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CHAPITRE II Cadre conceptuel

2.4 Relations hégémoniques et articulation

L’émancipation chez Jacques Rancière nous permet ainsi de faire le lien avec la théorie de l’articulation présente dans la pensée de Laclau et Mouffe, et plus largement sur la question des marges, de la capacité – ou non – pour les « exclus » de s’exprimer. Cette partie nous permet également de faire le lien avec la pensée de Judith Butler sur le politique et le performatif que nous abordions précédemment. Enfin, ceci nous amène à penser, une fois de plus, la communication comme processus de création d’un sens, d’un monde commun. Pour Rancière,

Quand des groupes victimes d’une injustice entrent dans le traitement d’un tort, ils se réfèrent généralement à l’humanité et à ses droits. Mais l’universalité ne réside pas dans les concepts ainsi invoqués. Elle réside dans le processus argumentatif qui démontre leurs conséquences, qui dit ce qui résulte du fait que l’ouvrier est un citoyen, le Noir un être humain etc. Le schéma logique de la protestation sociale en général peut se résumer ainsi : est-ce que nous appartenons ou non à telle catégorie — citoyens, hommes, etc. — et qu’est ce qui en résulte ? L’universalité politique n’est pas dans hommes ou dans citoyen. Elle est dans le « qu’est-ce qui en résulte ? » dans sa mise en œuvre discursive et pratique. (Rancière, 2004, p. 117)

La question de la signification est ainsi au centre même du processus de subjectivation politique dans la pensée de Jacques Rancière. La partie qui va suivre permettra d’évaluer la pertinence pour notre propos de la notion de signifiant flottant ou de signifiant vide dans la pensée de Laclau et Mouffe.

2.4.1 Laclau : La raison populiste

Le point de départ que nous prenons pour aborder Ernesto Laclau est celui de l’ouvrage La raison populiste (2008) dans lequel l’auteur propose de repartir de différentes définitions du populisme afin d’en souligner les apories et de présenter une définition qui lui semble plus acceptable. Il n’oublie cependant pas de préciser que, de manière

générale, le « populisme est, tout simplement, une manière de construire le politique. » (Ibid., p. 11). Le raisonnement de Laclau se base sur l’idée selon laquelle le traitement du populisme dans les réflexions sur la théorie politique est dans une impasse. En effet, pour lui, « le "populisme", en tant qu’écueil théorique, exprime quelques-unes des limites inhérentes à la manière dont la théorie politique a cherché à savoir comment les agents sociaux "totalisent" l’ensemble de leur expérience politique. » (Ibid., p. 16). Face à cet écueil, Laclau proposera une réflexion ontologique sur la question du populisme, réflexion que nous aborderons plus tard. Mais la limite la plus importante quant à la question du traitement du populisme repose selon lui sur les prémisses ayant mené à cette investigation.

En effet, les origines de ses réflexions s’ancrent dans les analyses de la psychologie des foules. Cette ascendance pose un problème pour Laclau, puisque le populisme « n’a pas été seulement rabaissé : il a aussi été dénigré. Son abaissement a fait partie de la construction discursive d’une certaine normalité, d’un univers politique ascétique d’où sa logique dangereuse devait être exclue. » (Ibid., p. 33) Le populisme souffre ainsi d’un rejet de son caractère rationnel, faisant dès lors de l’effort de définition une tâche quasi-impossible puisque « [s]i le populisme est uniquement défini par son "vague", son "imprécision", sa "pauvreté intellectuelle", son caractère de phénomène purement "transitoire", manipulateur, et cetera, il est impossible de définir sa differencia specifica en termes positifs ». (Ibid., p. 30)

2.4.2 Construction d’un « peuple »

L’intérêt de la mobilisation de Laclau ne tient pas uniquement dans la mise en évidence d’un manque de conceptualisation du populisme, mais davantage du caractère discursif que prend ce phénomène et qui nous permet ainsi de revenir sur le terrain de représentations abordé précédemment, notamment à travers l’idée de construction d’un peuple. En effet, le point de départ est l’idée de Laclau selon laquelle « le "peuple" ne

constitue pas une expression idéologique, mais une relation réelle entre des acteurs sociaux. Autrement dit, c'est une manière de constituer l'unité du groupe. » (Ibid., p. 91) Dans le discours se crée ainsi un rapport entre différences et équivalences. Le populisme, au sens de Laclau, repose alors sur l’articulation de demandes dites « démocratiques » – lorsqu’isolées – ou « populaires » – lorsque reprises par un ensemble de personnes plus important. Ces dernières « commencent ainsi à un niveau embryonnaire, à constituer le peuple comme acteur historique potentiel. » (Ibid., p. 92). La formation dite populiste passe alors par trois phases :

l'unification d'une pluralité de demandes dans une chaîne d'équivalences ; la constitution d'une frontière intérieure partageant la société en deux camps ; la consolidation de la chaîne des équivalences par la construction d'une identité populaire qui, qualitativement, n'est pas la simple addition des maillons équivalents. (Ibid., p. 96)

Dans une telle situation, le peuple constitué représente une portion de la société aspirant à être perçue et conçue comme majoritaire et légitime. On assiste alors à un processus dans lequel « nous avons besoin d'une plebs qui prétende être le seul populus légitime, c'est-à-dire d'une partie qui veuille jouer le rôle de la totalité de la communauté. » (Ibid., p. 101) Cette rupture fondatrice se base sur

l’expérience d’un manque […]. Ce qui manque, c'est une certaine plénitude de la communauté. Ceci est décisif : la construction du "peuple" va être la tentative de donner un nom à cette plénitude absente. Sans cette rupture initiale dans l'ordre social - aussi minime qu'elle soit à l'origine - la possibilité de construire un antagonisme, une frontière, ou en dernière instance, un "peuple" n'existe pas. (Ibid., p. 106)

Cette expérience du manque qui va s’exprimer à la suite d’une demande non satisfaite peut être perçue comme la conséquence d’un manque de légitimité des pouvoirs en place, ce qui va permettre la rupture qui fait qu’une plebs se voit en populus. (Ibid.) Nous retrouvons alors ici le processus d’émancipation mis de l’avant par Jacques

Rancière, lorsque, pour lui, l’identité politique d’un individu ou d’une communauté s’effectue dans la rupture du dèmos d’avec la plèbe.

