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CHAPITRE 3 : GENTRIFICATION ET PERSONNES VIEILLISSANTES

3.1 La gentrification

3.1.2 Repenser les gentrifications

Au fil des ans, plusieurs critiques ont été adressées au « paradigme » de la gentrification, à l’« orthodoxie » des positions (Smith et Williams 2013), ou aux erreurs, déformations idéologiques et oublis analytiques qui ont pu s’accumuler au fil de nombreux débats. Au départ, les chercheurs issus de la frange « consommation » ont reproché aux chercheurs de la « production » leur oblitération du point de vue des acteurs cherchant à se rapprocher des centralités urbaines et leurs explications macrosociologiques hégémoniques et marxisantes; les chercheurs de la

production ont répliqué aux premiers qu’ils ne s’intéressent qu’aux bénéficiaires de la gentrification, non aux exclus, et qu’ils étaient ainsi complices du processus (Lees, Slater et Wyly 2008; Slater 2009). Puis, comme Maloutas (2011) le note, des reproches ont également été adressés à la portée géographique limitée du concept de gentrification, forgé d’abord et avant tout à partir d’exemples tirés de villes anglo-saxonnes comme Londres et New York24. Depuis une

dizaine d’années, les lignes de faille autour de l’« objet » de la gentrification se sont multipliées : le défi de repenser une gentrification du XXIe siècle est considérable25 et de multiples fronts de

recherche sont aujourd’hui investis par les chercheurs (Lees 2018). Sur le terrain, la gentrification a aussi pris des formes inédites, hybrides, bref, a subi des mutations de fond, de forme et d’intensité (Lees, Slater et Wyly 2008). Nous nous pencherons ici plus en détail sur trois thèmes incontournables et indémodables permettant de repenser les fondements du concept de gentrification : la question des acteurs, le changement social urbain et l’exclusion sociale.

Des acteurs complexes

Les recherches ayant porté sur les acteurs de la gentrification se sont parfois enlisées dans une dichotomie simpliste entre gentrifieurs et gentrifiés qui a pu s’avérer contre-productive. Selon Schlichtman, Patch et Lamont Hill (2017, 29), les motivations des gentrifieurs, en tant qu’acteurs sociaux, ne peuvent se réduire en tous lieux et dans tous les contextes sociaux à une simple et banale recherche de « l’authenticité » ou à la soif de pratiques « émancipatoires ». Les auteurs (ibid.) ont justement développé un outil permettant d’étudier la variabilité des motivations des gentrifieurs en fonction de sept dimensions d’attractivité envers un quartier en gentrification : la dimension économique, pratique (emplacement), esthétique, celle des équipements, de la communauté, de l’authenticité et finalement, de la flexibilité dont peut faire preuve un ménage donné pour accepter de vivre dans un bâti dégradé, un quartier dangereux et/ou désinvesti. Cette approche permet de réarticuler l’échelle micro avec les échelles méso et macro, autrement dit, entre l’agentivité et la structure, entre la consommation et la production, entre l’individu et le social. Selon ces auteurs, conserver une perspective critique tout en évitant le piège des dichotomies simplistes entre populations gentrificatrices et victimes de la gentrification, constitue une posture

24 Pour mener de rigoureuses études sur le phénomène et ne pas utiliser le terme comme un masque commode, il faut

plutôt contextualiser systématiquement la réalité empirique, en spatialisant la gentrification (Bang Shin et Lopez- Morales 2018; Rérat et al. 2008, 43), et en s’intéressant autant à l’échelle locale qu’à l’échelle globale (Van Criekingen 2008; Schilchtman, Patch et Lamont Hill 2017).

25 Lees (2018, 13) écrit que « Gentrification is now embedded in urbanization processes that bring together politics,

de recherche indispensable (Schlichtman, Patch et Lamont Hill 2017). En effet, il serait trop simple de figer ces catégories analytiques et de les décontextualiser des réalités empiriques. Comme l’écrivent Chabrol et al (2016, 70), « les catégories de ‘gentrifieur’ et de ‘gentrifié’ ne peuvent désigner des acteurs ou des groupes identifiés de manière stable : on peut être là depuis très longtemps et collaborer activement à la gentrification; on peut aussi être gentrifieur un jour et gentrifié le lendemain ». En effet, les artistes et autres populations bien dotées en capital culturel, ayant peut-être, à un certain moment, contribué à la gentrification marginale, peuvent se retrouver en situation de précarité résidentielle lorsque des ménages plus aisés économiquement viennent s’installer à leur tour dans un quartier donné.

