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Expériences de la gentrification et des transformations urbaines chez les personnes

CHAPITRE 3 : GENTRIFICATION ET PERSONNES VIEILLISSANTES

3.3 Personnes vieillissantes et gentrification

3.3.2 Expériences de la gentrification et des transformations urbaines chez les personnes

En étudiant les effets des dynamiques urbaines comme la gentrification sur les populations vieillissantes, il convient de délaisser une certaine victimisation parfois présente dans la recherche (Hochstenbach et Boterman 2018). Dans une approche inductive, il semble plus fécond d’interroger le « rôle » de la gentrification et ses impacts de tous ordres sur les parcours résidentiels plutôt que prendre pour acquis des « conséquences négatives » sur les individus avant même la collecte des données (Smith, Lehning et Kim 2018). Toutefois, il ne faudrait pas non plus oblitérer le fait que la gentrification peut bel et bien avoir des répercussions délétères sur les personnes vieillissantes, surtout celles et ceux qui cumulent plusieurs facteurs d’exclusion sociale (Buffel et Phillipson 2016; Dale, Heusinger et Wolter 2018).

Perceptions et expériences de la gentrification

Comme la population vieillissante est hétérogène, les rôles, attitudes et pratiques des individus et des ménages le sont tout autant en contexte urbain. Comme nous l’avons évoqué plus tôt dans ce chapitre, la gentrification constitue, la plupart du temps, une recomposition des classes sociales – et même des structures sociales – dans un espace donné. Membrado, Pons et Rouyer (2012), dans une étude portant sur certains quartiers populaires de Toulouse, ont identifié trois attitudes principales que les personnes vieillissantes de leur échantillon adoptaient par rapport aux transformations urbaines et à la gentrification de leurs quartiers. Cette typologie peut ainsi fournir une piste intéressante pour aborder le phénomène. Le premier type, « naturalisation et adaptation », fait référence aux individus qui tentent d’accepter les changements survenant dans leur environnement, et témoigne d’un certain pouvoir sur soi, sur son environnement et sur ses liens sociaux. Le second type, intitulé « mythification du passé », réfère à des attitudes de nostalgie, au « regret d’un monde révolu » (ibid., 43). Finalement, le troisième cas de figure, baptisé « la bulle : rester chez soi ou entre soi » par les auteurs (ibid.), renvoie à des situations où les individus semblent « imperturbables » aux changements populationnels et commerciaux prenant place dans leur quartier, qu’ils jugent négativement. Cette typologie, même si elle ne semble pas prendre en compte les dimensions socio-économiques de la gentrification ni la

question de la précarité résidentielle, permet au moins d’aborder une diversité d’attitudes et de pratiques mises de l’avant par les personnes vieillissantes.

Une étude complémentaire à celle de Toulouse, menée cette fois à Montréal dans les quartiers de La Petite-Patrie et de Notre-Dame-de-Grâce, a tenté de comprendre comment la gentrification pouvait potentiellement participer à l’exclusion sociale des personnes vieillissantes, ou, inversement à leur inclusion (Burns, Lavoie et Rose 2012; Lavoie et al. 2011). Cette recherche a surtout documenté le déplacement indirect et les pressions au déplacement, notamment à travers la perception des résidents âgés des transformations visibles du quartier, sans toutefois aborder de front la question des expulsions. La perte de clubs de l’âge d’or, d’espaces de socialisation comme les bingos, les clubs ou encore des bars, a été mentionnée plusieurs fois par les informateurs. Des différences substantielles furent constatées entre les perceptions des Italo- canadiens, d’un côté, et des Canadiens-français et des anglophones, de l’autre, les premiers étant davantage susceptibles d’être propriétaires que les individus des deux autres groupes. De plus, les premiers sont concentrés géographiquement dans la « Petite-Italie », dont la forme urbaine dense permet de cultiver des relations sociales de proximité. La sécurité d’occupation conférée par la propriété module donc potentiellement les rapports à la ville des personnes vieillissantes (Askham et al. 1999; Membrado, Pons et Rouyer 2012). Certains travaux portant sur l’immobilité résidentielle subie chez les populations vieillissantes (Petrovic 2008) démontrent que ce type de situation résidentielle serait plus courante chez les locataires (Morris 2009a). Dans certains quartiers défavorisés de Chicago, des chercheurs ont documenté plusieurs récits de petits propriétaires vieillissants recevant des visites insistantes de développeurs désirant racheter leur maison pour la revendre à profit (Nyden, Edlynn et Davis 2006).

