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2. Une méthodologie à l’épreuve des faits

2.2. Les questionnaires : une méthode itérative qui suit les activités dans le temps

2.2.1. L’activité agricole : une activité de saison des pluies

2.2.1.3. L’arboriculture et les « plantations nouvelles »

Courant avril, sous l’arbre à palabre, mieux vaut être sur ses gardes. Les conversations ont d’ailleurs tendance à y prendre un tour burlesque quand les membres de l’assemblée guettent, du coin de l’œil et du creux de l’oreille, le prochain craquement de branche

75 Un kilé, pour célébrer des fiançailles, réunit au minimum une bonne centaine de personnes.

76 Expression employée par Élisabeth Leciak pour désigner l’émergence des vergers à vocation commerciale

annonciateur de la chute du fruit qui touchera peut-être l’un d’entre eux… La « pluie des mangues » peut surprendre : on maintient donc l’attention. Le fruit touche le sol, on sourit, et la conversation reprend. Scène de vie anecdotique pour dire la présence de l’arbre au quotidien, son importance. Il est partout en réalité : dans la concession, sur la place publique, ceinturant chaque village, présent dans chaque champ. Essences fruitières plantées, ligneux entretenus, il est utile, fournit ombrage, fruits colorés et sucrés, condiments pour la sauce. Il est aussi politique, marqueur de la propriété du sol…, objet passionnant de recherche comme en témoigne l’ouvrage dirigé par Paul Pélissier : L’arbre, la fonction et le signe (Pélissier, 1980).

Aux abords immédiats de la maison ou dans l’espace de la concession, « côté jardin », (Monnier, 2004), on trouve manguiers, cocotiers, orangers ; arbres dont les fruits peuvent être consommés par tous, en passant. Ils sont nombreux dans les villages et ne font l’objet ni d’un soin particulier, ni d’une restriction d’usage. Il en va autrement des essences fruitières plantées « côté cour » (Monnier, 2004), à proximité de la cuisine. Moins nombreux, propriété du chef de ménage ou de son épouse, bananiers, papayers, citronniers, avocatiers, etc., sont entretenus et leurs fruits consommés par les gens de la maison. Les surplus peuvent même faire l’objet d’une petite commercialisation.

Les essences présentes dans la première ceinture villageoise dépendent de la gestion des chefs de lignage. Chaque lignage possède kolatiers, palmiers à huile, manguiers, avocatiers, fromagers, etc. dans ce qu’il est courant de nommer « la forêt villageoise ». Tout un chacun connaît les limites et essences de son domaine lignager dans le périmètre. Les arbres matérialisent l’histoire des installations successives, la mémoire des lieux : ils sont le tombeau des ancêtres (Leciak, 2006). La kola, fruit de tous les échanges, symbolise le don, les liens, la réciprocité, scelle les accords (mariages, dons de terre, etc.). Si elle peut faire l’objet d’une petite commercialisation sous l’autorité des anciens, elle demeure la métaphore du politique en acte77, comme l’espace arboré dont elle est issue.

77 « La noix de cola est présente dans de nombreux contextes de discours, d’échange ou de contrat. On peut dire

qu’elle matérialise les mots échangés, les clauses conclues, la voix. Si une personne prononce quelque chose, la distribution de cola pour accompagner ses mots, va les propager vers les personnes concernées, car parmi ceux qui écoutent, certains doivent restituer l’information entendue et valider cette restitution en faisant circuler les noix » (Fribault, 2006).

Le développement des « plantations »78, phénomène relativement récent (10 à 15 ans pour les plus anciennes), date d’après la chute du régime socialiste et accompagne l’ouverture à l’économie de marché. Il est l’une des réponses locale à la monétarisation des échanges et témoigne de stratégies de personnes dites localement « bien assises » et décidées à le rester. Plus présentes dans le Sud de la zone d’étude – notamment dans la Commune de Boffa et dans une moindre mesure dans la CRD de Tougnifily – que dans le Nord, les plantations imposent une redistribution foncière de l’espace villageois et du terroir. Les lignages qui contrôlent l’usufruit des parcelles par l’intermédiaire de leur chef respectif sont concurrencés ici par une nouvelle forme de pouvoir sur la terre. Un planteur est « propriétaire » – au sens occidental du terme – de la parcelle sur laquelle il met en place son activité d’arboriculteur. Les règles foncières sont donc ici modifiées dans la mesure où ces parcelles sont exclues du jeu des rotations habituellement gérées par les lignages. La propriété vient figer le foncier. Celle-ci est rendue possible par la marchandisation du parcellaire. Ceux qui mettent en place ces plantations nouvelles et qui achètent les terrains à cultiver sont souvent originaires du village mais n’y vivent plus depuis longtemps : ce sont pour la plupart des urbains. Dans un premier temps, par l’intermédiaire des membres de leur lignage, ils acquièrent une parcelle en l’achetant. Dans un second temps l’acte de planter leur confère un droit inaliénable sur le sol en vertu du droit coutumier.

La superposition des modalités d’accès à la terre (conception occidentale et règles coutumières) transforme progressivement les mentalités villageoises. Inenvisageable il y a encore une vingtaine d’année, la propriété individuelle devient possible même si les anciens, dans certains districts de la CRD de Kanfarandé ou de Dobali, s’élèvent contre cette nouvelle pratique qui porte atteinte au bon fonctionnement de la communauté dont ils sont les garants. Les essences plantées dans ces espaces sont généralement à croissance rapide et la production fruitière à forte valeur ajoutée : l’anacardier (koussou, Anacardium occidentale)79 et le « palmier amélioré » (foté tougui, littéralement le palmier des blancs) sont les plus représentés mais on y rencontre aussi des variétés greffées (manguiers, avocatiers, papayers, etc.). Par ailleurs, les essences déjà présentes sur la parcelle sont conservées lorsqu’elles sont utiles, tout particulièrement le palmier spontané (tougui bily, Elais guineensis) dont les régimes

78 La « plantation » est un terme hérité de la colonisation. Il est entré dans le vocabulaire vernaculaire pour

désigner les vergers à vocation commerciale.

79 « Introduit dans les années soixante, sa présence se développe considérablement dans les années quatre vingt

dix en Afrique de l’Ouest. Essence peu exigeante d’un point de pédologique et climatique, l’anacardier a une croissance rapide et la production de noix de cajou, une forte valeur ajoutée » (Volvey et al., 2005).

servent à préparer l’huile rouge (touré gbéli), ingrédient privilégié de la sauce et qui jouit d’une réputation dépassant même les frontières nationales (Labourdette, 2005). Reconnue pour ses qualités gustatives et médicinales, l’huile rouge fait l’objet d’une importante commercialisation dans l’ensemble de la zone d’étude, particulièrement quand elle est produite à partir des régimes de l’Elais spontané80. Ainsi donc le planteur double-t-il la mise en réalisant une opération foncière à vocation commerciale.

Toutefois, ces plantations représentent un investissement à moyen voire long terme, très peu d’entre elles étant aujourd’hui déjà productives dans les sites-pilote. Si l’emprise foncière est inscrite dans le paysage dès l’instant qu’une essence est plantée, la rentabilisation commerciale est différée d’une dizaine voire d’une quinzaine d’années. En tout état de cause, cela reste, pour le moment et pour la majorité des planteurs81 interrogés, plutôt un acte politique et social que commercial.

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