• Aucun résultat trouvé

La famille, un concept toujours débattu dans les recherches africanistes

2. Une méthodologie à l’épreuve des faits

2.1. Questionnements autour de l’unité d’enquête

2.1.1. La famille, un concept toujours débattu dans les recherches africanistes

Les enquêtes économiques ou socio-économiques de terrain en Afrique, qui débutèrent après les indépendances, ont nourri et nourrissent encore de nombreuses discussions sur le choix de l’unité statistique la plus adéquate pour mener le présent travail. Qu’il s’agisse de la recherche anglo-saxonne (Guyer, 1980) ou de la recherche française (Gastellu, 1997 ; Dubois, Blaizeau, 1990 ; Dubois, Gastellu, 1997), la question de la composition du groupe domestique reste en effet posée. L’opposition classique entre le courant d’Adam Smith (l’« homo

œconomicus ») et le courant marxiste, que l’on retrouve dans les études économiques portant

sur les populations occidentales36, ne résiste pas ici aux ramifications complexes des unités économiques africaines. « Les discussions sur le ménage et la famille en Afrique s’inscrivent dans cette dialectique. Mais la particularité des sociétés africaines oblige à un compromis entre les deux termes de l’alternative » (Dubois, Gastellu, 1997).

Dans le contexte africain, l’apport de l’anthropologie est donc précieux pour déterminer l’unité la plus adaptée à une systématisation de la récolte d’informations. Malgré cela, il se heurte vite à la nécessité de fixer une unité immuable dont s’affranchissent les études qualitatives micro-locales qui s’adaptent, elles, in fine, aux faits observés (Dubois, Gastellu, 1997). Les études de la parenté, des alliances, des filiations37, malgré leurs limites dans le cas présent, ont néanmoins permis de faire entrer dans nos critères de sélection, des considérations a priori étrangères aux enquêtes économiques. Comme le rappelle très justement les auteurs du Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie (Bonte, Izard, 1992) cités en introduction de l’ouvrage Familles du Sud d’Arlette Gautier et Marc Pilon (Gautier, Pilon, 1997), l’unité usitée généralement dénommée « famille » ou « ménage » est sujette à caution car « tout le monde croit savoir ce qu’est la famille : elle semble relever de l’ordre de la nature […]. Mais il est intéressant de constater qu’aussi vitale, essentielle et

36 Les enquêtes portent en général soit sur les individus, soit sur le ménage (entité apparemment aisément

identifiable dans les pays occidentaux).

37 Celles-ci sont loin de proposer des approches monolithiques et définitives (Segalen, 2001). Nous pensons

notamment ici aux prolongements des travaux de Claude Lévi-Strauss qui ont durablement remis en question les approches fonctionnalistes de Radcliffe-Brown ou encore évolutionnistes de Maine.

apparemment universelle que soit l’institution familiale, il n’en existe pas, tout comme pour le mariage, de définition rigoureuse». Et Arlette Gautier et Marc Pilon d’ajouter qu’elle « va du groupe conjugal à l’ensemble de la parenté » (Gautier, Pilon, 1997).

Les chercheurs du groupe AMIRA38 ont, dès la fin des années soixante, largement discuté cette question (Couty, Winter, 1983 ; Gastellu, 1980, Ancey, 1975 b, Ancey, 1975 c) et ont tenté, dans le contexte des États d’Afrique francophones, de mettre en place une grille de lecture, des catégories réalisées dirait Pierre Bourdieu (Bourdieu, 1993) qui puisse répondre aux impératifs de la systématisation sans pour autant négliger la complexité des réseaux, liens, alliances, etc. qui structurent la famille africaine. Comme le rappelle encore Arlette Gautier et Marc Pilon citant D. Tabutin et F. Bertiaux : « il reste que la famille apparaît bien comme un "élément intermédiaire entre les structures sociales et les individus qui les composent, [un] milieu de vie où les exigences collectives et individuelles prennent forme concrète et quotidienne" » (Gautier, Pilon, 1997).

Il convient donc pour chaque étude envisagée d’avoir recours à ces grilles de lecture pour identifier une unité qui fasse sens au regard des faits observés tout en adoptant une posture de systématisation à une échelle large ; dans le cas du programme de l’Observatoire de Guinée Maritime, plusieurs groupes culturels et plusieurs « milieux de vie » sont concernés.

2.1.2. Qu’est-ce qu’une « famille », un « ménage » en Guinée maritime ?

D’une manière générale, dans les pays occidentaux, on assimile le « ménage » à la « famille nucléaire » (un couple et leurs enfants à charge). Ce qui apparaît ici comme une

38 Le réseau AMIRA (Amélioration des Méthodes d’Investigation en milieu Rural Africain), créé au milieu des

années 1970, conjointement par l’ORSTOM (aujourd’hui IRD), l’INSEE (service de Coopération) et le Ministère de la Coopération, rassemblait une douzaine de chercheurs et de statisticiens. À l’origine, les travaux d’AMIRA se placent dans une logique pluridisciplinaire et utilisent les connaissances anthropologiques pour adapter au contexte africain les concepts et instruments de mesure statistique forgés au Nord. Il en a résulté des enquêtes sur le secteur informel et la conception d’enquêtes auprès des ménages, d’enquêtes démographiques et d’enquêtes agricoles originales. On peut considérer que les progrès réalisés dans la mesure de la pauvreté, et plus généralement dans la méthodologie des enquêtes ont une dette envers AMIRA.

