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Vers un retour au Glass-Steagall Act

§2 Les lacunes des filialisations mises en œuvre

Section 2 Vers un retour au Glass-Steagall Act

170. L’idée d’un retour à la législation mise en place aux États-Unis en 1933, puis

en France en 1941, est vivement critiquée par certains. Gilles Carrez a été particulièrement virulent à l’encontre de cette proposition, la qualifiant d’une « absurdité qui ne ferait qu’enfoncer un des seuls secteurs qui se porte à peu près bien en France »458. Une telle solution semble pourtant la plus adaptée parmi celles mises

en place pour règlementer efficacement les banques, et donc éviter le transfert d’une crise financière à l’économie réelle. Au regard de l’Histoire, les règlementations séparant strictement les activités bancaires ont permis de stabiliser l’économie en restaurant la confiance des justiciables en leur système bancaire, cette confiance étant unanimement reconnue comme nécessaire à la reprise de l’économie après une situation de crise grave459. Il faut par ailleurs souligner que la séparation des années 1930 a rendu le système financier plus résistant aux défaillances. Par exemple, le krach boursier de 1987 n’a pas eu d’impact fort sur l’économie réelle puisque les banques de dépôt n’ont été que peu affectées. De même, en 1990, il y a eu une crise bancaire entraînant un resserrement du crédit, les banques de dépôt limitant fortement l’octroi de prêts bancaires ; les banques d’affaires ont alors pu aider à la reprise de l’économie car elles n’étaient pas affectées par cette crise460.

171. Ainsi, les arguments invoqués contre l’interdiction des banques universelles

sont tous contredits par l’Histoire.

Pour ce qui est de l’effet néfaste qu’aurait une telle séparation sur les clients, il convient de reconnaître qu’un service centralisé de guichet unique est plus simple pour la clientèle de la banque. Cependant, supprimer une facilité ne revient pas à créer une contrainte : les clients ont toujours la possibilité de contracter auprès d’une banque de dépôt et d’une banque d’affaires même si celles-ci ne sont pas au sein d’une même

458 RAYMOND G., op. cit.

459 CARSTENS A., « L’importance de la confiance dans les effets de stabilisation macroéconomique »,

Revue de la stabilité financière, avril 2012, n° 16, p. 205 et s.

460 Finance Watch, Answer to the public consultation from the European Commission on the Liikanen

structure ; c’est d’ailleurs ce qu’ils font déjà lorsqu’ils mettent en concurrence plusieurs sociétés. Non seulement les sociétés d’un groupe bénéficient d’une personnalité morale qui leur est propre et le client conclut donc des contrats avec des sociétés indépendantes l’une de l’autre, mais en plus, au sein d’une même société, l’interlocuteur est souvent différent selon les demandes du client. Cette facilitation n’a ainsi qu’une faible portée en pratique. Cette analyse est confirmée par l’expérience des règlementations bancaires de 1933 et de 1941 qui démontre que les clients, dont les grandes sociétés, n’étaient pas gênés par le fait qu’il faille s’adresser à des interlocuteurs différents461. Au contraire, une telle séparation permettait aux cocontractants des banques de dépôt et des banques d’affaires de connaître plus précisément les risques de contrepartie auxquels ils s’exposaient par la spécialisation de leurs interlocuteurs. Concernant la crainte de l’augmentation du coût de financement due au manque de diversification des banques scindées, si elle peut éventuellement être constatée dans un premier temps, c’est ensuite l’effet inverse qui devrait se produire. En effet, une telle séparation a pour objectif la baisse significative des risques pour la banque de dépôt qui n’aurait plus à supporter les risques pris par la banque d’affaires. Ainsi, à terme, la baisse des risques entraînerait, corrélativement, celle du coût de financement de la banque de dépôt et donc celle du taux d’intérêt du crédit. De plus, la diversification des activités ne suffit souvent pas à compenser les risques excessifs pris par les banques d’affaires, celle-ci pouvant finalement avoir un effet de contagion lorsque l’effondrement d’une activité est trop important.

