• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 : LES RAPPORTS AU LOGEMENT, ENTRE ANCRAGES ET MOBILITÉS

2.1 Les lieux, le chez-soi et le logement

2.1.2 Maison et chez-soi : précisions terminologiques et théoriques

Maintenant, encore faut-il être en mesure de nommer précisément ces diverses dimensions de l’habiter, en faisant écho à l’usage vernaculaire qui en est fait. Les Anglo-saxons distinguent « home », une construction sociale et mentale qui sous-tend une densité anthropologique relationnelle, symbolique et émotionnelle et une multitude d’échelles spatiales (Cristoforetti, Gennai et Rodeschini 2011; Lawrence 1987) ; « dwelling », qui se définit comme une structure physique, un sous-système des environnements pratiqués et vécus par les individus ; « house », qui représente une forme particulière de « dwelling », généralement située en Occident (Coolen et Meesters 2012, 2; Rapoport 1982). Dans les sociétés humaines, les formes de « dwelling » sont en effet extrêmement variées : campings-cars, maisons longues des autochtones du nord- est de l’Amérique du Nord, huttes au toit de chaume des Songhaï du Mali, tentes des Bédouins du Negev, maisons sur pilotis indonésiennes, triplex montréalais, chambres de bonnes parisiennes et autres abris. Certaines sont permanentes, d’autres sont mobiles. En français, les termes « home » et « dwelling » sont respectivement traduits par « chez-soi » et « logement ». Attardons-nous en premier lieu à la notion de maison à partir d’une posture anthropologique, ainsi qu’aux résultats des principales études ayant tenté de définir et de documenter les rapports au chez-soi ou « home ».

12 Fijalkow (2012, 3) considère le chez-soi et l’habitat comme des termes équivalents, ce qui m’apparaît fallacieux et

Perspectives anthropologiques sur la notion de maison

D’un point de vue anthropologique, l’habitat et l’habitation seraient intégrés dans des systèmes cosmologiques. Bachelard (2001, 24) écrit que « la maison est notre coin du monde. Elle est – on l’a souvent dit – notre premier univers. Elle est vraiment un cosmos ». Pour Douglas (2005), elle représenterait plutôt un microcosme. Quant à elle, la « maisonnée », en anthropologie structurale, renverrait plutôt à une parentèle étendue. Lévi-Strauss affirme en ce sens que la maison est :

1) une personne morale, 2) détentrice d’un domaine 3) composé à la fois de biens matériels et immatériels, et qui 4) se perpétue par la transmission de son nom, de sa fortune et de ses titres en ligne réelle ou fictive, 5) tenue pour légitime à la condition que cette continuité puisse se traduire dans le langage de la parenté ou de l’alliance, ou 6) le plus souvent les deux ensemble. (2004, 435)

En contexte occidental contemporain, Serfaty-Garzon (2003, 119) soutient que « le hjem norvégien, comme la maison en français ou le home en anglais, dépasse le sens propre et matériel de l’édifice pour inclure la famille, les amis, les valeurs morales, émotionnelles et sociales qui l’opposent au monde extérieur ». Il en va de même dans le home anglo-saxon ou le hogar espagnol. La « maison », sans nécessairement faire référence à une structure clanique ou à une parentèle élargie, constituerait donc le point central d’un réseau relationnel, un nœud dans des réseaux complexes de parenté, de sociabilités et de représentations morales, symboliques et cosmologiques (Agier 2015). Évidemment, les règles de résidence sont situées culturellement et ne sont pas universelles, de même que les rapports à la propriété ou les différents modes d’habiter (Saunders 1989). L’idée de « home » ou de chez-soi peut faire référence à un pays, une région, un continent entier ou même à une aire culturelle et/ou linguistique comme l’Amérique latine.

Les études sur le sens du chez-soi

Comme Després (1991) le mentionne, deux grands courants de recherche se sont constitués autour de la notion de sens du chez-soi, ou « meaning of home » : d’un côté, les travaux inductifs qui se basent sur du matériel narratif et qualitatif et de l’autre, des études hypothético-déductives ayant tenté d’appliquer certaines théories comportementales et behavioristes sur cet objet de recherche. À l’échelle microsociologique, les recherches du premier groupe auraient, toujours selon Després (ibid.), dégagé plusieurs manifestations du sens du chez-soi à partir d’entrevues.

