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L’aléa moral, générateur d’irresponsabilité bancaire

III Le risque systémique, créateur d’irresponsabilité bancaire

A. L’aléa moral, générateur d’irresponsabilité bancaire

61. La notion d’aléa moral, traduite de l’anglais moral hazard, a été développée

par l’économiste Adam Smith au XVIIIe siècle. Il la définit comme étant la

maximisation de l’intérêt individuel sans prise en compte des conséquences défavorables de la décision sur l’utilité collective237. Plus précisément, il s’agit de « la

propension d’un agent qui se sait sous la protection d’un assureur à se surexposer à des risques qu’il ne contracterait pas dans les mêmes proportions s’il se savait devoir en répondre par ses propres moyens »238. C’est aussi « tout ce qui encourage les grandes

institutions financières à prendre des risques […] en partant du principe qu’elles recueilleront le fruit de l’opération tout en étant protégées des pertes éventuelles »239. Cette dernière définition de l’aléa moral rappelle un adage répandu relatif au secteur bancaire : « socialisation des pertes et privatisation des profits. »

Rapporté au secteur bancaire et financier, cet aléa moral se traduit en ce que les banques, particulièrement les banques universelles, se sachant préservées de la faillite par l’intervention de l’État, prennent des risques excessifs et démesurés puisqu’elles n’auront pas à en supporter la responsabilité en cas de difficultés. En effet, dans le cas contraire, si une banque de dépôt ou universelle, à risque systémique, se trouvait en cessation des paiements, non seulement les dépôts des particuliers pourraient s’avérer irrécouvrables, mais en plus toute l’économie, financière comme réelle, serait exposée à des difficultés majeures240. Il en résulte que, pour les besoins

de la stabilité de leur économie, les États ne peuvent pas raisonnablement permettre une telle défaillance. C’est ainsi que les banques bénéficient d’une « garantie implicite de l’État »241 que Frédéric Lordon, économiste au Centre national de la recherche

237 LEBOUCHER S., « D’Adam Smith à Robert Mundell, ce que la pensée économique nous dit sur la

crise actuelle », Revue banque, 3 févr. 2012. Disponible sur : http://www.revue-banque.fr/risques- reglementations/article/adam-smith-robert-mundell-ce-que-pensee-economique.

238 LORDON F., Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières, Ed. Raisons d’agir, oct. 2008,

p. 149.

239 HELFER R. T., « Ce que la garantie des dépôts peut et ne peut pas faire », Finances &

Développement, mars 1999, Volume 36, n° 1, p. 23.

240 V. supra, n° 6, n° 34 et n° 54.

241 LEBOUCHER S., « Résolution des crises bancaires : trouver la bonne équation », Revue banque,

scientifique (CNRS), va jusqu’à qualifier de « prise d’otage » et de « menace »242.

Entre l’impératif de stabilité financière et l’effet d’irresponsabilité de l’aléa moral subséquent, il faut donc trouver un juste équilibre.

62. Outre le sentiment d’irresponsabilité et donc le manque d’éthique qui en

découlent, la critique principale faite à l’aléa moral est qu’il instaure, selon l’expression de nombreux auteurs, « un cercle vicieux entre les banques et l’État »243.

En effet, afin d’aider les banques en difficulté pour éviter leur défaillance, l’État doit leur apporter un soutien financier. Pour cela, il doit récupérer des fonds qui sont généralement issus d’emprunts. Or, les banques détiennent une part importante de la dette souveraine qui, avec le surendettement des États, est généralement remboursée à très long terme et souvent avec du retard. En conséquence, il peut en résulter que les banques en difficulté augmentent l’endettement des États, ce qui accroît le risque d’insolvabilité et de liquidité des banques du fait du délai de remboursement qui leur est imposé244. Parallèlement, cet aléa moral a également pour conséquence que les

États, de plus en plus endettés, vont avoir à terme des difficultés à trouver des prêteurs pour se financer à des taux corrects (à cela s’ajoute l’éventuelle dégradation de la note de l’État par les agences de notation comme ce fut le cas notamment des États-Unis et de la France pendant la crise245). C’est ainsi que la crise financière a engendré une crise de la dette souveraine en France et dans d’autres États ayant soutenu leur système bancaire pendant la crise, la dette de la sphère privée s’étant transférée à la sphère publique.