Parmi les idées présentées plus haut, deux méritent qu’on s’y attarde particulièrement. Le premier point central dans la pensée du populisme chez Laclau est ce moment particulier du processus de construction d’une identité populaire où celle-ci se cristallise autour de quelques signifiants particuliers. Cette opération est ainsi le moment de concentration autour de quelques mots, de quelques images qui vont représenter l’entièreté de la chaîne des équivalences, lui faisant perdre, du même coup un certain nombre de demandes particulières afin de présenter une demande au caractère universel. De ce fait, « une identité populaire fonctionne comme signifiant tendanciellement vide » (Ibid., p. 118), au sens où le « signifiant vide est un signifiant qui n’a pas de signifié […]. Pour qu'apparaisse un signifiant vide, il faut donc que la signification comme telle comporte une impossibilité structurelle, et que cette impossibilité puisse se signifier en tant qu'interruption (subversion, distorsion, etc.) de la structure du signe » (Laclau, 2000, p. 93‑94).

Là où l’approche de Laclau diffère fondamentalement de la perspective de McGee présentée plus tôt, c’est dans la différence entre signifiant vide et abstraction. Alors que McGee voit dans les idéographes le lieu d’une abstraction permettant de penser un but commun, à travers l’effort de définition positive, Laclau invite à ne pas « concevoir le dénominateur commun exprimé par le symbole populaire comme un trait positif partagé en dernière instance par tous les maillons de la chaîne. » (Laclau 2008, p. 118) Au contraire,

c'est parce qu'il n'existe pas de situation humaine dans laquelle on ne trouve pas une forme quelconque d'injustice que la "justice", en tant que mot, a un sens. Puisqu'il désigne une plénitude indifférenciée, il n'a aucun contenu conceptuel dans l'absolu : ce n'est pas un terme abstrait, mais au sens strict, un terme vide. (Ibid., p. 119)

Outre la question du signifiant vide, le second point central est celui de la constitution puis de la consolidation de la « chaîne d’équivalence » puisque c’est sur elle que se construit la vacuité ou le caractère flottant d’un signifiant chez Laclau. Si le signifiant vide ou flottant apparaît comme une « finalité », comme l’aboutissement de la chaîne d’équivalence, cette dernière joue alors un rôle non négligeable dans le processus de lutte pour l’hégémonie. Ce processus de mise en équivalence est l’élément clé de le thèse. En effet, pour le dire simplement, la chaîne d’équivalence correspond aux liens logiques qui sont faits dans le discours – celui de Marine Le Pen ici – entre plusieurs éléments, plusieurs demandes populaires, afin d’investir d’un sens particulier les signifiants vides ou flottants. Mettre en évidence la chaîne d’équivalence revient alors à mettre de l’avant l’articulation d’un ensemble d’idées identifiées comme des manques, de mettre en exergue les éléments discursifs permettant à Marine Le Pen de se présenter comme la Présidente des invisibles et de « performer » cette part des sans- parts identifiée par Rancière.

Cette idée nous amène à souligner deux choses. D’abord, c’est la cristallisation de cette chaîne d’équivalence autour de signifiants vides ou flottants qui permet au « peuple » du populisme d’exister. Pour reprendre les mots de Laclau, « toute identité populaire a besoin de se condenser autour de quelques signifiants (mots, images) qui renvoient à la chaîne d’équivalence comme totalité » (Laclau, 2008, p. 118). Ensuite, bien que cette cristallisation s’inscrive dans une conjoncture historique et sociale spécifique, elle fait écho à un cadre de référence plus large. Elle vise ainsi à articuler un ensemble de demandes de manière plus globale. Autrement dit,

une chaîne d’équivalences doit s’exprimer à travers l’investissement d’un élément singulier : parce que nous avons affaire non à une opération conceptuelle consistant à trouver un trait abstrait sous-jacent dans toutes les doléances sociales, mais à une opération performative qui constitue la chaîne comme telle. (Ibid., p. 119)

Porter un tel intérêt aux chaînes d’équivalences dans lesquelles « se déplace[nt] le[s] signifiant[s] vide[s] » (Laclau, 2015, p. 126) vise ainsi à comprendre le sens attribué à ces signifiants. En d’autres termes, nous retrouvons ainsi ici ce que Rancière caractérisait de « schéma logique de la protestation sociale » et qui pouvait « se résumer ainsi : est-ce que nous appartenons ou non à telle catégorie — citoyens, hommes, etc. — et qu’est ce qui en résulte […] dans sa mise en œuvre discursive et pratique » (Rancière, 2004, p. 117). Ainsi, en liant les approches de Rancière et de Laclau et Mouffe, nous entendons avancer des pistes de réponse à nos questions sectorielles. De manière directe, nous pouvons donc nous pencher sur la vision du peuple véhiculée par Marine Le Pen et comment elle se positionne par rapport à celle-ci.