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2. Une méthodologie à l’épreuve des faits

2.2. Les questionnaires : une méthode itérative qui suit les activités dans le temps

2.2.3. La production du sel : une activité de saison sèche

Si pêche et fumage sont des activités menées toute l’année ou presque, ne connaissant qu’un léger ralentissement pendant l’hivernage, soit à cause du gros temps soit à cause des travaux des champs, la saliculture est en revanche une activité menée exclusivement pendant la saison sèche. Très anciennement implantée en Guinée Maritime (Geslin, 2002 ; Fréchou, 1962), elle a fait l’objet de la troisième enquête de notre volet de recherche en mars 2004 (novembre et décembre 2005 dans la Commune de Boffa), au pic de la campagne. Historiquement, ce sont les Soussou qui ont développé la saliculture au Sud de Conakry dans les régions de Forécariah et de Coyah (Geslin, 2002). Puis elle s’est répandue lentement vers le Nord du pays, adoptée par d’autres groupes culturels comme les Baga. Suite aux entretiens

menés dans les sites, il semble que les populations de Kanfarandé, CRD la plus au Nord de la zone d’étude, ne pratiquent la saliculture que depuis une trentaine d’années.

La saison sèche favorise les remontées salines de surface en raison des températures élevées et de l’absence totale de précipitations89. La pellicule de terre qui recouvre les tannes de mangrove90, les plaines bordières ou les parcelles rizicoles à l’abandon est alors extrêmement chargée en chlorure. Cette terre est grattée et stockée en tas. Les hommes construisent un filtre en forme d’entonnoir appelé tanké avec pour seuls matériaux de la boue séchée, des grandes herbes souples et des branches qui en constituent la charpente. La terre est déposée dans le filtre et recouverte d’eau. Cette dernière percole en se chargeant en sel et est recueillie en aval de l’entonnoir dans une petite excavation également enduite de boue séchée. À l’aide d’une calebasse, la saumure est transvasée dans une marmite à fond plat appelée tank ou « fût ». Elle est portée à ébullition et s’évapore lentement laissant apparaître le sel. Déposé sur une aire de séchage pendant quelques jours, le sel est ensuite stocké dans des « sacs de 50 kg »91 pour être commercialisé.

L’itinéraire technique impliquant un recours à la cuisson, au mode de préparation utilisé en cuisine, la saliculture est une activité traditionnellement féminine. À l’exception du

tanké qui est conçu par un homme du ménage, ce sont les femmes qui grattent la terre et

l’amassent, se procurent du bois de chauffe (perches de palétuviers, bois de coupe ou bois mort), utilisent le filtre pour récupérer la saumure, entretiennent le feu et récoltent enfin le sel. Il existe deux types de localisation de la production dans les sites : soit les terres sursalées sont à proximité du village (comme à Kanof et Kankouf ) et ce sont les femmes qui, en plus de leurs activités quotidiennes en cuisine, produisent du sel quelques heures par jour, pendant quatre à sept mois (décembre à juin) ; soit le site de production est éloigné du village et il est alors impératif de se rendre sur un campement pendant six à huit semaines pour produire les cristaux, comme à Tesken par exemple. Quand le ménage peut se le permettre, une ou plusieurs épouses quittent le village avec leurs enfants et se rendent sur le site de production où le chef aura construit, outre le tanké, une hutte provisoire servant de logement. Pendant la

89 C’est pour cela que les populations ne pratiquent la saliculture que pendant la saison sèche.

90« Dans les régions de climat tropical à saison sèche, là où il y a peu ou pas d’apports en eau douce,

l’évaporation provoque une sursalinité et se développent de vastes étendues dénudées, appelées tannes », (Huetz de Lemps, 1994).

campagne de saliculture, elles travailleront jusqu’à 22 heures par jour afin de récolter, sur le peu de temps dévolu à l’activité dans l’année, une quantité de sel suffisante pour nourrir le ménage jusqu’à l’année suivante et dégager quelques revenus. Lorsqu’un ménage ne peut se passer de la présence d’une épouse au village, il envoie un jeune homme remplir cette mission.

Il n’est pas rare cependant de rencontrer des hommes saliculteurs, particulièrement quand la production de sel implique de se rendre pendant quelques semaines sur un campement. Dans certaines zones, celle-ci est même devenue une activité exclusivement masculine à la suite de l’apparition récente de la technique de la saliculture sur bâche (sel solaire). Cette technique des bâches a été introduite par les paludiers de Guérande au début des années quatre vingt dix dans la région de Conakry puis de Boffa à la faveur de projets de développement. En important une innovation technique, ceux-ci avaient pour objectif de permettre aux femmes de travailler moins pour une production identique ou supérieure et de limiter la coupe de bois de mangrove servant à alimenter le feu de cuisson. Cette tentative de greffe a globalement échoué auprès des femmes. Les hommes, eux, ont saisi l’opportunité qui se présentait.