63. Par ailleurs, l’impact négatif de l’aléa moral ne se limite pas à l’engagement

des fonds de l’État, et incidemment des contribuables, mais atteint aussi les autres sociétés actrices du système financier. En effet, l’aléa moral génère une distorsion de

242 LORDON F., op. cit., p. 149.

243 Notamment : GUERSENT O., « Vers un cadre commun européen », Revue banque, nov. 2012, n°

753, p. 28 et s.

244 V. supra, n° 21.

245 Notamment : Rédaction Le Monde, « Avec la France, neuf pays de la zone euro voient leur note

dégradée par S&P », Le Monde, 13 janv. 2012. Disponible sur : http://www.lemonde.fr/crise- financiere/article/2012/01/13/la-bourse-de-paris-dans-le-rouge_1629457_1581613.html

concurrence au profit des banques soutenues par rapport aux sociétés proposant les mêmes services que celles-ci. L’un des principes fondamentaux de l’Union européenne est la libre concurrence au sein du marché intérieur, qui se traduit par la libre circulation des marchandises, des personnes et des services246. La conséquence directe de ces libertés est que les aides d’État sont fortement encadrées afin de restreindre les atteintes qui peuvent être portées à la concurrence du fait d’un interventionnisme étatique. Ainsi, en principe, les aides d’État sont interdites par l’article 107, 1 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne247. Toutefois,

compte tenu de la situation difficile de certaines banques systémiques pendant la crise et des conséquences que leur défaillance aurait pu engendrer, la Commission européenne a elle-même validé les aides apportées par les États aux banques sur cette période au regard de la situation exceptionnelle. Elle a établi des lignes directrices concernant les aides d’État accordées aux banques sur cette période248, en s’appuyant

sur l’article 107, 3 b) du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Ce dernier dispose que « peuvent être considérées comme compatibles avec le marché intérieur les aides destinées à [...] remédier à une perturbation grave de l’économie d’un État membre ». Bien que la Commission européenne ait tenté d’éviter les distorsions de concurrence par un encadrement de ces aides, le soutien apporté par les États au secteur bancaire a été tel que l’atteinte à la concurrence n’était pas évitable : en effet, le montant des aides accordées aux banques lors de la crise a été près de vingt fois supérieur à la somme habituellement octroyée249.

64. Dans le même sens, plus globalement et de façon implicite, l’effet néfaste de

l’aléa moral se mesure également à l’attitude des acteurs économiques ayant une relation contractuelle avec les banques. En effet, l’aléa moral a là un double effet pervers : non seulement les banques sont moins attentives aux risques qu’elles

246 V. infra, n° 337.

247 Version consolidée du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne du 9 mai 2008, JOUE n°

C 326 du 26 oct. 2012.

248 Commission européenne, Communication de la Commission sur l’application des règles en matière

d’aides d’État aux mesures prises en rapport avec les institutions financières dans le contexte de la crise financière mondiale, JOUE n° C 270 du 25 octobre 2008.

249 ALMUNIA J., « Les aides au secteur bancaire représentent annuellement 10 % du PIB européen »,

prennent, mais en plus la vigilance des créanciers des banques est aussi atténuée du fait de la garantie implicite des États. Les créanciers sachant leurs créances couvertes par cette garantie sont moins exigeants vis-à-vis de la prise en compte des risques d’insolvabilité dans les contrats qu’ils concluent avec les banques. En conséquence, les banques d’ampleur systémique se financent généralement à un moindre coût par rapport aux banques plus petites et moins interconnectées (qui pourtant bénéficient également de l’aléa moral lorsqu’il s’agit de banques de dépôt, pour les besoins de la préservation de l’épargne des déposants, mais dont la taille moindre fait certainement craindre aux créanciers une faillite sans intervention étatique) et aux sociétés financières non bancaires pour des risques équivalents. L’aléa moral, et la garantie implicite de l’État qui en découle, viennent donc biaiser les relations commerciales et concurrentielles des banques d’ampleur systémique, et particulièrement des banques universelles, octroyant de fait des avantages injustifiés à celles-ci sans même qu’elles aient à les demander.