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Posture épistémologique : à l’articulation des représentations

CHAPITRE III Méthodologie

3.1 Posture épistémologique : à l’articulation des représentations

Afin de pouvoir parler de méthodologie, il nous faut présenter notre perspective communicationnelle ainsi que notre posture épistémologique propre. Notre perception de la communication en est une de la communication comme moyen d’organisation du monde, comme moyen de construction d’un monde commun, d’une réalité partagée. Une telle construction de la réalité sociale est possible, selon nous, à travers la mobilisation, la constitution et la création de significations dans le discours des individus. En effet, le langage reste au centre du processus communicationnel, mais il « n’est pas un simple système de signes décrivant le monde, mais plutôt une médiation par laquelle les individus agissent et interagissent avec le monde. » (Thompson, 1987, p. 7) Ceci rejoint ainsi le cadre qui revêt une forte pertinence communicationnelle au sens où, dans notre réflexion il a toujours été question des significations visant à produire un monde social.

Le rôle central de médiation joué par le langage et mis de l’avant par Thompson nous permet ainsi de faire le lien avec notre posture épistémologique se voulant avant tout critique. Critique, au sens où nous entendons analyser l’idéologie et les rapports de pouvoir présents et véhiculés dans le monde social, à travers les discours. En

effet, « [a]ssigner au langage cette place de médiation centrale de la vie sociale, c’est ouvrir la voie à une réorientation de la théorie des idéologies. » (Ibid., p. 7) La conception critique de l’idéologie se différencie, chez Thompson, de la conception neutre. La conception neutre correspond aux situations dans lesquelles le terme « "idéologie" est employé comme s’il s’agissait d’un terme purement descriptif : on parle des idéologies comme de "croyances politiques" ou de "pratiques symboliques" qui relèvent de l’action sociale organisée. » (Ibid., p. 9), tandis que la conception critique – dans laquelle nous nous alignons – est celle où « l’idéologie est essentiellement reliée au processus de maintien de relations asymétriques de pouvoir – c’est à dire dans le processus de maintien de la domination. » (Ibid.) Dans cette optique, Thompson rappelle que l’idéologie est « la pensée de l’autre, la pensée de quelqu’un d’autre que soi-même. Dire qu’un point de vue est idéologique, c’est déjà le critiquer » (Ibid., p. 10).

La pertinence communicationnelle de la thèse relève d’une volonté de faire émerger la manière dont l’investissement lexical de certains termes permet à Marine Le Pen d’aborder la vie en société, et plus particulièrement la démocratie, d’une manière spécifique. Il s’agit, pour reprendre la pensée de Thompson, de mettre en évidence le processus par lequel la présidente du Front national entend maintenir des « relations asymétriques de pouvoir » (Ibid., p. 9). En ce sens, en analysant les discours de Marine Le Pen depuis son arrivée à la tête du FN, la thèse pose un regard critique sur la façon dont elle remet en cause l’idéologie dominante en France pour y opposer la sienne. En d’autres termes, en s’intéressant à la façon dont Marine Le Pen donne un sens spécifique aux notions de démocratie, de peuple, de république, de nation ou encore de marges, la réflexion éclaire le cadre idéologique proposé par la présidente de la formation d’extrême droite permettant aux individus d’« agi[r] et d’intéragi[r] avec le monde » (Ibid., p. 7).

La réflexion que nous souhaitons mener à travers notre recherche s’ancre plus particulièrement dans une perspective de communication interculturelle critique (Alexander et al., 2014b ; Gudykunst et Mody, 2002 ; Halualani et al., 2009 ; Le Gallo, 2018 ; Moon, 1996). Un tel positionnement permet de mener une analyse diachronique des représentations qui sont susceptibles d’influencer le processus de construction identitaire des personnes touchées par les discours du Front national ainsi que les relations entre les différents groupes culturels en présence. En ce sens, la thèse met de l’avant la vision dichotomique du peuple présenté par Marine Le Pen, au sens où celui-ci reste homogène et constitué principalement de personnes blanches, « judéo-chrétiennes », partageant une culture républicaine spécifique. L’inclusion de la figure de « l’Autre » au sein de la nation Française semble impossible s’il n’a pas la volonté de mettre de côté sa culture personnelle, son héritage culturel particulier34. Notre posture se situe donc au point de rencontre, d’articulation entre la communication comme processus symbolique à travers lequel la réalité est produite, maintenue et transformée (Carey, 1988), la « politisation de la position culturelle » (Kane, 2011, p. 40) et la prise en compte des expériences vécues dans un contexte spécifique (Saïd, 2005 ; Schütz, 2003).

