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CHAPITRE II Cadre conceptuel

2.3 Société, social et démocratie

2.3.2 Autonomie et auto-institution de la société

La pensée de Cornelius Castoriadis apparaît comme centrale dans les différents efforts de conceptualisation de la démocratie. Sa théorie, basée autour des questions d’autonomie et d’auto-institution nous semble particulièrement intéressante. D’une part, elle rompt avec le caractère marxiste de la pensée politique des années 60, époque à laquelle Castoriadis s’éloigne de cette tradition. Il remet en effet en cause le matérialisme historique chez Marx, ainsi que la propension de ce dernier à faire « du développement des forces productives le moteur de l’histoire [présupposant] qu’à toutes les époques les sociétés n’auraient eu pour seul but que l’accroissement de la production » (Poirier, 2004, p. 59). Ce rejet du caractère déterministe de l’histoire permet, d’une part, de sortir du tout-social marxiste que l’on retrouve d’ailleurs dans la théorie de l’idéologie de Louis Althusser, et d’autre part, de faire le lien avec le post- marxisme de Rancière, de Laclau et Mouffe, et des penseurs des études culturelles à l’image de Raymond Williams et Stuart Hall dont nous parlerons plus tard.

Le point de rupture de Castoriadis avec la théorie marxiste s’inscrit, par ailleurs, comme le début de son intérêt pour la question de l’autonomie. Ce basculement s’opère notamment à travers la redéfinition de la praxis marxiste par le philosophe. Cette notion désigne chez Marx « le primat de l'activité (Tiltigkeit) entendue "comme activité objective" » (Renault, 2001, p. 46), et plus largement, la philosophie de la praxis est pensée comme faisant le lien entre « les "exigences de la raison" [et] des objectifs politiques révolutionnaires. Établir ce lien implique que la révolution puisse se justifier rationnellement et qu’une action politique révolutionnaire fasse partie de la pratique d’une vie rationnelle. » (Feenberg, 2016, p. 67) Pour Castoriadis, la praxis est « ce faire dans lequel l’autre ou les autres sont visés comme êtres autonomes et considérés comme l’agent essentiel du développement de leur propre autonomie. » (Castoriadis, 2006, p. 112). Dès lors, le rapport marxiste s’inverse, et la théorie devient un moyen d’« élucidation du réel et des conditions de sa transformation » (Poirier, 2004, p. 77). L’autonomie de l’individu est ainsi au centre de la praxis chez Castoriadis, elle est à la fois le commencement et un aboutissement, puisqu’il y a « rapport interne entre ce qui est visé (le développement de l’autonomie) et ce par quoi il est visé (l’exercice de cette autonomie), ce sont deux moments d’un processus » (Castoriadis op. cit., p. 113).

La question de l’autonomie au niveau politique chez Castoriadis se retrouve au centre de sa pensée de la démocratie. Il fait effectivement une différence entre deux types de sociétés. D’un côté, la société hétéronome, caractérisée par l’absence d’autonomie, dont les institutions ne sont pas du fait de l’humain directement (1998). Et de l’autre, la société autonome, introduite par la démocratie grecque, et dont l’idée centrale est que les individus ont « la conscience explicite que nous créons nos lois, et donc que nous pouvons aussi les changer. » (Ibid.). L’autonomie politique chez Castoriadis est donc permise lorsque des humains créent leurs institutions, celles-ci étant réfléchies, rationnellement construites et font suite à une délibération collective (Ibid.). Une

interdépendance existe dans la conceptualisation de l’individu et de la société autonome, au sens où :

Une société autonome ne peut être formée que par des individus autonomes. Et des individus autonomes ne peuvent vraiment exister que dans une société autonome. [...] Un individu autonome, c’est un individu qui n’agit, autant que c’est possible, qu’après réflexion et délibération. S’il n’agit pas comme cela, il ne peut pas être un individu démocratique, appartenant à une société démocratique. (Ibid.)

Une société démocratique est ainsi, chez Castoriadis, une société autonome. Autrement dit, la société démocratique est celle du pouvoir (kratos) du peuple (dèmos), de la souveraineté du peuple (Castoriadis, 1986, p. 159), au sens où celui-ci, de par son autonomie, est en mesure de prendre des décisions. La démocratie et le peuple chez Castoriadis apparaissent ainsi comme « prescriptives […]. Elles font d’abord signe vers une démocratie future, même si celle-ci a pu être préfigurée çà et là dans le passé. » (Chollet, 2015, p. 35).

Le peuple démocratique n’est pas, chez Castoriadis, uni et homogène, au sens où le philosophe reconnaît l’existence de la question « consistant à savoir qui fait partie du peuple est à jamais insoluble, mais demeure toujours posée. » (Ibid., p. 39) Ceci nous ramène ainsi au rapport entre inclusion et exclusion dont nous parlions précédemment et qui s’inscrit au centre de la réflexion sur le peuple et la représentation politique de celui-ci. Penser le peuple et la démocratie avec Castoriadis nous conduit donc à penser le rapport à l’Autre et au discours de l’Autre, qui prend racine dans l’autonomie. C’est en effet dans la mise en place d’un rapport entre le discours de l’autre et le discours du sujet que s’instaure l’autonomie, et ainsi, à travers l’autonomie il devient possible de « regarder, objectiver, mettre à distance, détacher et finalement transformer le discours de l’Autre en discours du sujet. » (Castoriadis, 2006, p. 155)

Cette inter-subjectivité pensée par Castoriadis prend place au sein d’une société qui est « un système d’interprétation du monde […] une construction, une constitution, une création d’un monde, de son propre monde. » (1986, p. 281) Et, ce qui tient ensemble cette société est « l’institution de la société comme un tout […] institution étant […] [les] normes, valeurs, langage, outils, procédures et méthodes de faire face aux choses et de faire des choses et, bien entendu, l'individu lui-même, aussi bien en général que dans le type et la forme particuliers que lui donne la société considérée » (Ibid. p. 277). L’unité de l’institution sociale de la société se trouve dans les « significations qui imbibent, orientent et dirigent toute la vie de la société considérée et les individus concrets qui, corporellement, la constituent » (Ibid., p. 278).

Ces institutions, lorsqu’elles sont mises en place par le peuple, sont celles de la société autonome. Lorsque le peuple est à l’origine de – et est en mesure d’agir sur – ses normes, valeurs et significations, l’autonomie est possible. Il est dès lors question d’auto- institution de la société. Au contraire, lorsque le citoyen n’a aucun pouvoir sur ces dernières, si « l'État où les lois, les principes, les normes, les valeurs et les significations sont donnés une fois pour toutes et ou la société, ou l'individu, selon le cas, n'a aucune possibilité d'agir sur eux » (Ibid., p. 293), la société est alors hétéronome.

La partie précédente de notre réflexion touchait le lien fort qui unit les concepts de démocratie moderne et de représentation. Il nous apparaît nécessaire de présenter rapidement la vision de Castoriadis à cet égard. Pour lui, « [d]ès qu'il y a des "représentants" permanents, l'autorité, l'activité et l'initiative politiques sont enlevées au corps des citoyens pour être remises au corps restreint des "représentants" - qui en usent de manière à consolider leur position et à créer des conditions susceptibles d'infléchir, de bien des façons, l'issue des prochaines élections. » (Ibid., p. 361) Il apparaît ainsi que, à l’image de la captation de la parole présentée par Bourdieu, l’établissement de représentants permanents – entendre, d’une démocratie dite

représentative – tend à saper l’autonomie du peuple, à limiter la capacité de ce peuple autonome à être libre de « faire n’importe quoi » (Castoriadis 1986, p. 370).