monoactivité : personne n’imagine ne faire qu’une seule chose : « on fait plein de petites choses, c’est comme ça, ça nous

constitue »145.

144 Je peux très bien détenir six embarcations motorisées et vivre dans une hutte de paille sur la plage, la question

du décalage entre ce que je gagne et la façon dont je vis ne se pose pas. Les deux vont ensemble de façon très naturelle. Autre exemple, je peux très bien décider que l’ordre établi ne me convient pas et penser qu’il entrave mes projets personnels et dans le même temps, sans que cela éveille chez moi un sentiment de décalage entre ce à quoi j’aspire et ce que je fais vraiment, participer aux activités obligatoires.

Georges Rossi évoque l’idée de « sociétés opportunistes » (Rossi, 2000) pour qualifier les groupes où le travail est caractérisé par la multiplication des investissements individuels et collectifs. Si l’on considère le cas plus spécifique de l’ouverture à l’économie de marché : il s’agit en effet d’une opportunité comme une autre, saisie par endroit. En ce sens, il n’y pas une pluriactivité mais des pluriactivités qui sont fonction des opportunités locales, de la réactivité et de la renégociation que chacun opère avec ce qui se présente et cela, sans pour autant remettre en cause les valeurs intrinsèques de la société à laquelle on appartient.

Cependant, ne pas insister sur les effets induits du passage à des formes de travail et à des modes d’organisation liés à l’économie de marché nous condamnerait à ignorer les profonds changements en cours146. Par exemple, pour un individu donné, la démultiplication du nombre d’activités individuelles ou la spécialisation dans une activité qui relève antérieurement de la forme individuelle du travail soulève l’essentielle question de la mobilité sociale. Les dynamiques observées (ici le cas de la pêche embarquée) permettent de penser que l’argent est employé comme un nouveau moyen de reconnaissance qui ne dépend alors plus du lignage dans lequel l’individu est né.

Les situations et pratiques pluriactives donnent à voir des systèmes et stratégies complexes, intrinsèquement liés au fonctionnement social. En ce sens il est utile d’offrir une vision actualisée du monde rural guinéen qui tienne compte du caractère multidimensionnel et multifonctionnel du travail et ce dans la perspective d’ouvrir une discussion sur la nécessaire remise en cause des actions engagées par les institutions chargées de mettre en œuvre les politiques d’aide au développement.

146 Maurice Duval le remarque déjà en 1985 au Burkina Faso et en fait longuement mention dans Un totalitarisme sans état (Duval, 1985).

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