L’itinéraire technique n’a été que peu modifié : seule la phase de cuisson a disparu92. La saumure est maintenant déposée sur une bâche noire qui tapisse le fond d’une petite parcelle endiguée. L’eau s’évapore sous l’effet conjugué des températures élevées et de l’ensoleillement important à cette période de l’année. Le sel sur bâche n’est pas particulièrement apprécié par les populations du Nord de la Guinée Maritime qui le considèrent impropre à la consommation en raison de son manque de finesse93 et de l’absence de cuisson. Qui plus est, les bâches coûtent cher et doivent être renouvelées fréquemment. Cela n’encourage pas particulièrement la diffusion de cette technique.

92 La phase de cuisson est très longue. Elle doit durer jusqu’à disparition complète du tas de terre, nécessite de

brûler de grandes quantités de bois et dégage une fumée mauvaise pour la santé des femmes qui en avaient la charge. L’introduction de la saliculture sur bâche avait également pour objectif des réduire ces effets nocifs sur la santé en supprimant la phase de cuisson.

Interrogées par nos soins sur le sujet, plusieurs femmes ont expliqué qu’elles ne consommaient pas le riz cru et qu’il en était de même pour le sel. L’étape de cuisson est, selon elles, obligatoire pour obtenir un sel de qualité qui ne véhicule pas de « maladies »94. Loin d’être entré dans les habitudes alimentaires, il est cependant produit et utilisé par les pêcheurs du Rio Pongo pour conserver le poisson qu’ils commercialiseront en dehors des frontières nationales. L’introduction des bâches a favorisé l’émergence du salage comme mode de stockage ; salage qui remplace pour une petite part le fumage traditionnel : l’innovation introduite par les projets multilatéraux de développement, certes détournée, n’est pas perdue pour tout le monde.

Lorsque le questionnaire a été conçu, la Commune de Boffa ne faisait pas encore partie de la zone d’étude. L’enquête, telle qu’elle a été construite, a cependant permis de voir émerger lors des traitements la présence de cette forme récente de saliculture. En effet, le module concernant l’équipement des saliculteurs, dont la nomenclature n’était pas restrictive à la seule pratique traditionnelle, a montré que certains enquêtés déclaraient l’achat de « tapis », terme local désignant les bâches. La question de l’équipement est centrale : outre le fait qu’elle met en lumière l’actuelle diversité de la pratique salicole dans les sites, elle met également en évidence la diversité des conditions de pratique de l’activité et des stratégies des ménages qui en découlent. Le tank est un achat onéreux qui est généralement obligatoire chaque année car cette marmite à fond plat est très souvent hors d’usage à la fin d’une campagne. Tous les ménages qui déclarent pratiquer la saliculture (environ un quart) ne peuvent surseoir à la dépense et sont obligés de négocier un arrangement avec les grands commerçants locaux, les youlé. Ces derniers achètent le matériel nécessaire pour assurer une bonne saison salicole. En contrepartie les ménages sont tenus de leur vendre la production de l’année au prix fixé (par « sac de 50 kg ») au moment de l’entente. Pour une même quantité produite, un ménage pouvant seul acheter le tank gagnera, en moyenne, trois à quatre fois plus d’argent qu’un ménage dépendant d’un youlé. La nature et la provenance de l’équipement offrent, dans le cas précis de la saliculture, une bonne lecture de la marge de manœuvre dont peuvent jouir les ménages interrogés.

Planche photographique 6

….Itinéraire technique et situations de la saliculture Itinéraire technique de la saliculture traditionnelle

1 – Collecte de la terre salée sur une tanne

2 - L’eau se charge en sel dans le tanké puis est recueillie dans l’excavation située à la base de celui-ci

3 – La saumure versée dans le tank. Marmite sous laquelle le feu est entretenu 24 heures sur 24

4 – Une fois l’eau évaporée, le sel est récolté

Situations de production

1 – La saliculture en cuisine (Kankouf 2004) permet de travailler à d’autres activités : ici, vannerie et préparation de l’huile rouge

2 – La saliculture sur campement, Tesken 2004. Les femmes y travaillent jusqu’à 22 heures par jour

2.2.4. Les « autres activités » : la question des petits métiers et autres

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