évidence est loin d’en être une dans les sociétés lignagères que nous avons évoquées ci avant. La complexité des logiques de reproduction des groupes sociaux, les « échanges » de femmes et d’enfants (notamment par le biais de l’adoption d’un cadet par son oncle maternel ou par le biais de l’homonymie39), les obligations d’entraide entre aînés et cadets (qu’il s’agisse d’une fratrie ou des rapports entre pères et fils aînés et cadets, oncles paternels ou maternels et neveux40), les obligations de la « petite famille » (Fribault, 2006) constituée d’une mère et de ses enfants (Jean-Marc Gastellu évoquant même l’idée d’une « unité autonome » (Gastellu, 1978)) et la pratique largement répandue de la polygamie, sont autant d’alliances, de liens et de réciprocités qui rendent poreuses les limites de la famille ou du ménage.

Le volet anthropologique avait pour vocation première de démêler, via deux études de parenté dans deux villages de la zone d’étude (Lehmann, 2004 ; Schoeni, 2004), l’écheveau des relations familiales chez les Baga et les Nalou, premiers arrivants sur la Basse Côte. Ces premières confrontations et l’ensemble du travail mené par la suite au sein du volet ont permis de révéler les spécificités des configurations familiales des sites d’étude (Fribault, 2006). Le système d’information du volet « Pauvreté et Inégalités », basé sur une vaste campagne d’enquête socio-économique et bénéficiant de l’expérience de Jean-Luc Dubois pour sa mise en œuvre, reposait sur les critères de sélection d’une unité qui se référaient aux expériences d’observatoires d’autres pays d’Afrique francophone (Dubois, Blaizeau, 1990 ; Dubois, Gastellu, 1997). Forts de cette double approche, nous avons défini les unités possibles de la manière suivante :

- Un ménage (dembaya) répond à quatre critères : unité de lieu d’habitation, partage des sources de revenus, reconnaissance de l’autorité d’un chef et unité de cuisine (partage des repas) (Dubois, Blaizeau, 1990). Un ménage regroupe ainsi en son sein un chef de famille, sa ou ses épouses, leurs enfants et les personnes, qu’elles soient jeunes ou âgées, qui relèvent de la responsabilité du chef (il peut s’agir de parents ascendants veufs, divorcés ou séparés, de jeunes frères ou sœurs du chef ou de l’une de ses épouses, d’enfants confiés par un tiers, de

39 Tout adulte peut avoir un homonyme c'est-à-dire un enfant baptisé avec les mêmes noms et prénoms en

l’honneur de celui-ci. Ce système de reconnaissance implique de part et d’autre des responsabilités : un tokhoma (homonymes) qu’il s’agisse de l’adulte ou de l’enfant a donc deux pères et mères et quand l’enfant atteint l’âge de 7 ans, ses parents biologiques peuvent exiger de l’homonyme adulte qu’il prenne en charge l’enfant. Inversement l’homonyme adulte peut exiger des parents biologiques qu’ils lui confient l’enfant. L’homonymie peut être considérée comme une alliance entre deux familles, basée sur la confiance et l’estime.

40 « Le flottement des définitions vient de ce que les sphères d’aînesse sont chaque fois à définir, car les termes

sont toujours relatifs (on est toujours l’aîné ou le cadet de quelqu’un) » (Abélès et Collard cité par Fribault, 2006).

neveux utérins, etc.) ; tous ces individus vivent sous le même toit, partagent les mêmes repas et pour partie leurs revenus propres. Cela correspond à ce que l’on nomme couramment « famille nucléaire » : « dembaya : le père et ses fils » (Fribault, 2006) mais que nous nommerons ici « ménage » pour qu’il n’y ait pas de confusion entre les différentes acceptions du terme « famille » que nous serons amenés à utiliser. Il n’est pas question ici d’un artefact ou de la construction d’une unité d’observation artificielle facilitant notre travail d’enquête – cette critique avait, dès 1975, été formulée par les chercheurs du groupe AMIRA à l’égard des enquêtes systématisées menées jusque-là (Ancey, 1975 a ; Gastellu, 1978) – mais bien d’une unité fonctionnelle observable dans l’intégralité des sites d’étude et que confirment les recherches anthropologiques (Fribault, 2006 ; Lehmann, 2004 ; Schoeni, 2004). Même si son utilisation révèle des limites (que nous serons amenés à discuter ultérieurement), cette unité apparaît ici assez satisfaisante.