Quant à l’argument selon lequel une telle séparation stricte des activités serait préjudiciable aux banques d’affaires qui auraient alors des difficultés pour se financer, il faut lui opposer que les grandes banques d’affaires qui existent aujourd’hui ont été créées à la suite de la scission des banques462. Tel est le cas de Morgan Stanley qui a été fondée en 1935. De plus, les fonds d’investissement sont rarement de grande taille et ils ne bénéficient pas des dépôts bancaires, pourtant leur importance est considérable dans le secteur financier et ils sont souvent très rentables. Enfin, la nécessité impérieuse de sécuriser les dépôts reçus du public ne peut souffrir d’une quelconque volonté d’épargner les banques d’affaires.

461 Finance Watch, op. cit., p. 9. 462 Finance Watch, idem.

172. Les reproches faits au principe d’une séparation stricte des activités bancaires

comme celle qu’il y a eu dans les années 1930 ne sont donc pas fondés. Cependant, si une législation interdisant aux banques de dépôt et banques d’affaires d’être réunies au sein d’un même groupe devait être votée, cela nécessiterait qu’elle soit adaptée au contexte économique et social actuel (§1). Une séparation telle que celle qui a été mise en œuvre par le Glass-Steagall Act est le moyen le plus efficace pour s’assurer que la banque de dépôt ne subira pas les risques et les pertes de la banque d’affaires, et donc pour limiter l’aléa moral aux seules banques réalisant des activités essentielles à l’économie réelle, à savoir les banques de dépôt. Néanmoins, pour certains, cette scission n’est pas suffisante pour faire face à la finance dérèglementée (§2).

§1. Pour la mise en place d’un Glass-Steagall Act contemporain

173. Afin de limiter le risque de transmission d’une crise des marchés financiers à

l’économie réelle et d’éviter dans la mesure du possible tout danger pesant sur les dépôts du public ou sur les autres missions d’intérêt public gérées par les banques de dépôt, il est évident que le modèle de banque universelle doit être démantelé. Pour séparer efficacement les activités bancaires, il faudrait s’inspirer des dispositions du

Glass-Steagall Act de 1933 en le modernisant. Le principe serait le même, c’est-à-dire

l’interdiction pour une banque de dépôt de réaliser des activités de marché et d’être affiliée à une banque d’affaires de quelque manière que ce soit, ce qui résulte en une interdiction pure et simple du modèle de banque universelle.

174. La séparation pourrait reposer sur la même distinction que celle prévue par la

loi de 1941 entre les banques regroupant les activités de banque de dépôt et les établissements financiers gérant les activités de banque d’affaires. Ainsi, les banques demeureraient un type d’établissement de crédit, tel que défini par l’article L. 511-1 du Code monétaire et financier. Elles pourraient réaliser des opérations de banque au sens de l’article L. 311-1 du Code monétaire et financier et des opérations connexes au sens de l’article L. 311-2 dudit Code. Les activités des banques seraient donc limitées essentiellement à la réception de fonds du public, aux opérations de crédit et aux services bancaires de paiement. Leurs cocontractants seraient alors principalement

des particuliers et des petites et moyennes entreprises. Les établissements financiers seraient des sociétés non bancaires qui ne peuvent pas réaliser des opérations relevant du monopole bancaire463, mais qui, en contrepartie, n’ont pas à respecter les règles prudentielles imposées aux banques. Ainsi, pour se financer, les sociétés de plus grande taille pourraient avoir recours aussi bien aux banques, par le biais un prêt bancaire, qu’aux établissements financiers qui leur permettraient de lever des fonds sur le marché.

175. L’objectif d’une telle séparation est de supprimer, pour les banques, la quasi-

totalité du risque de marché pour qu’elles n’aient plus qu’à gérer le risque de crédit qui relève de leur activité principale de financement de l’économie. La banque et toutes les sociétés du groupe dont fait partie la banque, que ce soient des filiales, succursales ou la société mère, se verraient fortement restreintes quant aux activités de marché qu’elles peuvent réaliser. Idéalement, les filiales étrangères du groupe devraient également être concernées par cette interdiction, mais il est généralement difficile d’arriver à contrôler, puis à faire respecter une loi en dehors de territoire national. Aussi, pour garantir l’effectivité totale d’une telle réforme, il faudrait soit que l’intégralité des États appliquent la même séparation, ce qui est pleinement utopique, soit que des accords interétatiques soient signés pour que la loi française puisse s’appliquer de façon extraterritoriale, ce qui est difficile à obtenir, soit que des sanctions soient mises en place contre les sociétés mères banque de dépôt lorsqu’une de leur filiale ne respecte pas les prescriptions de la loi.