Penser la communication interculturelle d’un point de vue critique suppose de repartir de la culture comme lieu de lutte, comme constituée idéologiquement (Alexander et al., 2014a ; Bouchard et al., 2018 ; Halualani et al., 2009 ; Moon, 1996 ; Nakayama et Halualani, 2010 ; Willink et al., 2014). Nous nous appuyons ici sur une vision de la culture formulée par Stuart Hall comme lieu de luttes pour et par les représentations et

34 Il s’agit ici d’insister sur l’opposition discursive produite par Marine Le Pen entre un modèle de

« gestion » de l’immigration assimilationniste – qu’elle préconise – et la possibilité d’inclusion des populations issues de l’immigration qu’elle dénonce. Cette idée spécifique est abordée aux chapitres VI et VII.

pour l’hégémonie (Hall, 1994, 1997b, 2008, 2013). En ce sens, le pouvoir ne s’exprime plus uniquement dans et à travers le langage comme constituant la culture et l’identité des groupes culturels, mais est en circulation au sein du monde social et se voit constamment contesté. En d’autres termes, la culture est un lieu de luttes au sein duquel les individus, les groupes, les États, les institutions, etc. tentent d’imposer une idéologie particulière, une manière de concevoir le monde social au sein d’une société donnée (Halualani et al., 2009). Une telle problématisation du champ de la communication interculturelle critique vise à souligner la nécessaire historicisation, contextualisation et prise en compte des rapports de pouvoir dans l’observation et l’analyse des identités culturelles qui sont conçues comme dynamiques, complexes et ancrées dans des rapports socioéconomiques notamment de race, de genre et de classe (Halualani et al., 2009; Mendoza, 2001, 2015 [2002]; Moon, 1996). Un tel positionnement permet d’envisager l’analyse, sur la durée, de l’évolution des significations et des représentations qui entrent dans ce cadre de lutte pour l’hégémonie (Park, 1998), et qui, ultimement, viennent influencer le processus de construction identitaire ainsi que les relations entre les différents groupes culturels, aussi bien à l’échelle locale, nationale qu’internationale (Drzewiecka, 2002; Drzewiecka & Steyn, 2012; Hasian, 1998; Mendoza, 2005; Steyn, 1999, 2004). La thèse rompt alors avec une tradition interculturelle influencée par les écrits d’Edward T. Hall (1973, 1989, 1990, 1992) et reprise dans le monde francophone, qui considère l’interculturel à un niveau interpersonnel, micro (voir notamment Abdallah-Pretceille, 2001 ; Abdallah-Pretceille et Porcher, 1999 ; Arasaratnam, 2015 ; Camilleri, 1990 ; Camilleri et al., 1989 ; Cohen- Emerique, 1991 ; Ladmiral et Lipiansky, 1989). Dans ce courant, les « difficultés interactionnelles, [le] positionnement et [la] négociation entre interlocuteurs, [les] stratégies et compétences interculturelles ou encore [les] filtres culturels (stéréotypes et préjugés) sont au cœur […] » (Bouchard et al., 2018, p. 6) de la pensée de ces chercheures et chercheurs.

Penser la communication interculturelle d’un point de vue critique amène donc les chercheures, les chercheurs à mettre à distance la centralité du processus interactionnel pour interroger la conjoncture, les circonstances ayant conduit à cette interaction. Par conséquent, ce qui est étudié, ce sont les enjeux de pouvoir à différents moments de construction des discours en les « resitu[ant] dans le triptyque culture/identité/pouvoir et en considérer les incidences sur le processus communicationnel interculturel » (Bouchard et al., 2018, p. 7). L’idée est de mettre en évidence ce qui a pu mener à la mise en place de telle ou telle loi, à la généralisation d’une représentation particulière d’un groupe social donné, à la mobilisation systématique – et systémique – de certains préjugés dans l’interaction avec un groupe donnée (racisme systémique, hétéronormativité, cisnormativité, classisme, etc. ; Willink et al., 2014), etc. Aborder, tel que nous le faisons ici, des enjeux historiquement et culturellement situés comme le racisme systémique, l’islamophobie – et son pendant fémonationaliste – ou encore la menace communautariste continuellement dénoncée par Marine Le Pen insère la thèse dans le champ de la communication interculturelle critique. Il s’agit de poser un regard critique sur la manière dont certaines catégories de la population sont pensées et imaginées par la présidente du Front national, et ultimement, mises en opposition face au « vrai » peuple français. En replaçant de telles considérations dans un contexte historique spécifique – celui notamment du discours républicain et du moment colonial de la IIIème République – la réflexion « permet aussi d’articuler les aspects micro (statuts et rôles des individus) et macro (sociaux, historiques et politiques) des enjeux communicationnels de pouvoir » (Bouchard et al., 2018, p. 7). En d’autres termes, il s’agit d’analyser la représentation que fait Marine Le Pen du « peuple » français qu’elle entend représenter et de son extériorité, constituée en grande partie comme nous le verrons plus bas, de personnes issues de l’immigration, vivant ou revendiquant une certaine spécificité culturelle et cultuelle.

Nous souhaitons donc ici prolonger la réflexion menée lors de nos précédents travaux (Bouchard et al., 2018 ; Le Gallo, 2015, 2018) en poursuivant notre analyse des liens entre culture, politique et constitution des marges, au sens où « [a]ny act of defining culture should not forget political questions such as the following. Whose interest is served by this definition? What definitions are left out or unimagined ? » (Collier et al., 2001, p. 229)