En effet, certaines personnes vieillissantes propriétaires peuvent évidemment contribuer consciemment ou non à la gentrification, en remettant sur le marché des propriétés achetées par le passé et dont la valeur peut avoir augmenté avec le temps (Chabrol et Launay 2016, 313). Comme l’écrit Beauregard (1986, 50), « it is not uncommon to find in gentrifying neighborhoods older homeowners and small landlords who are anxious to sell and move ». Dans un marché immobilier dit « de vendeurs », lorsque la demande est forte et les prix en hausse constante, les ménages vieillissants propriétaires peuvent réaliser d’importants profits sur leur propriété et ainsi dégager des fonds pour payer des services ou un hébergement adapté. Plusieurs résidants vieillissants à Montréal appréciaient certains nouveaux commerces ou aménagements (Lavoie et

Rose 2012)38, ce que Pashup-Graham (2003, 60) a également documenté à Chicago et Temelová

et Dvořáková (2012) à Prague. Comme l’écrivent Chabrol et al., cette posture n’est pas nécessairement isolée :

Dans certains contextes urbains, ce sont les habitants « déjà là », par exemple des personnes âgées ou des familles, qui souhaitent que leur quartier soit réinvesti par des classes moyennes, afin d’obtenir davantage d’attention de la part des pouvoirs publics et de s’assurer le maintien de commerces de proximité ou le renforcement de formes de pacification sociale du quartier. (Chabrol et al. 2016, 77-78)

Pashup-Graham (2003, 178) apporte tout de même une précision : la plupart des personnes vieillissantes interviewées dans son étude percevaient positivement les changements apportés par la gentrification, mais elles craignaient simultanément le risque de déplacement. Les groupes d’âge les plus préoccupés par les changements commerciaux dans les quartiers étudiés par Pashup-Graham (ibid.) étaient les jeunes adultes et les personnes dans la quarantaine et non les personnes vieillissantes propriétaires. Par contre, dans une étude réalisée avec des personnes vieillissantes d’origine puertoriqueña vivant en logement subventionné à Chicago, Rúa (2017) et Garcia et Rúa (2018) ont documenté comment le changement de l’offre commerciale pouvait nourrir un déplacement socio-culturel et, parallèlement, une pression au déplacement, ce qu’ont également remarqué Teixeira (2010) et Murdie et Teixeira (2011) dans le quartier en gentrification du Little Portugal à Toronto.

Quelques travaux, encore trop peu nombreux, se penchent sur la question du logement. À San Francisco, Portacolone et Halpern (2016, 846) soulignent les effets d’un marché immobilier en pleine explosion sur les locataires vieillissantes : « San Franciscan landlords are often ready to replace older tenants who have occupied the same apartment for decades with executives working in the remunerative high-tech sector burgeoning in the Bay Area of San Francisco

».

À Prague, Galčanová et Sýkorová (2015) ont documenté, parmi des locataires vieillissants dans le parc locatif privé, un fort sentiment d’insécurité et la peur du déplacement forcé. Même chose à Sydney, où Morris (2009) note chez cette population un sentiment de perte de contrôle : « Their everyday lives were stressful and beset with much anxiety as to how they would manage financially and what they would do if the rent was increased by an untenable amount or they had to move because

38 Freeman (2006, 127) affirme que « although the potential and reality of gentrification harming residents by increasing

housing costs and tearing asunder existing social relationships is certainly real, the neighborhood effects thesis suggests the possibility that gentrification could also benefit the disadvantaged under certain circumstances ».

