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CHAPITRE II Cadre conceptuel

2.3 Société, social et démocratie

2.3.1 Démocratie, peuple et représentation politique

2.3.1.2 La représentation comme dépossession

À la lumière de ce que nous présentions précédemment, dans notre cadre conceptuel, en ce qui concerne le « droit à la parole » des personnes marginalisées, il apparaît nécessaire de présenter une seconde critique qui est faite de la représentation, dans le cadre démocratique, vue ici comme dépossession. Selon Pierre Bourdieu, au-delà d’une distance grandissante entre les représentés et leurs représentants, il est question d’une captation d’un pouvoir symbolique, d’une monopolisation « de la production et de

l’imposition des intérêts politiques institués » (Bourdieu, 2001, p. 216). De cette idée ressortent deux points centraux qui guideront notre présente réflexion. D’abord, l’idée d’inégalité dans les rapports de production dans le champ politique, et ensuite, le monopole de la parole, créant une dépossession par les représentants découlant de cette même situation d’inégalité.

Bourdieu lui-même lie ces deux situations, en mettant de l’avant le fait que la dépossession dont il fait état dans sa pensée de la représentation est la conséquence de cette inégalité dans la possession de capital politique. Il écrit ainsi qu’« [e]n matière de politique […], la dépossession du plus grand nombre est corrélative, ou même consécutive, de la concentration des moyens de production proprement politique aux mains des professionnels, qui ne peuvent entrer avec quelque chance de succès dans le jeu proprement politique qu’à condition de posséder une compétence spécifique. » (Ibid., p. 217). Le champ politique ne serait dès lors accessible qu’à un nombre limité d’individus possédant les compétences, l’habitus du politicien nécessaire pour entrer dans l’arène. Ces compétences peuvent être acquises à la suite d’un certain entrainement, mais la bureaucratisation du champ politique français entraine un accroissement constant du décalage dans la capacité d’accession aux outils permettant de développer et de parfaire un habitus politicien (Ibid., p. 218). Par exemple, la « science politique qui s’enseigne dans des institutions spécialement aménagées à cette fin est la rationalisation de la compétence qu’exige l’univers de la politique et que possèdent à l’état pratique les professionnels » (Ibid.). Cette institutionnalisation de l’entrée dans la vie politique se place donc comme une barrière à la libre accession de tous au champ politique, entrainant, chez certains individus dont le capital politique serait moindre, ces « membres quelconques » (Ibid., p. 215), une quasi-impossibilité

d’intervention, d’où cette idée de la dépossession que nous retrouvons chez Pierre Bourdieu30.

D’autre part, la mobilisation de ce capital politique par les professionnels vise, majoritairement, à l’imposition de certaines idées, puisque « la production des idées sur le monde social se trouve toujours subordonnée en fait à la logique de la conquête du pouvoir, qui est celle de la mobilisation du plus grand nombre » (Ibid., p. 226). Cette citation nous laisse voir deux choses. D’une part, ce sont les professionnels qui, dans un objectif d’étendre leur électorat, imposent un certain nombre d’idées. Ces idées suivent une certaine perception que ces professionnels se font de la société, ce qui nous amène à notre seconde idée selon laquelle les idées mises de l’avant par ceux-ci ne seraient pas réellement représentatives du monde social, mais permettraient de créer artificiellement un groupe à représenter. Les idées mises de l’avant, notamment par les porte-paroles, seraient donc à la fois créées par ceux-ci et utilisées pour conforter ou consolider leur position.

30 Aux vues des résultats des élections législatives de 2017 qui ont vu arriver au parlement un grand

nombre de députés issus de la société civile, nous pourrions croire que le mouvement d’Emmanuel Macron a été à même de remettre en question ce clivage, cette catégorisation proposée par Bourdieu et ainsi insuffler un renouveau au sein de la vie politique française. Cependant, « ce renouveau tant attendu du personnel politique s’est surtout traduit par un resserrement sans précédent du recrutement social. Jamais les députés français de la Ve République n’ont été aussi peu représentatifs de la population des citoyens en dehors du cercle très étroit de leurs électeurs » (Rouban, 2018, p. 128) Notons par ailleurs ici que Rouban a mis de l’avant le fait que, bien que tous les candidats aux législatives sous la bannière de La République en Marche (LREM) soient des « novices » en politique, beaucoup ont déjà eu un ou des mandats politiques, ont déjà été candidat-es à des éléctions locales ou européennes, ont été dans l’entourage d’élus locaux ou nationaux (à titre de conseiller parlementaire, par exemple), ou ont bénéficié d’un statut professionnel leur ayant donné une certaine visibilité (participation aux chambres de commerce ou de l’industrie, représentation ou direction d’associations professionnelles, etc.) (ibid., p. 132).

Le pouvoir contenu dans ces idées construites reposerait alors, selon Bourdieu, sur la force illocutoire des porte-paroles. En effet, selon lui

En politique, « dire c’est faire », c’est, plus exactement se donner les moyens de faire en faisant croire que l’on peut faire ce qu’on dit, en faisant connaître et reconnaître des principes de vision et de division du monde social qui, comme les mots d’ordre, produisent leur propre vérification en produisant des groupes et, par là, un ordre social. (Ibid., p. 239)

Ainsi, la capacité de représentation des personnalités politiques reposerait sur leur faculté à « faire croire ». Il « tient sa puissance proprement magique sur le groupe de la croyance du groupe dans la représentation qu’il donne au groupe et qui est une représentation du groupe lui-même et de sa relation aux autres groupes » (Ibid., p. 241). On peut ainsi remarquer une certaine ressemblance entre cette puissance magique, cette sorte d’idolâtrie politique et la domination charismatique wébérienne (Weber, 2013, p. 271).

Nous avons ainsi mis de l’avant, jusqu’ici, le fait que l’institutionnalisation et la bureaucratisation du champ politique menaient à l’imposition de certaines barrières à l’entrée dans celui-ci, et le fait que les porte-paroles, les représentants, les professionnels, choisissaient les idées mises de l’avant dans leurs programmes et, grâce à un fort capital politique et à leur capacité d’illocution, arrivaient à créer des idées- forces. Nous nous sommes donc penchées sur la domination exercée par les représentants. Mais qu’en est-il des représentés?

Car, ceux-ci donnent aux professionnels leur parole, leur « font un chèque en blanc […], ne serait-ce que parce qu’ils ignorent souvent les questions auxquelles le mandataire aura à répondre, ils s’en remettent » (Bourdieu op. cit., p. 263). Cette méconnaissance de la part de ces individus fait donc état de cette domination ayant lieu au sein du champ politique, entre ceux ayant les moyens de produire et de mettre en

avant la parole collective et ceux, « dépossédés culturellement » (Ibid.) se voyant contraints de faire appel à un mandataire. Bourdieu écrit que, « [e]n fait, les individus à l’état isolé, silencieux, sans paroles, n’ayant ni la capacité ni le pouvoir de se faire écouter, de se faire entendre, sont placés devant l’alternative de se taire ou d’être parlés » (Ibid.).

Le moyen, pour ces individus, de faire entendre leur voix est dès lors de passer par la médiation du groupe, lui-même représenté par un porte-parole qui, paradoxalement, comme nous le disions précédemment, détient un capital politique plus important et est capable, de par la confiance que le groupe lui accorde, de faire passer des idées-forces, correspondant ou non aux revendications de ce groupe social.