Les choix résidentiels des ménages se situent généralement quelque part sur un continuum entre liberté et contraintes. Il faut éviter de tomber dans un piège où l’on percevrait tantôt les acteurs urbains comme totalement libres, mobiles et au pouvoir d’action important (les gentrifieurs), tantôt comme étant déterminés par des forces plus grandes qu’eux, contraints et victimes de processus hégémoniques (les gentrifiés). Les gentrifieurs sont aussi « produits » à travers des représentations et des campagnes publicitaires (Lees, Slater et Wyly 2008). Sans abandonner complètement ces deux catégories, il s’agit ici plutôt de les nuancer. Pour rester sensible au terrain, une approche inductive des pratiques des acteurs urbains ne peut s’encombrer de postulats moraux et d’une vision statique des positions sociales. Par contre, cela ne veut pas dire qu’il faut abandonner ces concepts pour autant, seulement rester disposés à constater leur porosité ou leur élasticité dans certains contextes. Pour Centner (2008, 197-198), le capital spatial est une forme de capital, reliée aux autres (économique, culturel, social) et qui déterminerait l’habilité des individus et des groupes à influer sur l’espace et à se l’approprier26. On peut donc

supposer que ce capital spatial se distribue de manière inégale, mais pas nécessairement dichotomique.

Gentrification ou changements sociaux urbains ?

Au fil des ans, la gentrification est devenue le mot de l’heure, celui qui permettait d’expliquer toutes les modifications, évolutions et transformations urbaines. Davidson (2011) évoque même la crise « ontologique » des théories sur la gentrification. Rérat et al. (2008, 40) se demandent à quel point

26 « As a symbolic form of capital fungible with other types, spatial capital could be the basis for the accumulation of

more social capital, or enable access to sites for production leading to greater economic capital, or also the creation of a locus for the inculcation of valuable cultural capital » (Centner 2008, 198).

le concept de gentrification peut être étendu à des phénomènes urbains extrêmement variés sans perdre de sa pertinence. En effet, on assiste aujourd’hui à la démultiplication des appellations : gentrification rurale, gentrification touristique, super gentrification, slum gentrification, new-built gentrification, gentrification verte ou environnementale, gentrification of the mind (Lees, Slater et Wyly 2008, 129-131; Lees et Philips 2018), au point où le terme semble à première vue se diluer et se vider de son sens. Je crois toutefois, à l’instar de Chabrol et al. (2016) et de Lees, Slater et Wyly (2008), que le concept de gentrification est toujours pertinent, à condition d’adopter une approche complexe et de distinguer différentes formes de gentrification et de transformations urbaines. En d’autres mots, ne pas oublier qu’il existe une multitude de processus et dynamiques parallèles et complémentaires à la gentrification qui contribuent aussi à façonner les espaces urbains (Chabrol et al. 2016, 83).

Déjà, en 1986, Beauregard (1986, 35) signait un chapitre encore lu aujourd’hui portant sur le « chaos et la complexité de la gentrification ». Il y soulignait que les théories universalisantes supposant l’existence d’une gentrification « invariable » sont vouées à l’échec. Il faut plutôt selon lui interpréter comment la « gentry » est créée et localisée dans une ville donnée, comment le stock de logements « gentrifiables » est produit, comment les déplacements de population opèrent et finalement, comment les différents processus de gentrification sont localisés en fonction de ces trois éléments (ibid.). Par exemple, Beauregard (1986, 47-49) souligne l’importance de distinguer, dans le processus de création de « logements gentrifiables », les quartiers et environnements bâtis dégradés, les logements ouvriers relativement bien entretenus et les conversions d’espaces industriels en condos ou en lofts. Selon un nombre grandissant de travaux, il convient également de se défaire des approches téléologiques, en « stades », car des processus de dé-gentrification ont bel et bien été constatés dans plusieurs villes du monde (Chabrol 2011; De Haan 2018). La gentrification serait, ni plus ni moins, le résultat d’une « conjoncture », produite à la fois par des acteurs et des conditions structurelles (ibid., 51) et il importe aux chercheurs de les détailler et de les documenter avec un souci d’inductivité.

Pour Van Criekingen et Decroly (2003, 2451), le renouvellement urbain peut prendre plusieurs formes, ne constituant pas nécessairement des « étapes » linéaires vers une « élitisation » finale. Ces formes, dont l’analyse fine permettrait une « délimitation de la gentrification » (Van Criekingen 2003, 83), sont au nombre de quatre : la gentrification (yuppification), la gentrification marginale, la réhabilitation (upgrading) et l’amélioration sur place (incumbent upgrading). Van Criekingen et Decroly (2003) déplorent par ailleurs l’adéquation presque systématique entre renouvellement urbain (au sens large) et « yuppification ». Selon eux, la gentrification par « yuppification »

correspond spécifiquement à ce phénomène de métamorphose de quartiers centraux défavorisés, dévalorisés ou dégradés en aires résidentielles et commerciales plus favorisées mis en branle par des populations de professionnels souvent plus jeunes, hautement spécialisés ou des membres de la classe créative27. La gentrification marginale, déjà évoquée plus haut, est impulsée