the landlord wanted to sell or renovate » (Morris 2009b, 702). Le taux d’effort de ces locataires augmente annuellement, en raison de revenus stables, alors que le prix moyen des loyers à Sydney grimpait en moyenne autour de 11 % par année, les précarisant à coup sûr (ibid., 705). Un peu partout dans le monde, cet écart grandissant entre la hausse du prix des loyers et les revenus disponibles via les allocations publiques (régimes de retraite) constitue un frein majeur au vieillissement sur place dans les quartiers centraux en voie de gentrification, en particulier pour les individus résidant dans le parc locatif privé (Chui 2008; Morris 2007). L’intersection entre des dynamiques socioéconomiques à différentes échelles, entre gentrification et régimes de redistribution étatiques, est ici limpide. Cette ambivalence entre appréciation des changements prenant place à l’échelle du quartier et peur du déplacement semble courante dans les quartiers en processus de gentrification (Freeman 2006), car les résidents de longue date sont parfois conscients de l’érosion de leurs rapports au logement et à la ville, surtout s’ils ont des revenus fixes (Beauregard 1986, 50)39. Comme le mentionne un organisateur communautaire de Brooklyn

interviewé par Newman et Wyly (2006, 46) : « Most of the displacement is the result of landlords tripling rents who know that a senior’s income doesn’t go up. It stays the same. You know she can’t pay you $1500 especially when she’s lived there with you for years ». Par contre, les ménages qui sont aptes à absorber une hausse de prix (taxes, loyers, services) vont ainsi probablement bénéficier (et profiter) d’une amélioration des équipements et de l’offre de services en se maintenant sur place (Newman 2003).

Recompositions sociales, identités et interactions

Finalement, certaines études se sont penchées sur les façons dont les individus vieillissants résidant de longue date dans un quartier donné interagissaient avec les nouvelles populations, qu’elles soient dotées davantage en capital ou non. Ici, la gentrification n’est pas la seule cause de changements populationnels, l’immigration pouvant aussi entrer en ligne de compte. Dans certains contextes, les personnes âgées résidant de longue date peuvent être considérées comme des « résidus » par les gentrifieurs (Savage et al. 2005, 44, cités dans Phillipson 2010, 600). À New York, dans l’immense complexe immobilier de Suyvesant Town (East Village), des résidents de longue date ont noté une population âgée en forte diminution au profit de populations plus jeunes, par exemple des professionnels et des étudiants (Woldoff, Morrison et Glass 2016,

39Pour des proportions significatives de personnes retraitées, les revenus n’augmentent pas significativement avec la

55). Pour Phillipson (2010, 600), dans ce genre de situations, la tension (ou simplement l’absence de contacts) entre résidents vieillissants et jeunes gentrifieurs se joue autant au niveau de l’âge que de l’appartenance de classe, ce que Membrado, Pons et Rouyer (2012) ont également documenté à Toulouse ou Buffel et Phillipson (2019) à Manchester.

L’appartenance ethnoculturelle et les identités en général peuvent également jouer dans ces perceptions des changements dans les quartiers. La transition vers le post-fordisme et la recomposition des populations dans les quartiers traditionnellement ouvriers a pu contribuer à une modification rapide de la composition sociale, comme dans le quartier Molenbeek à Bruxelles, où certaines personnes vieillissantes déploraient que les gens de leur âge étaient partis, que la communauté s’était transformée radicalement au profit de populations migrantes (Buffel, Phillipson et Scharf 2013, 96). Phillipson et al. (1999), dans une étude effectuée dans le quartier est-londonien de Bethnal Green, ont documenté que la perception des changements chez certaines personnes âgées « blanches » passait par le constat que le quartier accueillait une plus grande proportion d’immigrants, ce que Burns, Lavoie et Rose (2012) ont également documenté à Montréal. Racisme et xénophobie ne sont pas rares dans ces témoignages40, comme dans celui

d’un homme blanc de 81 ans de Bethnal Green :

Since the war it’s all changed…we’re getting too many coloured people, Blacks, Asians, Turks, Cypriots. It’s getting out of hand. They want the law to suit themselves – there aren’t any in Ireland where my son lives. In the old days no one feared of being mugged or broken into. (Phillipson et al. 1999, 727)