- La concession (fokhè) est une unité plus complexe41. Elle regroupe plusieurs ménages (comme définis dans le paragraphe précédent) qui reconnaissent l’autorité d’un ancien (généralement le père de différents chefs de ménage ou l’un de ses frères). En Guinée Maritime, elle est confondue avec la « famille étendue » : « le grand-père + ses fils + les fils de certains de ses fils » (Fribault, 2006). Cette autorité ne s’exprime pas dans les décisions du quotidien de la famille (au sens de ménage) mais plutôt à l’occasion de bouleversements importants entraînant une répartition nouvelle des droits et des devoirs de chacun. Il peut s’agir d’une réallocation des propriétés ou usufruits fonciers après le décès d’un ancien (père ou oncle par exemple), d’arrangements précédant le mariage d’un fils ou d’un neveu, du divorce ou de la séparation d’avec une épouse, d’une intervention dans la communauté, etc. Les concessions, « espaces territoriaux qui séparent les familles étendues entre elles […] existent comme entités sociales à part entière » (Fribault, 2006) et sont donc également à ce titre des unités fonctionnelles.

- Le lignage (bonsè) comprend « les gens issus d’un même ascendant en filiation patrilinéaire placés sous l’autorité d’un chef de lignage » (Fribault, 2006). Les lignages peuvent être répartis spatialement en segments en fonction des sites d’installation initiaux du groupe. L’ancienneté d’installation détermine quantitativement la taille du lignage. Lorsque celle-ci est peu ancienne, il est courant que lignage et famille étendue se confondent, c’est généralement le cas dans nos sites d’étude ; ce qui en fait une unité fonctionnelle sujette à

caution dans la mesure où elle peut être de nature différente selon le groupe ethnique considéré, une concession ou plusieurs concessions pouvant désigner un lignage.

Au-delà de ces trois unités (ménage, concession, lignage), les enquêtés ont fait référence aux « parents », qui désignent soit les lignages du père et de la mère, soit l’ensemble d’un groupe ethnique par opposition aux autres groupes ethniques (Fribault, 2006). La notion de « parents » est souvent invoquée par les gens lorsqu’ils ont eu recours à l’appui d’un tiers (en ville par exemple), membre du même groupe ethnique, mais où la filiation directe est bien plus difficile à démontrer, voire n’existe pas. Les « parents » peuvent donc être assimilés aux fameux « réseaux familiaux » qu’évoque beaucoup la littérature africaniste (Rabeherifara, 1987 par exemple).

La construction d’une base de données impose de choisir une seule unité statistique pour que toutes les tables puissent entrer en cohérence. L’indexation des données se fait par une clé qui autorise l’agrégation en sachant que s’il est possible d’agréger des données pour obtenir une lecture à plusieurs niveaux, il est en revanche impossible de « désagréger » des tableaux conçus à un niveau de lecture précis. Cela signifie qu’il faut, lors de la conceptualisation du système d’enquête et de l’architecture de la base, sélectionner l’unité statistique la plus petite possible pour permettre l’agrégation et éviter se rendre compte a

posteriori qu’une unité plus petite encore eut été préférable pour les analyses. Très

logiquement, le ménage (dembaya) s’est imposé comme l’unité statistique la plus pertinente pour parler des activités. Il est donc devenu unité statistique et unité d’analyse. La concession, que nous savions être un niveau fonctionnel, n’était pas exclue de nos préoccupations : compte tenu du choix du « ménage » comme unité de base, il était possible d’agréger les informations collectées au niveau de l’entité « concession » (réunion de ménages). Par contre, en ce qui concernait les « lignages » et les « parents » qui sont des niveaux fonctionnels aux contours plus flous et qui ne répondent pas au critère d’unité spatiale (un lignage peut s’étendre sur plusieurs villages, les « parents » habiter dans les grandes villes du pays voire dans d’autres États, y compris occidentaux), ils ne pouvaient être abordés que qualitativement.

Évoquer le ménage comme seule « unité système » serait faire l’impasse sur le rôle et les marges de manœuvre individuelles des acteurs dans la conduite des activités. Cette

démarche nierait en effet l’existence d’« unités autonomes » à l’intérieur de cette entité sociale, celles d’une mère et ses enfants dans un ménage polygame par exemple. Il a donc été convenu que les questionnaires comprendraient systématiquement un module d’enquête sur les personnes, individus ou catégories d’acteurs (chef de ménage, épouse(s), enfant(s), etc.) qui ont en charge une ou plusieurs des activités recensées, la base de données incluant des tables sur le rôle de chacun au sein de l’unité retenue pour structurer l’ensemble du travail de systématisation. Ces tables autorisent une analyse plus fine des modalités de la pratique d’une activité et permettent de mieux considérer l’organisation du travail pluriactif qui doit se comprendre comme la répartition et l’assemblage de la force de travail des individus du ménage dans l’espace et dans le temps.

Documents relatifs