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CHAPITRE II Cadre conceptuel

2.2 Performativité, rhétorique et sujet

2.2.2 Discours et performativité

À partir de cette considération processuelle, Butler tend à actualiser la pensée de J. L. Austin en ce qui concerne le caractère performatif du discours. Cette considération du discours tient notamment dans l’analyse de l’utilisation d’« énoncé[s] qui revien[nen]t à faire quelque chose par le fait de [leur] énonciation dans certaines conditions. L’énoncé, alors, ne décrit pas une action, mais il la réalise » (Krieg-Planque 2012, p. 55), et permet alors d’évaluer ce que font ces prises de parole. Le nom performatif « dérive, bien sûr, du verbe [anglais] perform, verbe qu’on emploie d’ordinaire avec le substantif « action » : il indique que produire l’énonciation est exécuter une action (on ne considère pas, habituellement, cette production-là comme ne faisant que dire quelque chose). » (Austin, 1991b, p. 42). Butler prend pour point de départ la typologie proposée par Austin qui différencie les actes locutoires – le fait de dire quelque chose –, les actes illocutoires – « il s’agit d’un acte effectué en disant quelque chose, par opposition à l’acte de dire quelque chose » (Austin, 1991a, p. 113) – des actes perlocutoires où « [d]ire quelque chose provoquera souvent — le plus souvent — certains effets sur les sentiments, les pensées, les actes de l’auditoire, ou de celui qui parle, ou d’autres personnes encore. » (Ibid., p.114) En somme, si l’acte illocutoire correspond à ce que l’on fait en disant quelque chose, l’acte perlocutoire est ce que l’on fait par le fait de dire quelque chose. Les effets, la force de ces actes de discours sont mesurables, selon Austin, au sein d’une « situation discursive totale », et ne sont donc estimables qu’après coup. Butler estime cependant que « leur effectivité n’est pas limitée au seul moment de l’énonciation. » (Butler, 2004, p. 23), ce qui lui permet ainsi d’étendre son analyse à l’étude des phénomènes que sont l’insulte, l’injure qui blesse, au-delà du contexte, au sens où « [ê]tre blessé par un discours, c’est souffrir d’une absence de contexte, c’est ne pas savoir où l’on est. » (Ibid., p.24).

La réussite d’un performatif pour Butler ne dépend ainsi plus uniquement du contexte dans lequel il est émis, mais repose sur une historicité. Ainsi,

Si un performatif réussit provisoirement (et je suggèrerai que son « succès » ne peut jamais être que provisoire), ce n’est pas parce qu’une intention gouverne avec succès l’action discursive, mais seulement parce que cette action fait écho à des actions antérieures, et accumule la force de l’autorité à travers la répétition ou la citation d’un ensemble de pratiques antérieures qui font autorité. Ce n’est pas simplement que l’acte de discours prend place au sein d’une pratique, c’est l’acte lui-même qui est une pratique ritualisée. Cela signifie donc qu’un performatif ne « fonctionne » que dans la mesure où il utilise et masque à la fois les conventions constitutives par lesquelles il est mobilisé. En ce sens, aucun terme ni aucun énoncé ne peut avoir une quelconque force performative sans cette historicité accumulée et dissimulée. (Butler, 2004, p. 93)

Dans le cas des discours injurieux étudiés par Butler, la force de l’injure raciste, par exemple, repose ainsi sur l’idée d’itérabilité, sur le fait que le sujet qui prononce une insulte ne le fait pas tout seul, il cite une insulte qui a déjà été émise et « rejoint par là la communauté linguistique de tous ceux qui l’ont prononcée avant lui » (Ibid., p. 93).

Le second point central dans la pensée du performatif chez Butler tient dans une certaine « contestation de l’universalité ». En effet selon elle, l’équivocité des énoncés tend à remettre en question l’unilatéralité des rapports de pouvoir – et rejoint alors ici la conception foucaldienne d’un pouvoir multipolaire – car, « l’équivocité de l’énoncé signifie qu’il peut ne pas toujours signifier de la même manière, que l’on peut en retourner ou en faire dérailler significativement le sens et, plus important encore, que les mots mêmes qui cherchent à blesser peuvent manquer leur cible et produire un effet contraire à celui qu’ils visaient. » (Ibid., p. 142) Cette considération permet à Butler de redéfinir sa conception du performatif en le voyant comme « la répétition d’une occurrence précédente, comme une répétition qui est en même temps une reformulation » (Ibid., p. 143). C’est sur cette idée d’équivocité qu’elle se base pour aborder la remise en cause de l’universalité, puisque