Pour ce qui est du contenu des activités à interdire aux banques, les propositions du rapport dit « Liikanen » sont relativement complètes. Sont interdites aux banques la négociation pour compte propre et toutes les positions sur actifs ou dérivés résultant d’activités de tenue de marché. Cependant, le rapport exclut des activités concernées la prise ferme de valeurs mobilières. Pourtant, il s’agit d’une opération à risque puisque la société qui la réalise s’engage à souscrire une part déterminée d’actions lors de leur émission, ce qui permet à l’émetteur d’être garanti de la souscription de ses actions, notamment lorsque la souscription de la totalité des actions s’avère difficile. Ainsi, les sociétés qui réalisent une prise ferme de valeurs mobilières vont acheter les actions dès

leur émission, puis les vendre au public464. Néanmoins, si la société n’arrive pas à vendre les titres acquis, elle sera contrainte de les conserver et subira alors un risque de marché sur ces titres, voire même un risque de liquidité465 puisqu’il n’y a aucun acheteur. Il est donc essentiel d’interdire aux banques de réaliser des prises fermes sur valeurs mobilières. En conséquence, la quasi-totalité des activités de marché serait prohibée aux banques, à l’exception de la couverture de risque puisque celle-ci est utile aux banques dans la gestion de leur risque de crédit. Toutefois, par mesure d’assouplissement, ces activités interdites pourraient être exemptées dès lors que la totalité des activités de marché prohibées ne dépasse pas un seuil de 5 % des capitaux propres de la banque. Cela permettrait de restreindre le risque de dépréciation des valeurs mobilières à une faible somme par rapport aux fonds propres de la banque. En cas de non-respect des dispositions prévues par la loi, il faudrait doter l’Autorité de contrôle prudentiel et de régulation des pouvoirs exorbitants466 qui ont été prévus par

la loi de séparation et de régulation des activités bancaires467, ceux-ci semblent en effet

suffisant pour garantir le respect de la séparation des activités bancaires.

176. Cette conception de la séparation des activités bancaires est bien plus sévère

que celles prévues par les projets de réforme. Elle prohibe totalement le modèle de banque universelle et met fin à toute possibilité de transmission d’une crise financière à l’économie réelle par le biais d’une banque effectuant à la fois des activités de banque de dépôt et des activités de banque d’affaires. Elle est également la meilleure option pour restreindre l’aléa moral aux seules activités essentielles et vitales à l’économie réelle, limitant ainsi la transmission des difficultés financières des banques à l’État. Pourtant, selon certains auteurs, elle serait encore trop conciliante face aux excès du système bancaire et financier.

464 Vernimmen.net, Lexique financier. Disponible sur : http://www.lesechos.fr/finance-marches/verni

mmen/index.php.

465 V. glossaire. 466 V. infra, n° 265 et s.

467 L. n° 2013-672 du 26 juill. 2013 de séparation et de régulation des activités bancaires, JORF n° 0173

§2. Au-delà du Glass-Steagall Act

177. Alors que certains préconisent une nationalisation des banques468, Frédéric Lordon, économiste au Centre national de la recherche scientifique, est plus mesuré et propose une solution innovante. Si la nationalisation pourrait permettre d’assurer une certaine stabilité au secteur bancaire et que des exemples tels que Dexia, Northern Rock, ou encore Fannie Mae prouvent qu’elle est réalisable, celle-ci doit être limitée à une intervention ponctuelle et temporaire. Il faut tout d’abord souligner qu’une nationalisation est coûteuse puisque les actionnaires bénéficient, généralement, d’une juste indemnisation469. Ensuite, il y a souvent eu des problèmes de gestion dans les

banques publiques françaises et celles-ci se sont finalement avérées très onéreuses pour l’État, c’est l’exemple du Crédit Lyonnais. Le risque important de conflits d’intérêts peut aussi être ajouté comme l’un des nombreux arguments contre une nationalisation.

