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CHAPITRE III Méthodologie

3.2 Penser l’articulation comme outil d’analyse

Ces réflexions théoriques nous ont amenée à investiguer les liens entre discours et politique, et notamment en ce qui touche à cette relation entre inclusion et exclusion qui est le fil rouge du présent exposé. D’abord, la rhétorique constitutive qui considère que la rhétorique va au-delà de la simple persuasion d’un public, puisqu’elle repose sur la critique faite aux autres modèles rhétoriques existants qui « usually refuses to consider the possibility that the very existence of social subjects (who would become audience members) is already a rhetorical effect » (Charland, 1987, p. 133), et qui se base sur l’utilisation de signifiants – idéographes – pour affirmer que les individus sont toujours-déjà assujettis à un certain discours, à une certaine idéologie. Ensuite, l’apport de Judith Butler à la pensée du performatif de J.L. Austin, qui se base notamment sur un assujettissement foucaldien centré autour de la question des normes, et ainsi de leur contestation éventuelle par la marge, de leur reproduction et du pouvoir de ces normes dans le discours. Enfin, ce rapport entre inclusion et exclusion, entre dedans et dehors, s’est exprimé à travers la conception radicale de la démocratie chez Jacques Rancière et du processus d’émancipation, mais également à travers la pensée de Laclau et Mouffe concernant l’articulation qui passe par mobilisation de signifiants vides ou flottants permettant la constitution d’un peuple autour de revendications politiques convergentes.

Le point central dans l’évolution de notre argumentation touche à la constitution d’un peuple démocratique, d’un dèmos, à travers la mobilisation de signifiants dotés d’un sens particulier, et ce, dans le cadre de relations hégémoniques. La relation hégémonique est alors « [l]a relation par laquelle un contenu particulier devient le signifiant d'une plénitude communautaire absente est exactement ce qu'on appelle une relation hégémonique. La présence de signifiants vides - au sens que nous avons donné à ce terme - est la condition même de l'hégémonie» (Laclau, 2000, p. 103).

Il nous apparaît ainsi nécessaire de centrer notre méthodologie autour de ces signifiants vides, et autour de l’articulation de ceux-ci pour constituer une chaîne d’équivalence. Nous le ferons en gardant à l’esprit les postulats ontologiques de la théorie de l’articulation chez Laclau et Mouffe :

all objects and practices are meaningful, and that social meanings are contextual, relational, and contingent. In addition, it asserts that all systems of meaningful practice—or discourses—rely upon discursive exteriors that partially constitute such orders, while potentially subverting them. A little less abstractly, social relations exhibit four properties— contingency, historicity, power, and the primacy of politics (Laclau, 1990, pp. 31–6)—while the identities of social agents are constituted within structures of articulatory practice, and political subjects arise when agents are identified anew under conditions of dislocation. (Howarth et Torfing, 2005, p. 317)

Cet angle d’approche méthodologique basé sur l’idée selon laquelle les relations sociales sont caractérisées par leur contingence, leur historicité, les relations de pouvoir ainsi que la primauté du politique nous permettra ainsi d’analyser plusieurs facettes du discours.

Comme nous l’avons évoqué plus tôt, la théorie du discours chez Laclau et Mouffe s’organise principalement autour d’une lutte pour l’hégémonie et se constitue à travers l’articulation fonctionnant « sur la base de quelques mécanismes clés, nommés

signifiant vide (un signe suffisamment indéterminé pour représenter le tout d'un discours), la logique des équivalences (qui désigne la cohérence des signes) et la logique des différences (qui articule les oppositions à l'intérieur d'un discours ou dans sa relation avec un extérieur) » (Keller, 2008, p. 50). L’articulation est une notion centrale dans la pensée des cultural studies et ne doit pas être perçue comme une théorie en soi (au sens de théorie formelle et close), mais plutôt comme dynamique et sujette à modifications au regard de l’objet d’étude et de son contexte (Chen et Morley, 2006). Le social est dès lors perçu, par Laclau et Mouffe, comme une construction discursive35 au sein de laquelle les phénomènes sociaux ne sont jamais fixes ce qui entraine une lutte permanente pour la définition de la société et des identités36 (Jørgensen et Phillips, 2002, p. 25).