L’universel ne peut commencer à être formulé qu’à travers les défis lancés à sa formulation existante, et ce défi vient de ceux qui ne sont pas inclus en

lui, qui n’ont aucun titre à occuper la place du sujet, mais qui, malgré cela, exigent que l’universel comme tel les inclue. Les exclus constituent en ce sens la limite contingente de l’universalisation. (Ibid., p. 146)

Cette idée et le questionnement qu’elle soulève chez Butler – « [p]ostuler l’universel comme existant, donné, n’est-ce pas en effet toujours codifier les exclusions selon lesquelles procède cette postulation de l’universel ? » (Ibid., p. 147) – apparaît centrale à la réflexion, puisqu’elle met de l’avant ce rapport central à la démocratie et à la vie du pouvoir qui tend à opposer les sujets constitués dans ou au-dehors de l’universel. La remise en cause de l’universel s’effectue notamment lorsqu’un individu qui est considéré comme extérieur, non autorisé à prendre la parole, s’exprime au nom de l’universel. Autrement dit, « lorsqu’une personne, qui est exclue de l’universel et lui appartient néanmoins, parle depuis une situation de clivage où elle est à la fois autorisée et non autorisée » (Ibid., p. 148). Cette idée tient finalement, quelque part, de la production d’une certaine subjectivité. Au-delà, elle nous pousse à considérer un troisième point de la pensée de Butler, à savoir la question de la censure. Celle-ci est considérée par la philosophe comme « un pouvoir producteur : elle n’est pas simplement privation, elle est aussi formation. J’avancerai l’idée que la censure vise à produire des sujets selon des normes explicites et implicites29, et que la production

du sujet a tout à voir avec la règlementation du discours. » (Ibid., p. 209) Une fois de plus, la norme est au centre de la pensée de Butler. Elle tend alors à réguler à la fois la production du sujet et la production de son discours au sein d’un espace « normalisé ». Mais cette censure n’est pas l’apanage de l’État souhaitant définir le statut de citoyen, ou de non-citoyen des sujets. Prenant l’exemple d’un « processus de construction de la nation », Butler va en effet mettre de l’avant d’autres visées d’exercice de la censure, « elle peut dans ce cas être mise en œuvre par des groupes marginalisés, qui cherchent

à exercer un contrôle culturel sur leur propre représentation et mise en récit. De façon similaire, mais cependant distincte, le pouvoir dominant peut chercher par ce biais à maîtriser toute contestation de sa légitimité. » (Ibid., p. 208) Cette idée d’un exercice de la censure déterminant qui sera inclus ou non comme sujet au sein de l’universel établi, c’est aussi un moyen d’envisager la contestation de la norme, de l’universel, de cet état de « marginalité » qui incombe à ceux qui sont considérés comme non légitimes à prendre la parole.

Pour Butler, il est alors question d’une certaine réappropriation du discours dominant qui est également productrice. Cette possibilité pousse la chercheuse à s’interroger sur un certain nombre de points relatifs aux performatifs. Elle se demande ainsi

Que se passe-t-il, par exemple, lorsque ceux qu’on a privés du pouvoir social de revendiquer la « liberté » ou la « démocratie » s’approprient ces termes du discours dominant, lorsqu’ils retravaillent ces termes si fortement investis ou en changent la signification pour donner une nouvelle force à un mouvement politique […] Quel pouvoir performatif exercent ceux qui revendiquent des termes — ceux de « justice » ou de « démocratie » — qui ont été énoncés pour exclure ceux-là mêmes qui les revendiquent aujourd’hui ? (Ibid., p. 244)

Cette vision du performatif comme moteur de réappropriation du discours dominant, comme moyen de réinvestissement lexical, comme outil de retournement d’un stigmate – pour la catégorie de sujet queer par exemple – ou encore comme produisant des effets sociaux, nous apparaît alors être un outil privilégié dans l’analyse des relations de pouvoir qui ont cours au sein de la scène politique française à l’heure actuelle. Cette conception du performatif nous pousse tout de même à nous interroger. Il est ici question d’un individu qui prendrait la parole au nom d’un universel duquel il est exclu, dans l’objectif de modifier, ou du moins, de contester la norme établie, de dénoncer l’universel dont il est exclu, et effectue une « contradiction performative [qui] est cruciale pour la révision et l’élaboration constante des normes

historiques de l’universalité propres à l’ouverture vers le futur historique de la démocratie elle-même » (Ibid., p. 146). Cependant, qu’en est-il lorsqu’une personne considérée comme incluse dans cet universel, reconnue comme faisant partie de la norme, s’exprime pour ces exclus, en leur nom, se place comme porte-parole (sans forcément avoir été mandatée pour) ? En se présentant comme la « Présidente des invisibles », Marine Le Pen ne tend-elle pas à constituer, à faire un groupe « d’exclus » ? Est-il dès lors possible d’envisager une sorte de « performativité des marges » ?