par des personnes habituellement de gauche, souvent sensibles aux questions de justice sociale, mais qui sont des vecteurs, malgré eux peut-être, de mise en valeur des quartiers populaires (Rose 1984). Enfin, la réhabilitation est réalisée sur le bâti dans certains quartiers de classe moyenne ou classe moyenne élevée par des gentrifieurs ou des acteurs institutionnels, alors que l’amélioration sur place est effectuée, la plupart du temps, par des habitants de longue date. Ce modèle typologique permet de reconnaître différentes formes de transformations urbaines produites par différents groupes d’acteurs aux positions sociales variées. Par exemple, un couple de propriétaires vieillissants résidant dans un quartier anciennement ouvrier peut décider de rénover et réhabiliter son immeuble, contribuant indirectement à la hausse des valeurs foncières dans le secteur. Qui plus est, ces phénomènes prennent place dans des types de quartiers historiquement et économiquement différents les uns des autres. À Londres, la conversion des docks sur la Tamise en appartements de luxe à Canary Wharf (Davidson et Lees 2005), soit la réhabilitation d’un secteur anciennement industriel par des promoteurs privés, n’est pas de même nature que l’arrivée de jeunes universitaires dans Hackney, un quartier traditionnellement ouvrier et multiethnique (Hamnett et Williams 1980). Pour l’analyse, cela implique de prendre en compte les formes urbaines autant que les acteurs, tout en identifiant avec précision comment chaque ville se transforme et en fonction de quelles principales forces motrices. Malgré tout, Van Criekingen (2008), en étudiant l’arrivée des jeunes adultes professionnels dans certains quartiers bruxellois – essentiellement des gentrifieurs marginaux –, en vient à la conclusion que, dans le cas étudié, le terme de gentrification doit prévaloir sur celui de « réurbanisation », qui est parfois employé pour traiter du phénomène large du « retour en ville » :

Sur le plan heuristique, enfin, le concept de « réurbanisation » a le mérite de réintroduire une réflexion sur le rôle des transformations des ménages dans les changements socio- spatiaux au centre des villes. Toutefois, cette réflexion ne peut se faire sans considération profonde des effets des changements urbains en cours sur la structuration sociale de l’espace. Dès lors que ces effets signifient une précarisation accrue de l’insertion des

27 Terme inventé par Florida (2003) qui désignerait, selon lui, des acteurs économiques dont l’éthos est basé sur la

classes populaires dans le tissu urbain, le paradigme de la gentrification reste le plus approprié. (Van Criekingen 2008, 164)

Bref, le concept de gentrification semble indissociable d’une recomposition spatiale des classes sociales à la faveur de groupes mieux dotés (Benson et Jackson 2018; Davidson 2011), accompagnée par une migration d’une certaine portion de ménages marginalisés. Ceci nous amène logiquement à reconsidérer la question de l’exclusion sociale et du déplacement.

Les causes des processus d’exclusion et de déplacement en contexte urbain

De la même manière que la gentrification n’est pas l’unique forme de transformation urbaine, elle n’est pas non plus la seule cause de pauvreté ou d’exclusion sociale en contexte urbain. Atkinson et al. (2011) soutiennent que bien que la gentrification puisse constituer une cause majeure de pression sur les ménages moins nantis, elle s’accompagne souvent d’autres processus économiques et spatiaux. Parmi ces autres facteurs, les auteurs évoquent la disponibilité des terrains et la taille du parc de logements, le rapport entre nouvelles constructions et les niveaux de formation et de dissolution des ménages, les changements dans le marché de l’emploi, la baisse de l’offre d’emplois manuels dans les centres urbains et le rétrécissement du parc de logements sociaux et de logements locatifs privés à bon marché (ibid.). Pour illustrer cette dynamique multi-scalaire par un exemple québécois, on pourrait facilement imaginer la situation d’un homme, âgé d’une soixantaine d’années, résidant dans un quartier en gentrification et qui perd ses prestations de chômage, une conjoncture le forçant à se trouver un logement dans un quartier périphérique. Giroud et Ter Minassian (2016) vont dans le même sens :

Les formes de gentrification étudiées d’un quartier à l’autre dépendent aussi fortement de l’intensité d’autres processus sociaux (marginalisation ou au contraire élitisation, développement du tourisme de masse, installation de migrants d’origine étrangère, etc.), qui peuvent être parallèlement à l’œuvre dans un même espace résidentiel et produire d’autres formes d’inégalités sociales ou économiques que celles décrites à travers la gentrification. (Giroud et Ter Minassian 2016, 261)

Par ailleurs, si elle peut produire un effet précarisant sur les classes populaires, la gentrification s’accompagne-t-elle inexorablement de leur déplacement physique ? Selon Schlitchtman, Patch et Hill (2017, 88), les déplacements causés par la gentrification existent bel et bien, mais leur ampleur et leur nature varient grandement d’une ville à l’autre, ainsi qu’au sein d’une même ville

ou même d’un quartier28. L’idée ici n’est pas de balayer du revers de la main les liens de causalité

entre gentrification et déplacement, mais plutôt de rester à l’affût des données empiriques et de la multiplicité des cas de figure.