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CHAPITRE II Cadre conceptuel

2.3 Société, social et démocratie

2.3.3 Politique, social et démocratie

Là où chez Castoriadis, la démocratie est davantage pensée en termes de liberté du peuple – de prendre des décisions, d’avoir voix au chapitre en matière d’institutions, au sens large –, chez Jacques Rancière, il est davantage question d’égalité, et plus particulièrement de lutte pour l’égalité. C’est avant tout au niveau de la conception de la subjectivation que se différencient les deux penseurs. Chez Castoriadis, l’autonomie passe par la reconnaissance du discours de l’autre pour le transformer en discours du sujet, alors que chez Rancière, la subjectivation politique passe par un processus de différenciation par rapport au rôle auquel un autre le cantonne, elle « se jouait non dans le rapport d’un devenir soi à une altérité fondamentale, mais dans l’opposition de deux topographies, de deux distributions du même et de l’autre. » (Poirier, 2000, p. 30)

Les concepts de social et de démocratie sont étroitement liés dans la pensée de Rancière, et notamment dans son effort de penser la politique et le politique (2004). De manière succincte, Rancière présente la politique comme « la sphère d'activité d'un commun qui ne peut être que litigieux, le rapport entre des parties qui ne sont que des parties et des titres dont l'addition est toujours inégale au tout. » (1995, p. 35) Pour que la politique existe, il faut donc qu’il y ait un moment de rupture, de torsion. La politique représente ainsi l’activité qui « rompt la configuration du sensible où se définissent les parties et les parts ou leur absence par une présupposition qui n'y a par définition pas de place : celle d'une part des sans-part » (Ibid., p. 53), s’opposant alors à la police se présentant « d'abord [comme] un ordre des corps qui définit les partages entre les modes du faire, les modes d'être et les modes du dire, qui fait que tels corps sont assignés par leur nom à telle place et à telle tâche ; c'est un ordre du visible et du dicible qui fait que telle activité est visible et que telle autre ne l'est pas, que telle parole est entendue comme

du discours et telle autre comme du bruit. » (Ibid., p. 52) En d’autres termes, la police chez Rancière est entendue de manière neutre, dans un sens « non-péjoratif » et peut se comprendre au sens de la loi, comme la mise en application du droit. Elle se différencie cependant de la simple intervention des forces de l’ordre, et, par le même coup, de la logique de subjectivation policière althussérienne, au sens où dans la vision post- marxiste de Rancière, la police « est d’abord le rappel à l’évidence de ce qu’il y a, ou plutôt qu’il n’y a pas [...]. Elle dit que l’espace de la circulation n’est que l’espace de la circulation. » (2004, p. 242) Là où, pour Althusser, le sujet est toujours-déjà assujetti à l’idéologie, chez Rancière, la vision du sujet « n'est pas celle du sujet assujetti aux apparences idéologiques, mais celle du sujet dé-assujetti à sa vie normale » (Mannet 2013, p. 51), à cet individu qui, prenant conscience de sa condition et de sa position au sein de la société, devient sujet.

Face à la police se trouve la politique qui

commence là où l'on cesse d'équilibrer des profits et des pertes, où l'on s'occupe de répartir les parts du commun, d'harmoniser selon la proportion géométrique les parts de communauté et les titres à obtenir ces parts, les axiaï qui donnent droit à communauté. Pour que la communauté politique soit plus qu'un contrat entre des échangeurs de biens et de services, il faut que l'égalité qui y règne soit radicalement différente de celle selon laquelle les marchandises s'échangent et les dommages se réparent. (1995, p. 24)

La tâche de la politique est ainsi celle de la redistribution des richesses d’une part et de la « distribution des pouvoirs et des investissements imaginaires » d’autre part (2004, p. 38). Cette idée se base alors sur les questions de liberté – pensée comme « la qualité de ceux qui n'en ont aucune autre - ni mérite, ni richesse » (1995, p. 28) qui permet de s’identifier à une communauté – et sur l’égalité au sein de la société, ou plutôt sur le manque d’égalité et les rapports de pouvoir que cela entraine. Ainsi,

