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CONSTITUTION COMMUNICATIVE DES ORGANISATIONS Selon Berger et Luckmann (2006), les discours occupent une place centrale dans la

2. Propriétés de la communication

2.4 Représentative et innovante

La dernière fonction de la communication se rapporte au fait que si une conversation est rattachée à une conversation précédente, c’est que nécessairement et conséquemment une voix ou un représentant assure la présence de cette première conversation dans une autre conversation. En référant à une conversation passée, un acteur devient le porte- parole de celle-ci puisqu’il l’engage dans une autre interaction. Cet acteur rapporte et expose un contenu narratif préexistant. Il ne fait pas que parler au sujet d’un collectif ou d’une collaboration, il parle également pour eux. Ce faisant, il construit une nouvelle entité collective à intégrer dans la conversation. Tel que le souligne Latour (2006) dans la sociologie de la traduction, lorsqu’un acteur devient le porte-parole d’un collectif, il crée une « boîte noire », c’est-à-dire un fait indiscutable concernant une certaine réalité avec lequel les autres acteurs engagés dans la conversation doivent négocier. Les « métaconversations », en produisant des « boîtes noires » au sujet de conversations

précédentes, créent ainsi de nouvelles entités qui, en retour, deviennent des acteurs dans la composition de l’organisation (Robichaud, Giroux, Taylor, 2004).

De conversations en conservations, de manière successive et récursive, différents niveaux d’interaction se lient donc entre eux, contribuant à la construction et à la reconstruction de « métaconversation ». Ces liens et ces références à d’autres conversations deviennent plus que de simples sujets dynamisant les discours, ils deviennent des entités à part entière dont les caractéristiques spécifiques influencent les attitudes des autres acteurs de la conversation, en plus de susciter la mise en application de nouvelles règles et normes discursives. Les « métaconversations » permettent la création d’entité collective qui n’existait pas auparavant, de transformer les conversations précédentes en « boîtes noires » auxquelles elles font désormais référence. C’est ainsi que dans le cas de la Table québécoise de la sécurité routière (TQSR) par exemple, une « métaconversation » sur plusieurs domaines de pratique et sur différentes conversations locales fonde l’identité collective de la TQSR telle une entité qui agit, décide, recommande, produit des rapports, etc. Dans ces conditions, les auteurs Robichaud, Giroux et Taylor (2004) précisent, qu’ultimement, les entités mobilisées par ce processus « comes to be an agent in more encompassing narratives generating higher levels of closure, and so on. […] This is how the FBI gets to "be frustrated", how the department "is forced to admit", how the Senate comes "to approve" » (p. 623).

Dans la perspective selon laquelle la construction collective d'un discours tient lieu de pierre angulaire aux processus organisationnels, il importe de garder à l'esprit qu’en tout temps un même discours peut être interprété différemment. À ce sujet, Bruner (1991)

souligne que ces différentes interprétations supposent « a difference between what is expressed in the text and what the text might mean, and furthermore that there is no unique solution to the task of determining the meaning for this expression » (p. 7). Selon les croyances, les valeurs et les intérêts des acteurs, la signification et l'interprétation d'un discours peuvent ainsi différer entre l'émetteur et le récepteur. Les discours ne sont jamais définitifs et continuellement soumis à la résistance, à la contestation et à la réinterprétation. Le porte-parole doit donc constamment demeurer à l'affût de ce caractère multidimensionnel afin de réorienter son discours au besoin (Cooren et Fairhurst, 2002).

Par conséquent, le succès d'un porte-parole tient essentiellement à sa capacité à prendre en compte la multiplicité et la complexité des acteurs afin d’articuler et d'aligner leurs intérêts dans un discours commun qui permet d'objectiver un projet. Le porte-parole exploite l'art de la communication dans une visée d'intéressement et ultimement, de mobilisation. En amenant les acteurs à partager une interprétation plutôt qu'une autre, le porte-parole construit le sens d’une situation de manière à ce qu'il réponde aux intérêts de chacun. Comme le souligne Bruner (1991), la force d'un discours renvoie principalement à sa pertinence à l’égard du contexte : « There seems indeed to be some sense in which narrative, rather than referring to "reality", may in fact create or constitute it » (p. 13).

En tant qu'acteur attentif aux intérêts des participants qu’il représente afin de les traduire dans l’objectif collectif de la collaboration, le porte-parole devient l'auteur d'un discours au sein duquel plusieurs définitions et différentes interprétations s'avèrent compatibles.

Selon Bruner (1991) et Weick (1995), le discours représente un moyen de création et de signification du sens de la réalité. Le porte-parole recourt à différentes pratiques communicationnelles pour démontrer la convergence des intentions et des aspirations de chacun des acteurs envers l'objectif proposé. En ce sens, le discours du porte-parole ne décrit pas l'innovation ou le projet, mais le construit et le concrétise. Par le biais de son discours, le porte-parole peut « élaborer seul ou en collectif la signification de l'expérience et articuler le changement et la continuité » (Giroux et Marroquin, 2005, p. 19).