Afin de penser les rapports entre inclusion et exclusion qui s’opèrent, comme nous l’avons avancé jusqu’ici, au sein de la démocratie représentative française actuelle, et de témoigner d’une possible lutte pour le déplacement des frontières des significations dans le discours de Marine Le Pen, l’approche de Laclau et Mouffe nous apparaît particulièrement féconde. En effet, pour Mouffe,

tout ordre est politique et fondé sur une certaine forme d’exclusion. Il existe toujours d’autres possibilités qui été rejetées et qui peuvent être réactivées. […] Tout ordre hégémonique est susceptible d’être remis en cause par des pratiques contre-hégémoniques, soit des pratiques qui tenteront de

35 « L’espace social doit être considéré comme un espace discursif si par discours on ne désigne pas

seulement la parole et l’écriture, mais tout autant la liaison des mots aux actions qui leur sont attachées formant ainsi des totalités significatives […] » (Laclau 2015, p. 10)

36 Précisons ici que, si nous mobilisons la pensée du signifiant vide chez Laclau et Mouffe, notre

conception du social diffère de la leur, au sens où nous mettons l’accent sur l’historicité du social. À l’instar de Hall, nous considérons que le social ne peut être uniquement discursif puisqu’il est également formé par un contexte historique, politique et économique particulier.

démanteler l’ordre existant pour lui substituer une autre forme d’hégémonie (Mouffe 2016, p. 31‑32).

Cependant, un certain nombre de critiques ont pu être émises concernant l’absence d’une proposition méthodologique claire par les deux auteurs (Andersen, 2003 ; Jørgensen et Phillips, 2002 ; Keller, 2008 ; Nonhoff, 2007), poussant le chercheur à avoir recours aux « méthodes d’autres approches. » (Keller op. cit., p.51)

Afin de pouvoir proposer un itinéraire méthodologique37, il importe de revenir au projet hégémonique tel que conceptualisé par Laclau et Mouffe et à ses fondements. Rappelons d’abord que celui-ci passe par un processus d’articulation qui dépend de deux conditions : « la présence de forces antagonistes et l'instabilité des frontières qui les séparent » (Laclau & Mouffe Op. cit., p. 246), et que l’hégémonie agit grâce à « deux opérations principales […] [qui] sont définies respectivement comme logique de la différence et la logique de l'équivalence. » (Laclau, 2015, p. 11). L’existence d’antagonismes et des frontières de signification sont dès lors permises par « l’expérience d’un manque […]. Ce qui manque, c’est une certaine plénitude de la communauté. […] Sans cette rupture initiale dans l’ordre social – aussi minime qu’elle soit à l’origine – la possibilité de construire un antagonisme, une frontière, ou en dernière instance, un "peuple" n’existe pas » (Laclau, 2008, p. 106).

Ce bref rappel nous permet alors de nous tourner vers la proposition méthodologique proposée par Martin Nonhoff dans son analyse de l’économie sociale de marché comme projet hégémonique (2007). Son orientation se base sur trois « stratagèmes » :

37 Nous faisons ici la différence entre notre proposition d’itinéraire méthodologique comme voie à

emprunter et ce que nous affirmions précédemment sur l’absence de proposition méthogologique claire chez Laclau et Mouffe. L’articulation apparaît comme cadre épistémologique et comme méthode, non comme proposition rigide d’un itinéraire méthodologique ordonné.

« I. Articulation d’équivalences entre différentes demandes en vue de l’universel
II. Division antagoniste de l’espace discursif
III. Représentation » (Ibid., p. 84). Ou encore vers un schéma plus « classique » mis de l’avant pas Keller : « (1) identifier le signifiant vide, (2) présenter un tableau de la logique des équivalences et de la logique de différences, (3) décrire la constellation de manque adressée. » (2008, p. 51)

Nous proposons ainsi une méthode en trois temps :

1. Identification d’un signifiant (dont la caractéristique est à déterminer)38

2. Mise en avant de la logique d’équivalence et de différence par rapport à ce signifiant, à travers la « division antagoniste de l’espace discursif » proposée par Nonhoff.

3. Identification et analyse du manque, au sens où « toutes les demandes qui sont mises en équivalence sont articulées comme une part d’un projet afin de combler le manque de l’universel spécifique » (Nonhoff, 2007, p. 85)