[i]l n'y a pas de la politique simplement parce que les pauvres s'opposent aux riches. Il faut bien plutôt dire que c'est la politique - c'est-à-dire l'interruption des simples effets de la domination des riches - qui fait exister les pauvres comme entité. La prétention exorbitante du dèmos à être le tout de la communauté ne fait qu'effectuer à sa manière - celle d'un parti - la condition de la politique. (1995, p. 31)

Le dèmos n’est alors pas seulement l’ensemble des pauvres ni même l’entièreté du corps politique, mais devient chez Rancière la masse des individus non-qualifiés pour le pouvoir (Brown, 2015, p. 19), des hommes sans qualité (1995, p. 28). Ainsi, « [l]es gens du peuple en effet sont simplement libres comme les autres » (Ibid., p. 27), et ce « [c]ar la liberté [...] permet au dèmos - c’est-à-dire au rassemblement factuel des hommes sans qualité, de ces hommes qui, nous dit Aristote, "n’avaient part à rien" - de s’identifier par homonymie au tout de la communauté. (Ibid., p. 28).

Pour qu’il y ait démocratie, il faut que le dèmos soit en mesure de se différencier de la plèbe – l’okhlos – et ce, « à travers un système historique contingent d'évènements, de discours et de pratiques par lesquels la multitude quelconque se déclare et se manifeste comme telle et dénie en même temps son incorporation à l'Un d'une collectivité distribuant des rangs et des identités et la pure déréliction des foyers individuels de jouissance et de terreur31 » (2004, p. 67). Ainsi, pour qu’une démocratie soit effective,

il ne suffit pas que la loi « déclare les individus égaux et la collectivité maîtresse d’elle- même » (Ibid., p. 67), mais bien que le dèmos, le peuple soit à l’initiative de cette « prise de pouvoir ». En d’autres termes, un peuple se constitue, en rupture avec la plèbe, donnant dès lors à cette « multitude quelconque » un caractère politique. Ce processus correspond à ce que Rancière appelle processus d’émancipation et qui

31 Cette nécessité nous permettra, par la suite, de faire le lien avec la pensée de l’articulation chez Laclau

consiste en « la vérification de l’égalité de n’importe quel être parlant avec n’importe quel autre » (Ibid., p. 116). L’égalité, « seul universel politique » (Ibid.), et plus généralement le processus d’émancipation nous intéresse ici spécifiquement puisque l’émancipation est « toujours mise en œuvre au nom d’une catégorie à laquelle on dénie le principe de cette égalité » (Ibid.). Cette considération s’inscrit directement dans la lignée de notre recherche, et dans notre volonté d’analyser les prises de parole de Marine Le Pen comme « Présidente des invisibles ».

En bref, chez Jacques Rancière, le politique est constitué de deux entités : d’un côté, la police, au sens de dispositif d’application de l’État de droit, de l’autre l’égalité. Cette différenciation entre le politique et la politique permet dès lors de penser que « [l]a police n'existe pas sans la politique dans la mesure où l'ordre social s'efforce toujours d'éliminer la politique et où la politique ne se construit qu'en opposition avec une police déterminée » (Rueff, 2013, p. 191). La politique, quant à elle, existe donc « là où le compte des parts et des parties de la société est dérangé par l’inscription d’une part des sans-part » (Rancière 1995, p. 169), et donc là où une part de la population se considère privée d’accès à l’égalité. Dès lors, la démocratie est permise par la volonté d’émancipation d’un dèmos, qui, se voyant ou se croyant refuser le principe d’égalité souhaite vérifier son égalité par rapport au reste de la communauté. En d’autres termes, les catégories victimes d’un tort, à travers le processus d’émancipation, souhaitent accéder aux mêmes droits que les autres « communautés », faisant alors dire à Rancière que « [l]e propre de l'égalité, en effet, est moins d'unifier que de déclassifier, de défaire la naturalité supposée des ordres pour la remplacer par les figures polémiques de la division. » (2004, p. 68) L’émancipation apparaît alors chez Rancière comme le processus par lequel les « sans-parts », les sans-voix de Butler, entendent faire partie du tout, du peuple dans son ensemble, de sortir des marges pour entrer dans « l’intérieur » du peuple.