Selon l’échantillon de travaux sur le sujet examiné par Després (ibid.), le chez-soi constituerait donc un moyen d’accéder à un sentiment de sécurité et de contrôle sur le monde, la vitrine symbolique du soi13, un lieu d’exercice de la liberté d’appropriation à travers la modification de

l’environnement bâti, le locus d’une permanence et d’une stabilité, d’une sociabilité diversifiée, le théâtre d’activités multiples (loisirs, travail, reproduction sociale), un refuge intime face au monde extérieur, un indicateur du statut social des habitants, une structure matérielle et, potentiellement, une propriété (Després ibid., 97-99). Coolen et Meesters (2012) dégagent quant à eux cinq facettes du concept de « home » en fonction de leur traitement dans la littérature : physiques14,

spatiales, temporelles, relationnelles et finalement, processuelles.

Les chercheurs du second groupe, davantage situés du côté de la psychologie environnementale, ont également voulu comprendre la nature ou plutôt l’attraction, bref les liens qui s’établissent et s’approfondissent entre les personnes et leurs environnements. Le concept de « place attachment » ou d’attachement au lieu, constitue certainement le plus important et le plus mobilisé dans ce domaine (Altman et Low 1992). On peut le définir comme « a set of feelings about a geographical location that emotionally binds a person to that place as a function of its role as a setting for experience » (Scannell et Gifford 2010). Pour Leith (2006), l’attachement au lieu se cristallise lorsqu’un sens est conféré à une interaction spatiale. L’attachement au lieu est donc dynamique et s’incorpore généralement dans l’identité des individus, via une expérience émotionnelle, corporelle et symbolique complexe. Cette familiarité des individus avec le lieu, imbriquée dans le temps, s’approfondit par les routines, les actes quotidiens, comme faire à manger (Cristoforetti, Gennai et Rodeschini 2011) ou encore faire le ménage (Percival 2002). Toutefois, sur le plan temporel, d’autres travaux soulignent que les rapports d’un individu à un lieu comme « son » chez-soi ne sont jamais cristallisés définitivement (Rubinstein et Parmelee 1992, 143). La psychologie environnementale invite donc à penser les rapports entre personnes et environnements comme étant des constructions sociales dynamiques et diachroniques, ce qui représente peut-être sa plus importante contribution scientifique.

D’un point de vue général, on peut toutefois retenir - comme Bachelard le propose - que l’idée de maison ou de chez-soi représente minimalement une orientation vers des valeurs (Blunt et

13 Ainsi, pour Serfaty-Garzon (2003, 68), qui se revendique de l’école phénoménologique, la notion de chez-soi désigne

à la fois la maison et l’intériorité, la subjectivité et l’identité impliquées dans les constructions du « soi », c’est-à-dire « le lieu de la conscience d’habiter en intimité avec soi-même » (ibid.). Qui plus est, pour d’autres autrices, le chez-soi se définirait « par ceux qui n’en font pas partie » (Segaud 2007, 83) et constituerait « cet espace, excluant la résidence, où les individus se sentent encore chez-eux » (Leduc-Primeau 2013, 13).

14 Les auteurs proposent d’utiliser plutôt le terme de « dwelling » pour traiter de cet aspect (Coolen et Meesters 2012,

Dowling 2006, 13), ainsi qu’une insertion dans des réseaux relationnels et symboliques qui dépassent ses quatre murs et qui s’inscrivent plus largement dans la culture et des modes de vie, comme l’affirment d’ailleurs Coolen et Ozaki (2004). Il semble qu’évoquer la notion chez-soi fait intervenir des métaphores archétypales au sens de Jung, des scripts culturels puissants qui se manifestent parfois par des images fortes : le cœur, le paradis, le refuge, le nid (Bachelard 2001; Blunt et Dowling 2006, 10; Leith 2006).L’important, en faisant usage de ces notions, est de situer culturellement, socialement et géographiquement les faits sociaux étudiés (Mallet 2004). Les rapports au chez-soi, comme peuvent l’être les relations de parenté ou les manières d’exercer la ritualité funéraire, sont nécessairement l’expression d’un contexte socioculturel précis, et vice- versa. Ici, tenter de dégager des universaux pourrait facilement verser dans l’ethnocentrisme, à moins d’adopter une approche structuraliste comparative rigoureuse.