178. Frédéric Lordon présente une analyse intéressante de la solution qu’il

faudrait, selon lui, apporter à la crise. Il part du principe selon lequel il est rationnel qu’une banque refuse de prêter quand le contexte économique est défavorable du fait du risque de crédit. Aussi, pour inciter une banque à accepter des contrats de prêt, il faudrait qu’elle soit certaine que ses concurrentes en feront autant. Or, il n’y a que l’État qui puisse contraindre à une telle coordination de toutes les banques, et pas uniquement des banques auxquelles il aurait apporté une aide publique. Cette contrainte ne peut s’opérer que par la nationalisation selon Frédéric Lordon470.

Cependant, il prône une nationalisation temporaire qui ne doit servir qu’à obliger les banques à exécuter leurs activités fondamentales permettant le financement de l’économie réelle. Ces activités qui relèvent du monopole bancaire (la réception de

468 BROSSARD P., « Nationalisons d’urgence les banques françaises », Le Monde, 14 sept. 2011.

Disponible sur : http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/09/14/nationalisons-d-urgence-les-banques- francaises_1571968_3232.html.

469 Cour de cassation, Rapport annuel 2008 : Les discriminations dans la jurisprudence de la Cour de

cassation, 2009, p. 185 et s.

470 LORDON F., Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières, Ed. Raisons d’agir, oct. 2008,

fonds du public, les opérations de crédit et les services bancaires de paiement)471 sont qualifiées par l’économiste de « biens publics vitaux » qui ne pourraient pas être confiés à des intérêts privés472. Il préconise donc une « nationalisation à grande échelle d’urgence » comme transition vers une réorganisation complète des structures bancaires473.

179. Cette réorganisation consisterait à confier les « biens publics vitaux » à une

personne morale qui ne serait pas une société privée contrôlée par des actionnaires, car ces sociétés ont vocation à réaliser des profits. Il faudrait, au contraire, encadrer les banques par une « contrainte règlementaire de profitabilité encadrée » en créant une personne morale sui generis. La situation juridique de cette personne morale serait un statut intermédiaire entre les sociétés de capitaux et les établissements publics, se distinguant des associations. Cette personne morale serait sous un « contrôle public local par les parties prenantes », celles-ci étant les salariés, les entreprises, les associations, les collectivités locales, les représentants locaux de l’État, etc. Cependant, il ne s’agit pas de donner à ces parties prenantes le pouvoir de gérer la banque et d’accorder les crédits, mais plutôt d’instaurer des comités, du niveau local jusqu’au niveau national. Les mandataires sociaux seraient tenus de respecter les décisions des comités, ce ne serait donc pas un simple pouvoir consultatif. Ainsi, ils pourraient se voir confier notamment le pouvoir de valider la stratégie bancaire et celui de nommer et de révoquer les dirigeants474. Il s’agirait de la mise en place de ce que Frédéric Lordon appelle un « système socialisé du crédit ». Si cette idée est innovante, elle semble un peu trop excessive, contraignante et complexe à mettre en œuvre. De plus, elle manque de précision pour que ses conséquences puissent être correctement appréhendées.

471 V. note n°82.

472 LORDON F., op. cit., p. 134. 473 LORDON F., op. cit., p. 147 et s. 474 LORDON F., op. cit., p. 149 et s.

180. La solution du retour à un Glass-Steagall Act contemporain est efficace et

suffisante pour garantir une séparation stricte des activités bancaires et des risques qu’elles génèrent, démantelant ainsi toute possibilité de banque universelle, qu’elle soit au sein même d’une entité ou répartie entre plusieurs sociétés d’un groupe bancaire.

Si cette séparation contribue à limiter l’aléa moral et donc à responsabiliser le banquier, elle doit être complétée par d’autres réformes pour moraliser le système bancaire et financier. Il faudrait notamment envisager non seulement une responsabilité pénale accrue des mandataires sociaux, ainsi qu’un encadrement efficace de leur rémunération, mais aussi une règlementation plus effective sur les conflits d’intérêts, etc. À ce titre, la loi de séparation et de régulation des activités bancaires475 propose, en plus de la séparation des activités bancaires, la mise en place

de nouveaux mécanismes de résolution des défaillances bancaires.

475 L. n° 2013-672 du 26 juill. 2013 de séparation et de régulation des activités bancaires, JORF n° 0173

DEUXIÈME PARTIE :