La notion de représentativité et le concept de porte-parole occupent ainsi une place centrale au sein des exercices de collaboration. Puisque les collectifs s’élaborent et se maintiennent par le biais de nombreuses négociations, toute entité doit être représentée à l’intérieur de ces espaces de débat. Les porte-parole rendent possible cette prise de parole et cette action concertée. Pour devenir porte-parole, un acteur doit alors être en mesure de traduire et de s’allier aux intérêts, aux forces et aux désirs des acteurs qu’il représente. Par un ensemble d’actes de persuasion, de négociation et de transformation, il se voit attribuer l’autorité de représenter, de parler et d’agir au nom d’une multitude d’autres acteurs. Autrement dit, par la notion de porte-parole :

On désigne, non pas la transparence de cette parole, mais la gamme entière allant du doute complet (le porte-parole parle en son nom propre et non pas au nom de ses mandants) à la confiance totale : quand il parle, ce sont bien les mandants qui parlent par le truchement de sa bouche. (Latour, 1999, p. 101)

Gagnant en autorité et en pouvoir, ce représentant des acteurs qu’il a mobilisés dans le but de soutenir un objectif collectif confère une identité au réseau d’acteurs qu’il

représente. Toutefois, Latour (1999) mentionne qu’il « faut que les porte-parole puissent modifier en retour ceux dont ils sont supposé[s] exprimer fidèlement l’opinion. La fidélité change de sens » (p. 200). La représentation suppose de déplacer des entités, de les relier et de les faire parler par eux-mêmes afin d’exprimer, par la suite, dans son propre langage ce que sont, ce que veulent et ce que disent ces acteurs. Cet acteur devenu porte-porte incarne « le médiateur, le traducteur à l’état pur, celui qui met en relation deux univers aux logiques et aux horizons distincts, deux mondes séparés mais qui ne sauraient vivre l’un sans l’autre » (Akrich, Callon, Latour, 1988a, p. 1). La réussite d’une collaboration repose donc en grande partie sur le choix des représentants qui devront interagir et négocier afin de soutenir et de mener à terme le projet. En exprimant la somme des exigences et des ambitions des acteurs qu’il représente d’une manière stable et immuable, la force des porte-parole « vient de ce qu’ils parlent non pas tout seuls mais en présence de ceux qu’ils représentent. […] La solidité de ce que dit le représentant est étayée directement par la présence silencieuse mais éloquente des représentés » (Latour, 1995, p. 175).

Au-delà des interactions qui ont permis de regrouper différents acteurs, le porte-parole est celui qui a réussi à créer des associations durables et incontestables. Un acteur et un porte-parole ne se différencient pas par leur nature, mais bien par les négociations et les associations qui ont permis la construction d'un « macroacteur ». Autrement dit, un porte-parole est un acteur qui a transformé des interactions faibles en interactions fortes, des éléments dissociables en éléments indissociables, des entités indifférentes en entités mobilisées, ponctuant le monde des possibles de lignes de force et de points de passage obligés (Latour, 1995).

L’ensemble des interactions et des processus qui sous-tendent la représentativité des porte-parole aboutissent à la co-construction d’une réalité à la fois sociale et technique. Par une série de déplacements, autant de but, d’intérêt que de rôle, cette représentativité amène plusieurs acteurs à s’associer, à s’unifier et à parler d’une seule et même voix. Un porte-parole n’est, ni plus ni moins, qu’un acteur qui a su si bien s’associer à d’autres forces qu’elles agissent constamment ensemble comme un seul et unique acteur. En créant des porte-parole, le processus de représentativité permet d’expliquer « comment s’établit le silence du plus grand nombre qui assure à quelques-uns la légitimité de la représentativité et le droit à la parole » (Callon, 1986, p. 205).

Dans ce contexte, les collaborations interorganisationnelles peuvent contribuer à la construction ou à la modification d’institution (Lawrence, Hardy, Phillips, 2002). Puisque les collaborations participent à la recherche de solutions et à la mise en œuvre d’interventions qui s'appliquent à des problématiques complexes, elles sont souvent empreintes de créativité et de nouveauté. Qui plus est, les collaborations performantes, caractérisées par une forte participation des acteurs et une intégration efficace à l'intérieur du domaine d’activité, ont la possibilité de partager et de diffuser leurs initiatives au-delà du cadre propre à ses activités et aux acteurs concernés. Les collaborations bénéficient alors du potentiel leur permettant d'étendre leurs effets et leurs retombées immédiates au champ institutionnel dans lequel elles interviennent. En agissant à titre de source d'innovation, la collaboration représente en quelque sorte un catalyseur de changement, c’est-à-dire un initiateur de proto-institution. Une proto- institution est, ni plus ni plus moins, qu'une institution en devenir (Lawrence, Hardy, Phillips, 2002). Elle se rapporte à l'ensemble des pratiques et des normes qui, bien que

diffusées, ne s'avèrent pas encore suffisamment partagées pour être institutionnalisées. Néanmoins, une proto-institution dispose de tout le potentiel nécessaire pour s'imposer en tant que réelle institution à condition, toutefois, que les processus qui la sous-tendent l'implantent intensément et la diffusent amplement à l'intérieur du champ social auquel elle se rapporte : « Although not all proto-institutions will become full-fledged institutions (Zeitz et al., 1999), they represent important first steps in the processes of institution creation, thus potentially forming the basis for broader, field-level change » (Lawrence, Hardy, Phillips, 2002, p. 283).

Par le biais de collaboration, cette perspective suggère que même les plus petites organisations peuvent provoquer des changements institutionnels en mettant en place des « micro-sources » qui donneront lieu à des « macro-changements ». Les collaborations peuvent occasionner des « macro-effets » en servant de levier et de force de leadership pour amorcer les premières phases de création et de réforme d'une institution. Par conséquent, la collaboration interorganisationnelle n’influence pas que ses participants, mais également les autres organisations présentes dans le domaine d’activité en contribuant à la création de nouvelle institution et au renouvellement de leur manière habituelle d’interagir (Lawrence, Hardy, Phillips, 2002).

Chapitre 3