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Chapitre 1 : PERSPECTIVES SOCIALES SUR LE VIEILLISSEMENT

1.2 Une économie politique du vieillissement

1.2.3 Les diverses formes de l’exclusion sociale chez les personnes vieillissantes

Dans la dernière décennie, ces processus macrosociologiques de précarisation et de mise à l’écart des personnes vieillissantes ont été analysés à travers la notion d’exclusion sociale. Pour Billette et Lavoie (2010, 5), celle-ci se définit comme « un processus de non-reconnaissance et de privation de droits et de ressources, à l’encontre de certains segments de la population, qui se réalise à travers des rapports de force entre groupes aux visions et aux intérêts divergents ». En d’autres mots, toujours pour Billette et Lavoie (ibid., 6), les inégalités et exclusions sont produites par le biais de certains mécanismes : invisibilité, stigmatisation, discrimination négative, stéréotypes, mépris ou fausse reconnaissance. Les auteurs soulignent l’importance de comprendre l’exclusion comme un processus, plutôt qu’un état fixe, essentiel ou immanent aux personnes et aux groupes. Selon les contextes sociaux, l’exclusion des personnes vieillissantes peut se décliner dans les domaines symboliques, identitaires, sociopolitiques, institutionnels (accès aux services), économiques, sociaux (liens sociaux, voisinage) et territoriaux. Travaillant à partir d’une perspective similaire, Scharf et Keating (2015) identifient quant à eux cinq formes d’exclusion, couvrant autant de domaines socio-spatiaux : l’accès aux ressources, les relations sociales, les activités citoyennes, l’accès aux services de base et le quartier. Les auteurs (ibid.) proposent également de comprendre les facteurs de l’exclusion des personnes vieillissantes en fonction de trois échelles : l’échelle structurelle ou macro, qui correspond aux représentations, normes, oppressions, valeurs, enjeux moraux, l’échelle environnementale, soit les milieux de vie, les contextes (urbains, ruraux, etc…) et enfin l’échelle individuelle, ou micro, soit les facteurs individuels de l’exclusion (la variation des différents types de capital détenus par les individus). Pour Billette et Lavoie (2010, 9), l’exclusion symbolique relève du registre des représentations,

des images, des stigmates, des symboles qui dépeignent les personnes vieillissantes en fonction de stéréotypes âgistes. L’exclusion symbolique concerne également le manque de présence ou l’invisibilisation de celles-ci, dans les médias notamment. L’âgisme, une oppression systémique et transversale, est défini par le gérontologue Robert Butler (cité dans Lagacé 2010, 2) comme étant « un processus par lequel des personnes sont stéréotypées et discriminées en raison de leur âge », à l’image du sexisme et du racisme. L’exclusion identitaire est le produit d’une

homogénéisation à outrance ; elle survient lorsque les diversités et lignes de faille parcourant la population vieillissante (autres que l’âge chronologique) ne sont pas reconnues ou sont stigmatisées (Billette et Lavoie, 2010). Par ailleurs, la victimisation et la catégorisation à outrance des populations âgées comme une « population vulnérable » ou comme étant des personnes

« faibles » sont des procédés relevant de l’« âgisme compassionnel » (Binstock 2010)9, une

attitude politique qui peut également être considérée comme une forme d’exclusion identitaire. Ensuite, l’exclusion sociopolitique consiste en une mise à l’écart des personnes vieillissantes

des processus de décision politique et/ou de leur perception comme étant incapables de décider pour le bien commun, ou encore de défendre et/ou bénéficier de certains droits (Billette et Lavoie, 2010, 10). L’exclusion institutionnelle, quant à elle, se manifeste par des difficultés d’accès aux

services publics ou aux institutions en général (ibid., 10-11). L’exclusion économique affecte

celles et ceux qui n’ont pas un capital économique suffisant pour subvenir à leurs besoins (ibid.). Puis, l’exclusion des liens sociaux significatifs consiste en « la multiplication des situations de

vie favorisant la diminution des contacts sociaux » (ibid., 12), donc renvoie à des processus de perte de capital social produisant des situations d’isolement. Enfin, l’exclusion territoriale, pour

Billette et Lavoie (ibid.), se manifesterait par un « confinement des personnes âgées dans des lieux en dehors du social, comme le domicile ou le lieu d’hébergement », quoique ces lieux soient éminemment sociaux. L’exclusion territoriale s’exprimerait également par le biais d’une « diminution de la liberté géographique », induite par des problèmes d’accessibilité aux transports ou à l’espace public, par exemple (ibid., 8).

