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CHAPITRE I Contexte et problématique de recherche

1.3 Influences et héritages de la pensée politique du Front national

1.3.1 Le peuple face aux élites : influence du boulangisme

Il est possible d’établir un parallèle entre ce qui fut a posteriori nommé la « crise du boulangisme » et la volonté affichée par Marine Le Pen de mettre fin à l’immobilisme français, de s’imposer comme la seule personne en mesure de sortir la France de la crise et de la décadence. Nous retrouvons effectivement dans les discours de la présidente du Front national un certain écho à la pensée du général Boulanger, homme dont le programme se résumait à trois mots : « Dissolution, Révision, Constituante » et qui cherchait « le changement du régime politique, jugé inefficace, corrompu et accaparé par une oligarchie séparée du peuple20 » (Winock, 2017, p. 34). Le contexte sociohistorique des revendications boulangistes n’est évidemment pas le même qu’à l’heure actuelle. Il nous faut alors revenir brièvement sur la période charnière que fut la IIIème République afin d’expliquer l’émergence de cette crise politique particulière. Le boulangisme, malgré la courte durée du mouvement, a été le lieu d’une rupture importante dans le clivage gauche républicaine/droite monarchiste sous la IIIème République (Richard, 2017 ; Vavasseur-Desperriers, 2006). À la fin des années 1880, la République française se trouve dans un état d’instabilité. À gauche, on rejette les institutions républicaines. À droite, les opposants au système républicain et les nostalgiques de la monarchie font entendre de plus en plus leur voix. Le système politique français devient alors le lieu d’une grande instabilité ministérielle, pendant que les « modérés pratiquent l’alternance, ce qui leur permet de diriger les coalitions successives. [Dès lors, l]e vieux fond d’antiparlementarisme se réveille : les noms et les actes des républicains en poste parlent peu au cœur et à l’imagination […] [et l]e boulangisme apparaît comme l’acte de naissance du nationalisme politique » (Marin, s.

20 On retrouve par ailleurs cette même influence dans le programme de Jean-Luc Mélenchon qui

d.). En d’autres termes, le boulangisme devient, en quelque sorte, la « première réincarnation du bonapartisme en régime républicain » (Richard, 2017, p. 71), bien que, paradoxalement, ses soutiens les plus farouches sont issus de lieux dans lesquels l’opposition à Napoléon III aura été la plus importante et la plus constante (ibid.).

Deux crises ont fait de Boulanger un défenseur de « l’homme du peuple ». La première est celle de l’arrestation de Guillaume Schnaebelé, commissaire français soupçonné d’espionnage par la police du Reich en 1887. Boulanger, alors ministre de la Guerre opte pour une position revancharde – qui fait , rappelons-le, notamment écho à la défaite de Sedan et à la situation de l’Alsace et de la Lorraine à cette époque – alors que Jules Grévy, président de l’époque penche pour une solution via la négociation (ibid.). Suite à cela, « les partisans de la revanche profitèrent d’une élection législative partielle à Paris pour demander aux électeurs d’ajouter sur leurs bulletins le nom du général qui, à la surprise de tous, recueillit 38 000 voix sans être candidat » (ibid., p. 72). Ce coup d’éclat valut à Boulanger d’être démis de ses fonctions et envoyé à Clermont- Ferrand pour commander un corps d’armée, suscitant une manifestation de plusieurs milliers de Parisiens devant la gare de Lyon le jour de son départ. La seconde crise fut celle du « scandale des décorations », durant laquelle « Daniel Wilson, gendre du chef de l’État, abusait de sa position pour faire attribuer la légion d’honneur à ses obligés » (ibid., p. 72). Ces deux évènements suffisent à convaincre les radicaux de l’opacité des décisions gouvernementales, des ententes parlementaires, et plus encore de la déconnexion des élus par rapport au peuple. À ce moment, les forces étaient en place pour la naissance du boulangisme qui allait s’organiser autour d’une haine commune à l’égard de Jules Ferry, figure de proue des républicains.

Le mouvement boulangiste est donc né à la gauche de l’échiquier politique, chez les radicaux, mais n’eut aucun mal à faire converger l’intérêt des autres adversaires des

opportunistes21, au-delà de leurs divergences idéologiques. Ainsi, les monarchistes, les socialistes révolutionnaires blanquistes, les bonapartistes jérômistes et la Ligue des patriotes se sont joints aux revendications du général Boulanger (ibid., p. 74). Fort du soutien de ces forces éclectiques organisées derrière le Comité républicain national (CRN), Boulanger connut de nouvelles victoires électorales, jusqu’à la plus impressionnante en janvier 1889 lorsqu’il remporta l’élection législative partielle à Paris face à Édouard Jacques. Cette victoire entraina certains soutiens de Boulanger, dont Paul Déroulède, à le pousser à marcher sur l’Élysée, ce qu’il refusa (Richard, 2017, p. 74).

