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CHAPITRE II Cadre conceptuel

2.2 Performativité, rhétorique et sujet

2.2.1 Au-delà de l’interpellation chez Althusser

En reprenant la proposition théorique de Maurice Charland à travers sa conception constitutive de la rhétorique, nous souhaitons cependant aller plus loin, notamment en ce qui a trait à la question du sujet. Car, si la perspective de Charland nous intéresse tout particulièrement en ce qui concerne la dimension narrative de la rhétorique, nous souhaitons revenir sur la centralité de la pensée d’Althusser dans cette approche dans la masure où la catégorie althussérienne de sujet est un élément clé de la réflexion de Charland, qui l’aborde comme suit :

That subject and the collectivized "peuple québécois" are, in Althusser's language, "interpellated" as political subjects through a process of identification in rhetorical narratives that "always already" presume the constitution of subjects. From this perspective, a subject is not "persuaded"

to support sovereignty. Support for sovereignty is inherent to the subject position addressed by souverainiste (pro-sovereignty) rhetoric because of what we will see to be a series of narrative ideological effects. (1987, p.134)

Charland retient alors deux éléments fortement liés : l’idéologie d’une part, l’interpellation de l’autre. Pour Althusser, l’idéologie tient dans « le système des idées, des représentations qui dominent l’esprit d’un homme ou d’un groupe social » (Althusser 1970, p. 34). Ainsi, il étudie l’idéologie « d’un point de vue critique, en l’examinant comme un ethnologue les mythes d’une "société primitive", que ces "conceptions du monde" sont en grande partie imaginaires, c’est-à-dire ne "correspondent pas à la réalité" » (Ibid., p.38).

Cette perception de l’idéologie par le penseur d’influence marxiste se trouve mise en pratique à travers le concept d’interpellation qu’il met de l’avant.

Nous suggérons alors que l’idéologie « agit » ou « fonctionne » de telle sorte qu’elle « recrute » des sujets parmi les individus (elle les recrute tous), ou « transforme » les individus en sujets (elle les transforme tous) par cette opération très précise que nous appelons l’interpellation, qu’on peut se représenter sur le type même de la plus banale interpellation policière (ou non) de tous les jours : « hé, vous, là-bas! » (Ibid., p.49)

L’identification du sujet qui s’opère à travers le processus d’interpellation chez Althusser nous renvoie alors à la constitution du sujet collectif et transhistorique de Charland. D’ailleurs, l’illusion du choix se retrouve aussi ici dans le fait que l’individu entendant « hé, vous, là-bas! » de la bouche d’un agent des forces de l’ordre se retournera puisqu’il se sentira interpelé, assujetti par cette interpellation.

Les conceptions fortement liées de l’idéologie et de l’interpellation chez Althusser nous apparaissent cependant présenter une limite relativement importante de par leur côté fortement institutionnel, qui selon Judith Butler « useful as it is, remains implicitly constrained by a notion of a centralized state apparatus, one whose word is its deed,

modeled on divine authority » (Butler, 1997, p. 6). Butler souligne, d’une part, l’absence d’une théorisation de la conscience concernant le processus d’interpellation chez Althusser – « Althusser does not offer a clue as to why that individual turns around, accepting the voice as being addressed to him or her, and accepting the subordination and normalization effected by that voice» (Ibid., p.5) – et d’autre part, souligne le fait que cet assujettissement se fasse en réaction au caractère performatif de la voix de l’autorité – « the model of power in Althusser's account attributes performative power to the authoritative voice, the voice of sanction, and hence to a notion of language figured as speech. How are we to account for the power of written discourse, or of bureaucratic discourse, which circulates without voice or signature? » (Ibid., p.6). Plus tard, Butler reviendra sur cette critique, préférant alors à une lecture d’Althusser à partir de Nietzsche, une lecture à partir de Foucault, « parce que si Althusser souligne ce que peut apporter la théorie lacanienne à une analyse structurale de l’idéologie, il n’envisage pas les types de désobéissance que peut produire une telle loi interpellatrice. » (Ong-Van-Cung, 2011, p. 158). Butler remet ainsi en question son idée précédente selon laquelle la « conception de la formation du sujet repose sur une vision du sujet qui intériorise la loi ou, du moins, sur le rattachement causal du sujet à l’acte que l’institution du châtiment cherche à compenser » (Butler, 2007, p. 15).

Reprenant la thèse émise par Butler dans La Vie psychique du pouvoir, Pierre Macherey souligne à son tour le « caractère automatique de cette relation entre l’appel et la réponse qui lui est donnée » (Macherey, 2014, p. 61), faisant alors tomber Althusser « à pieds joints (les mains jointes ?) dans le piège que l’idéologie religieuse, précisons l’idéologie religieuse chrétienne, lui tendait. » (Ibid., p.61). Cette idée permet à Macherey de mettre de l’avant le caractère totalisant et spatialisant de l’assujettissement chez Althusser qui prend lieu dans et par le langage (Ibid., p.62), ainsi que, bouclant la boucle de l’analogie religieuse, l’indétermination de la voix lançant l’appel – « [l]a voix qui énonce le message n’est pas la voix de quelqu’un; ce

n’est pas une voix de sujet; ou tout au moins, si cette voix a un sujet, celui-ci n’est pas directement identifiable » (Ibid., p.64) – qui fait de l’émetteur une forme distante, un sujet caché, « dont on n’arrive à savoir ni où il se trouve, ni qui il est, au sens de l’existence ordinaire, ce qui est la clé de sa radicale altérité » (Ibid., p.65). Cette idée d’une interpellation verticale est, somme toute, selon Macherey, contredite par l’affirmation que fait Althusser de sujets qui sont « toujours déjà des sujets » (Althusser op. cit., p. 48), et qui

revient en effet à dire que l’appel n’est pas vraiment responsable de l’opération de retournement qui constitue le sujet, cette opération étant déjà accomplie formellement avant même que le message ait été adressé, de telle manière que, non seulement la réponse est enclenchée automatiquement par la question, mais anticipe sur elle ; c’est comme si la question était posée après coup, le fait qu’elle soit posée n’ayant alors valeur de confirmation (Ibid., p. 66)