Pour la plupart des chercheurs cités précédemment, ces formes d’exclusion et domaines ne sont pas discrètes, c’est-à-dire qu’elles peuvent se conjuguer et se cumuler (Cavalli 2007) au cours des parcours de vie (Dannefer 2003; Walsh, Scharf et Keating 2017). Par exemple, le fait, pour une femme âgée, de ne pas avoir pu accumuler d’épargne privée pendant sa vie active en raison d’un salaire trop bas (exclusion économique), peut affecter sa capacité à se loger convenablement en âge avancé ou à pouvoir utiliser les transports en commun autant qu’elle le voudrait (exclusion territoriale). Inversement, selon Billette et al. (2012, 16), « nous pouvons également vivre des situations d’exclusion sans pour autant vivre un état d’exclusion ». Cette distinction entre situations et états est importante, mais implique un examen rigoureux des parcours de vie et des positionnements sociaux des personnes vieillissantes (Bickel et Cavalli 2002). En effet, certains sous-groupes de personnes vieillissantes peuvent faire l’expérience d’états d’exclusion plus ou moins permanents et d’autres, mieux positionnés dans les hiérarchies sociales, vivre des situations d’exclusion temporaires. Bref, l’exclusion est le résultat de conjonctures sociales inscrites dans le temps et dans l’espace et non une caractéristique essentielle, immanente aux

9 Pour Binstock (2010, 575), paradoxalement, les mesures sociales envers les personnes vieillissantes qui prennent

naissance dans le Social Security Act de 1935 aux États-Unis identifient cette population comme ayant besoin d’assistance en les cadrant comme étant « fragiles ». Curieusement, les tenants de cet âgisme compassionnel sont

individus et aux groupes. Ce problème épistémologique est central dans toute la sociologie de l’individu, de Goffman à Bourdieu en passant par Martuccelli. Par ailleurs, l’autre risque inhérent à l’utilisation du cadre de l’exclusion sociale est de laisser de côté l’agentivité des individus dans l’effort d’analyse10. En fait, tout dépend de la manière dont on manipule ces outils.

Conclusion

Ce bref tour d’horizon de la gérontologie sociale et de ses principaux outils conceptuels nous a permis d’aborder le fait que les personnes vieillissantes sont situées au cœur d’un phénomène social singulier. Hétérogène, dynamique et influencé par de nombreux facteurs à toutes les échelles, le vieillissement est complexe, contingent, construit socialement et donc toujours enchâssé au sein de systèmes socio-culturels particuliers (Corin 1982). D’un point de vue phénoménologique et individuel, l’identité conférée et attribuée par le biais de l’âge chronologique ne correspond pas nécessairement aux expériences associées à l’âge socio-culturel et/ou à l’âge personnel. Justement, la gérontologie sociale critique nous met en garde contre les généralisations hâtives et nous enjoint à rester à l’affût de la diversité qui traverse la population vieillissante. À l’aide d’approches intersectionnelles et d’une sensibilité aux parcours de vie individuels (Ferrer et al. 2017), ce champ de recherche nous permet également de reconnaître que l’âgisme qui parcourt les sociétés occidentales peut en effet se conjuguer au classisme, au capacitisme, au sexisme, au racisme ou encore à l’homophobie. Les personnes vieillissantes ne sont pas isolées des forces parcourant la société, bien au contraire.

Ces oppressions systémiques, inhérentes au mode de production capitaliste, peuvent ainsi moduler les expériences des personnes vieillissantes, en les plaçant, temporairement ou de manière plus étendue dans le temps, dans des situations et/ou des états d’exclusion sociale, souvent multidimensionnels. Encore perçu comme une menace sociétale, le vieillissement de la population nous force à mettre en lumière les rapports sociaux intergénérationnels, la portée, voire l’inefficacité des politiques publiques et des mécanismes d’assistance et de reconnaissance, et ce à plusieurs échelles de gouvernance. Conséquemment, pour Grenier et al. (2017), une plus grande attention mériterait d’être accordée au vécu et aux discours des personnes vieillissantes en situation de précarité, dont le nombre serait appelé à augmenter dans les prochaines années dans la plupart des pays occidentaux, à mesure que l’État social continue de se retirer au profit

de l’État néolibéral. Cette approche critique peut nous permettre de revoir et de dynamiser les études en gérontologie sociale portant sur le logement, sur le vieillissement sur place et sur les rapports à l’urbain. Pour une gérontologie sociale critique d’inspiration sociologique et anthropologique, l’objectif heuristique – complémentaire à une approche versée dans l’économie politique et portant sur l’analyse de politiques publiques - est de tenter de documenter comment les processus de mise à l’écart des personnes vieillissantes peuvent s’exprimer sur le terrain, dans le quotidien des personnes concernées, en leur demandant directement ce qu’elles en pensent. Ce faisant, on peut alors accéder à l’agentivité que peuvent déployer les personnes vieillissantes devant des processus sociaux pouvant avoir des conséquences palpables dans leur vie quotidienne.

CHAPITRE 2 : LES RAPPORTS AU LOGEMENT, ENTRE ANCRAGES ET