À l’inverse, Ernst et Doucet (2014) ont documenté qu’à Amsterdam, des personnes vieillissantes blanches résidant dans un quartier multi-ethnique appréciaient l’arrivée de gentrifieurs blancs. D’autres travaux, comme ceux de Galčanová et Sýkorová (2015), évoquent certains conflits d’appropriation ou conflits d’usage entre personnes vieillissantes et des populations plus jeunes qui résident dans des appartements sous-loués ou loués temporairement. Lager, Van Hoven et Huigen (2013 2015) affirment quant à elles que les nouvelles populations gentrificatrices, plus jeunes, mobiles et actives sur le marché du travail, ont des rythmes si différents des personnes vieillissantes que les rencontres fortuites dans l’espace public sont compliquées, les auteurs (2016) notent que le capital social de certaines personnes âgées vieillissantes peut ainsi se

40 « The housing anxieties, precarity, and displacements in so many cities can push people toward a generalized and/or

focused fear of others. Sometimes it is expressed in straight racism, sometimes posturing xenophobia, sometimes in more contoured arguments » (Hern 2016, 140).

réduire, en raison d’une diminution des contacts fortuits dans l’espace public, approfondi par le fait que ces individus gentrifieurs ne semblent pas vouloir interagir avec les personnes vieillissantes. Lager et Van Hoven (2019) ont également exploré les impacts de la « studentification »41 chez un échantillon de personnes vieillissantes à Gröningen aux Pays-Bas.

Malgré leur perception négative de ces populations plus jeunes et plus diversifiées en termes d’identités ethnoculturelles, elles ne désiraient pas déménager pour autant, mettant plutôt de l’avant des stratégies spatiales adaptatives pour contrer les effets délétères de cette proximité non voulue. Comme l’a suggéré Giroud (2007), les résidents de longue date de quartiers populaires en gentrification peuvent en effet « résister en habitant ».

Versey (2018) tire des conclusions similaires d’une étude conduite à Harlem (NYC) avec des personnes vieillissantes d’origine afro-américaine. Le célèbre quartier, anciennement peuplé en grande majorité d’Afro-américains, abrite maintenant une majorité de personnes blanches. Versey (ibid.) souligne que les participants à son étude (n=98) témoignaient pour la plupart d’une érosion marquée de leur capital social, aggravée par la perte d’institutions importantes (lieux de culte, centres sociaux). Il semblerait que cette perte d’institutions ou de contacts sociaux (déplacement socio-culturel) puisse à son tour nourrir, dans certaines trajectoires, un effritement de la reconnaissance sociale et produire une exclusion symbolique de facto (Versey et al. 2019). D’un autre côté, Membrado, Pons et Rouyer (2012, 46) ont interviewé des personnes vieillissantes qui tentaient activement d’établir des « alliances » avec les nouveaux arrivants, de manière à recomposer des relations secondaires de voisinage. À Séoul, en Corée du Sud, Cho et Kim (2016) ont documenté, que certaines personnes vieillissantes d’un quartier ancien en voie de gentrification avaient été en mesure de resserrer leurs liens et leur capital social en participant aux instances consultatives mettant en place un projet de rénovation urbaine42. En somme, cette

question des stratégies d’adaptation aux transformations urbaines et à la gentrification mérite d’être davantage abordée dans la recherche. Elles pourraient notamment permettre de compenser, sur le plan social, une perte de pouvoir économique dans le marché immobilier ou locatif et contribuer au maintien des personnes vieillissantes dans les quartiers en gentrification.

41 Terme qu’on peut définir comme une concentration élevée d’étudiants actifs dans un quartier résidentiel (Lager et

Van Hoven 2019, 9).

42 Dans d’autres cas, les rénovations urbaines portant sur l’offre commerciale et/ou la réhabilitation du patrimoine,

comme dans le centre historique de Mexico, n’ont peu ou pas d’effets sur les habitudes et sociabilités des personnes vieillissantes (Paquette et Salazar 2013).