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CHAPITRE 4 : LA PARTICIPATION CHEZ LES PERSONNES VIEILLISSANTES

4.3 Action collective, citoyenneté et participation en contexte urbain

4.3.1 Droit à la ville et mouvements sociaux urbains

Impossible d’évoquer les mouvements sociaux urbains sans aborder rapidement le concept du « droit à la ville ». Reprenons d’abord les principales idées proposées par Henri Lefebvre, philosophe et sociologue français, porteur d’un renouvellement de la pensée marxiste dans les années soixante. Rejetant le stalinisme dans les années cinquante, exclu du Parti communiste français en 1958, il est complètement immergé dans Mai 68 alors qu’il enseigne à Nanterre, épicentre du mouvement. Sa production intellectuelle est traversée par un constat central, qui animera également les situationnistes et les auteurs de l’École de Francfort: la vie quotidienne, sous le capitalisme, est aliénante. La libération s’était jusqu’alors principalement pensée en termes purement économiques, axée sur la transformation des modes de production. Lefebvre vient spatialiser cette réflexion en prenant ancrage sur l’urbain, sans abandonner la nécessité de renverser le capitalisme. La ville, par ses formes, ses fonctions et son organisation, contribuerait

activement à l’aliénation des individus. Il importe donc de « changer la ville pour changer la vie ». En 1968, Lefebvre publie Le Droit à la ville, où il écrit contre l’urbanisme fonctionnaliste, l’utopie moderniste de Le Corbusier et la politique urbanistique des grands ensembles. Il constate que les différentes populations urbaines sont séparées et ségrégées, croulant sous la violence d’une « terreur latente et généralisée » (2000, 111). La centralité urbaine n’est accessible qu’à quelques privilégiés, le reste s’entasse dans des banlieues mortes. Lefebvre observe et redoute également l’urbanisation « complète » des sociétés industrielles, qui ravalerait la campagne à coup d’infrastructures. La société post-industrielle se met tranquillement en place et Lefebvre désire comprendre son émergence pour permettre la possibilité qu’un futur différent puisse advenir. Pour Lefebvre, la ville est un processus tout autant qu’un espace social. Il considère la ville comme une « œuvre », émergeant des pratiques des habitants et insiste sur l’idée de « fête » en tant que valeur cardinale d’une société libre. Qui plus est, les pratiques quotidiennes sont le limon de l’urbain, elles façonnent littéralement l’espace. Ce constat aurait une portée politique plus profonde. Lefebvre concevait le droit à la ville comme étant composé de deux droits fondamentaux : la possibilité de s’approprier l’espace urbain et le droit de participer de façon centrale à la production de ce même espace. Selon David Harvey (2011, 23), le droit à la ville consiste notamment en l’établissement d’un contrôle démocratique sur les manières dont les surplus de capitaux affectent et modèlent les processus d’urbanisation. Mais le droit à la ville surpasse le contrôle des moyens de production. Comme dirait Durand-Folco, « le droit à la ville doit être perçu comme un droit collectif à la réappropriation du monde vécu » (2013, 41). Ce droit à la ville collectif, autogestionnaire, serait donc l’œuvre de « classes sociales capables d’initiatives révolutionnaires » selon Lefebvre, soit la classe ouvrière. Dès lors, les chercheurs critiques partiront à la recherche de ces mouvements révolutionnaires actifs en milieu urbain.

Une des contributions majeures de l’étude séminale de Manuel Castells The City and the Grassroots (1983) est d’avoir identifié que les mouvements sociaux urbains cherchent à agir sur les significations mêmes de la ville, autour de ce que le sociologue nomme le « meaning ». Pour Castells, le mouvement social urbain se définit comme « a collective conscious action aimed at the transformation of the institutionalized urban meaning against the logic, interest, and values of the dominant class » (ibid., 305). Ce « meaning », ce sens, constitue donc une synthèse impermanente entre la forme historique d’une ville et les buts et modèles vers lesquels on veut la faire tendre. Cette dynamique dialectique, autant matérielle que symbolique, s’exprimerait à travers un conflit permanent entre différents groupes et acteurs aux intérêts antagoniques. Pour Castells (ibid., 328), les mouvements sociaux urbains partagent toutefois quelques

caractéristiques communes : ils se considèrent comme urbains, citoyens, ou du moins abordent la thématique de la ville au cœur de leur identité, ils sont basés localement et définis territorialement et ils se mobilisent habituellement autour de trois buts principaux, soit la consommation collective, l’identité culturelle locale et l’auto-détermination socio-politique. Selon Castells, les mouvements sociaux urbains peuvent soit créer du changement social, soit se restreindre à un rôle instrumentalisé, en participant aux objectifs institutionnels dominants. L’organisation des mouvements sociaux urbains, comme à Madrid après la mort de Franco en 1975, peut aussi être multiple : on est alors devant une pluralité associative unie sur des causes communes (différentes luttes touchant la ville), mais reposant sur des bases militantes différentes et des registres d’action variés. Pourrait-on alors parler d’« action collective urbaine » ?

L’action collective, pour Neveu (2011, 9), est « un agir-ensemble intentionnel marqué par le projet explicite des protagonistes de se mobiliser de concert. Cet agir-ensemble se développe dans une logique de revendication, de défense d’un intérêt matériel ou d’une ‘cause’ ». Plus récemment, Fontan, Hamel et Morin (2012) ont distingué l’action collective dans la ville et sur la ville, une conceptualisation pouvant permettre de mieux comprendre les mouvements sociaux urbains. L’action collective peut donc prendre place dans la ville, ses rues et ses espaces publics, mais porter sur des causes ou des enjeux n’y faisant pas directement référence. À ce titre, les mobilisations contre la guerre en Irak en 2003 sont un bon exemple. L’action collective sur la ville, quant à elle, s’attarde à des « questions urbaines » comme le « logement, la démocratie locale ou l’aménagement de parcs » (Fontan, Hamel et Morin 2012, 4-5). Les mouvements de locataires, qui nous intéressent ici, sont donc résolument plongés dans l’action collective sur la ville et dans l’horizon plus large du droit à la ville, mais mobilisent également le cadrage des droits sociaux pour s’adresser à l’État. Dès lors, quelle échelle est la plus pertinente pour traiter des mouvements de locataires qui s’adressent autant à des enjeux urbains qu’à une dimension de droits et de citoyenneté ?