Ce coup d’État raté poussa Boulanger à fuir pour la Belgique, ou il mettra d’ailleurs fin à ses jours deux ans plus tard dans l’indifférence générale. Entretemps, les années 1889 et 1890 virent se succéder les échecs des candidats boulangistes aux échéances électorales successives. Le 21 mai, le CNR prononçait la dissolution du parti (ibid.). Les causes de l’échec de la crise boulangiste sont multiples, mais celle qui nous apparaît à la fois comme la plus évidente et la plus claire tient dans le manque de cohérence idéologique des membres du parti. En effet, regroupant à la fois des républicains et des nostalgiques de l’Ancien Régime, il était très compliqué de trouver une entente politique au sein du mouvement, la haine de Jules Ferry n’étant probablement pas suffisante pour consolider une alliance entre ces deux camps. Toujours est-il que du côté de l’extrême droite française, on profita de l’impulsion boulangiste pour répandre un discours antirépublicain. Les différentes mouvances des droites extrêmes mirent, en effet de l’avant « leur hostilité constitutionnelle au régime et leur antiparlementarisme en réclamant une révision radicale [de la constitution] au

21 « Opportunistes » ici fait référence au courant des républicains dits modérés durant la première moitié

profit d’un exécutif fort. Elles y déployèrent aussi leur nationalisme revanchard » (Prochasson, 1993, p. 76). En somme, le moment boulangiste fut celui d’une alliance antirépublicaine qui se solda par un échec, mais dont les revendications d’un véritable pouvoir par et pour le peuple ainsi que la dénonciation, déjà à l’époque, d’un système politique se reproduisant et agissant en vase clos peuvent encore trouver résonance à l’heure actuelle dans les discours populistes.

Les années suivant la crise boulangiste sont celles d’une affaire ayant défrayé la chronique et dont l’empreinte sur la société française peut encore se faire ressentir à l’heure actuelle, l’affaire Dreyfus. Aborder cette autre crise politique permet d’introduire une seconde mouvance ayant influencé le Front national, du moins à ses débuts. Car l’affaire Dreyfus a vu la mise en exergue d’une pensée antisémite et raciste que l’on retrouve notamment dans les idées de l’un des soutiens du général Boulager, la Ligue des patriotes. La fin des années 1890 correspond à l’émergence d’un durcissement de la pensée nationaliste française, puisqu’il s’agit « de se battre pour établir aux yeux de tous la signification de l’exceptionnalisme de l’identité française, de définir maintenant une fois pour toutes sa nature, soit en la tournant vers l’universalisme, soit au contraire en la réduisant à une culture appréhendée de manière biologique – le temps des ligues en est l’expression » (Birnbaum, 1993, p. 84). L’enjeu est alors de définir l’identité nationale, de mettre en lien les questions identitaires et républicaines sur le sol français afin de bâtir un socle commun de la citoyenneté, et plus particulièrement, pour les Ligues, il s’agit de rejeter l’universalisme républicain qui intègre à la citoyenneté des personnes dont la religion, l’origine ethnoculturelle ou les modes de vie ne conviendraient pas aux valeurs françaises. C’est ainsi que durant cette décennie, les membres de la Ligue des patriotes vont rejoindre les rangs de l’Union nationale, organisation catholique nationaliste créée en 1893, « dont la doctrine sociale est plus que conservatrice, [mais qui] accepte néanmoins la stratégie du

Ralliement22 tout en faisant preuve sans cesse d’un antisémitisme violent » (ibid., p. 88). La Ligue des patriotes est constituée en 1882 et est notamment dirigée par Déroulède qui fut l’une des personnes à avoir poussé Boulanger au coup d’État en 1889. Pour cette formation non partisane, l’objectif central en est un de revanche, revanche face à l’Allemagne suite à la défaite de Sedan, et de récupération de l’Alsace et de la Lorraine. Dès lors, aux yeux de Déroulède, l’un des dirigeants du mouvement, la défaite de Sedan résulte

de la longue décadence que la démocratie a provoquée dans le pays. Aussi remet-il en cause la philosophie des droits naturels, l’égalitarisme, les conceptions universalistes, le libéralisme. […] pour que la revanche soit possible […] il faut créer une France nouvelle, une société disciplinée, régie par un pouvoir autoritaire, organisée sur le modèle militaire avec le respect de la hiérarchie et le culte du sacrifice. Et cette mutation exige l’abandon du système parlementaire vu comme synonyme de bavardages, de faiblesse et d’impuissance. (Berstein, 2017, p. 31)

Un tel changement implique une action directe, passant par la rue plutôt que par le vote, afin de représenter véritablement le « vrai » peuple plutôt que celui qui est imaginé par l’élite, par le système parlementaire. Avec la Ligue des patriotes se développe alors ce nationalisme populiste dont on retrouve des traces chez Marine Le Pen, notamment lorsqu’elle fait appel au « vrai » peuple silencieux et invisible et se présente, nous le verrons plus tard, comme étant la seule solution, avec son parti, à la sortie de crise de la France, à la fin de la décadence et à l’alternance tant souhaitée face au système.

22 Le Ralliement est un évènement spécifique de l’histoire de la IIIème République qui correspond à

l’appel du pape Léon XIII de février 1891. Il invite, dans l’encyclique « Au milieu des sollicitudes », les catholiques français et françaises à accepter le régime républicain, « tout en précisant que cela ne les dispense nullement de combattre les lois contraires aux intérêts du catholicisme, comme les lois scolaires et la loi militaire, qui imposait l’obligation militaire aux séminaristes » (Vavasseur-Desperriers, 2006, p. 55)