L’apport de Macherey et de Butler nous permet ainsi de privilégier l’assujettissement par les normes, au sens foucaldien du terme, au détriment de l’assujettissement par l’idéologie et les appareils idéologiques d’État au sens althussérien. La conception foucaldienne de l’assujettissement par les normes décrit le passage d’une société de la loi à une société de la norme. Pour lui, « [c]e qui régit la société, ce ne sont pas les codes, mais la distinction permanente entre le normal et l'anormal, l'entreprise perpétuelle de restituer le système de normalité » (Foucault, 2005, p. 50). Ainsi, la notion de norme dans la pensée foucaldienne se rapporte à celle de discipline, à l’apparition d’un bio-pouvoir (Revel, 2002). Dès lors,

[l]es disciplines, la normalisation à travers la médicalisation sociale, l’émergence d’une série de bio-pouvoirs s’appliquant à la fois aux individus dans leur existence singulière et aux populations selon le principe de l’économie et de la gestion politique, et l’apparition de technologies du comportement forment donc une configuration du pouvoir qui, selon Foucault, est encore la nôtre à la fin du XXe siècle. (Revel, 2002, p. 46)

Cette considération de la « normalité » conduira Butler à écire que « [l]e "je" n'a aucune histoire propre qui ne soit en même temps l'histoire d'une relation - ou d'un ensemble de relations - à un ensemble de normes. » (Butler op. cit., p. 7), et dès lors, « il n’y a pas de constitution de soi en dehors des normes qui orchestrent les formes possibles que peut prendre un sujet » (Ibid., p. 16). C’est d’ailleurs sur ce point qu’il faut insister par la suite en abordant la dimension performative du langage chez Butler, dimension performative se basant sur un ensemble de normes, visant à affirmer et à réaffirmer ce qui appartient au domaine de la normalité et ce qui en est exclu. Cette tension entre normal et anormal nous permet dès de faire le lien avec ce rapport inclusion/exclusion que nous mis en lumière dans notre effort de problématisation. Dans le cas qui nous intéresse ici, celui du discours de Marine Le Pen, il importe de montrer le processus qui lui permet – à travers la mobilisation d’une certaine image de la normalité – de constituer un peuple, un groupe spécifique, celui de la « vraie » France, celui des oubliés, des invisibles que les élites et le pouvoir en place n’écouteraient pas. Nous rejoignons alors ici l’idée de pouvoir circulant chez Foucault qui n’est plus uniquement répressif, mais devient productif, « et qu’il peut inversement enraciner des phénomènes de résistance à l’intérieur même du pouvoir qu’ils cherchent à contester, et non pas dans un improbable "dehors"28 » (Revel, 2002, p. 48).

La considération de l’assujettissement par la norme permet donc de dresser le constat suivant : « [l]e sujet n’est pas un effet nécessaire produit par la norme et n’est jamais non plus complètement libre d’ignorer la norme qui inaugure sa réflexivité ; on se bat invariablement contre les conditions de sa propre vie que l’on n’a pas été en mesure de choisir » (Butler op.cit., p. 18). La capacité d’agir est « produite par un

28 Cette idée nous ramène alors à la question du caractère anti-système du Front national et à sa volonté

monde alors que chacun doit se construire lui-même d’une certaine façon. Cette lutte avec les conditions imposées de sa vie – une capacité d’agir – est également rendue possible, paradoxalement, par la persistance de cette condition originaire de non- liberté » (Ibid., p. 19).

Ainsi, face à l’image d’un pouvoir descendant proposée par Althusser – dans la lignée de son ancrage marxiste – nous considérons, à l’instar de Butler, la conception foucaldienne du pouvoir pour laquelle « dans une société comme la nôtre – mais, après tout, dans n’importe quelle société – des relations de pouvoir multiples traversent, caractérisent, constituent le corps social » (Foucault, 1997, p. 22), et dans laquelle « [l]e pouvoir, […], doit être analysé comme quelque chose qui circule, ou plutôt comme quelque chose qui ne fonctionne qu’en chaîne. […] Le pouvoir s’exerce en réseau et, sur ce réseau, non seulement les individus circulent, mais ils sont toujours en position de subir et aussi d’exercer ce pouvoir. Ils ne sont jamais la cible inerte ou consentante du pouvoir, ils en sont toujours les relais. » (Ibid., p. 26). Dès lors, « [d]isséminé à travers des domaines disparates et concurrents de l’appareil d’État, et dans la société civile sous des formes tout aussi diffuses le pouvoir ne peut être simplement ou définitivement rapporté à un sujet singulier qui en serait le « porte-parole », à un représentant souverain de l’État » (Butler, 2004, p. 129). Ceci ne nous empêche cependant pas de garder à l’esprit qu’il existe tout de même des instances et des institutions qui disposent de plus de pouvoir que d’autres. Nous ne considérons pas que la question du pouvoir est horizontale. Cependant, nous envisageons la possibilité, et nous reviendrons d’ailleurs là-dessus plus tard, que s’opère un rapport de lutte pour l’hégémonie au sein duquel des groupes ou des individus contestent, justement, la position hégémonique de certains acteurs.