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CHAPITRE 3 : GENTRIFICATION ET PERSONNES VIEILLISSANTES

3.3 Personnes vieillissantes et gentrification

3.3.3 Impacts psychosociaux du déplacement

Les effets des rénovations urbaines, des opérations de domicide43 (Nowicki 2014) et des

déplacements de masse dans les bidonvilles sont documentés depuis plusieurs décennies en anthropologie urbaine, quoiqu’habituellement en contexte non-occidental (Agier 2015; Davis 2007), comme dans le cas des Jeux olympiques de Rio de Janeiro. Chez les personnes vieillissantes, les conséquences des relocalisations ou des mobilités subies sur la santé physique et psychologique ont surtout été étudiées dans le cadre de l’entrée en institution (Bresse, Fortin et Després 2010). Par contre, quelques travaux se sont penchés sur les spécificités des conséquences d’une relocalisation due à des projets de rénovation urbaine sur les populations vieillissantes. Ekström (1994) a documenté les émotions vécues par des locataires vieillissants ayant dû se soumettre à des relocalisations forcées pour cause de rénovations majeures, dans trois immeubles à Orebro en Suède. Ekström (ibid.) a pu documenter une grande variabilité d’attitudes chez les individus de son échantillon. N’empêche, dans plusieurs cas, les personnes ont vécu cette relocalisation comme une rupture, comme un évènement déstabilisant, générateur de honte pour certains, d’insécurité pour d’autres44. Petrovic fait ici le lien entre la perte du chez-

soi et le déplacement, en se basant toutefois sur cette équation abordée au chapitre précédent entre sécurité et durée d’occupation du domicile :

Displacement harms an individual’s psychological and social well-being, and this process is even more traumatic for an elderly person because it disrupts, threatens, and robs the elderly of the remaining constancy in their life: a home. (Petrovic 2008, 572)

Finalement, Danemark, Ekström et Bodin (1996) ont réalisé une des rares études quantitatives sur l’influence des relocalisations forcées sur les taux de mortalité de personnes vieillissantes et ont conclu à une relation de causalité positive entre ces deux variables.

Des travaux réalisés avec des populations qui n’étaient pas nécessairement vieillissantes ont révélé des résultats similaires. Atkinson et al. (2011), à Melbourne et à Sydney, ont documenté chez leurs répondants un sentiment de relégation sociale, de mise à l’écart, de peur. L’incertitude

43 L’acte de domicide peut être défini comme la destruction intentionnelle du domicile par l’être humain dans un but

spécifique, en causant des souffrances aux victimes (Nowicki 2014, 785). L’exemple contemporain le plus éloquent est la destruction constante de maisons palestiniennes par l’armée israélienne à Gaza.

44 Membrado, Pons et Rouyer (2012, 43) évoquent le cas d’une dame évincée dans les années 1980 : « Il y avait 60

ans que j'étais là. Et évidemment j'avais tous mes souvenirs, tous mes parents, tous mes amis. Cela a été terrible (...) ça a tout changé... Je vous l'ai dit, je me suis trouvée isolée. Cela m'a changé la vie tout simplement (...) Déracinée. C'est le mot. J'ai beaucoup pleuré ».

du déplacement peut parfois se maintenir sur de nombreuses années lorsque, par exemple, des projets d’aménagement sont en cours de développement (Baeten et al. 2016, 16; Twigge-Molecey 2013, 227). À Montréal, Breault (2017b, 149-150) note également, chez les personnes subissant une éviction sans faute, une perte de jouissance du logement lors de la période comprise entre l’annonce de l’éviction et le départ. Sur le plan de la santé, une des répondantes de l’étude de Breault (ibid., 150) aurait développé de la haute pression suite à son éviction, un autre aurait fait une crise cardiaque et une autre aurait développé des problèmes neurologiques après leur relocalisation. D’autres études menées notamment aux États-Unis après la crise de 2008 confirment les effets délétères du déplacement forcé sur la santé : détresse psychologique, stress, anxiété et dépression seraient monnaie courante dans ces situations (Desmond et Kimbro 2015; Dorling 2016; Libman, Fields et Saegert 2012; Houle, 2014). D’autre part, quelques recherches ont documenté que les personnes évincées s’inséraient dans un processus de deuil de leur logement lors de relocalisations forcées (Breault 2017b; Bresse, Fortin et Després 2010; Lavigne 2004). Twigge-Molecey (2013) a compilé une bonne part de la littérature sur la question et a identifié de multiples effets sur les populations déplacées, directement ou indirectement : coût du loyer grandissant et augmentation du taux d’effort (surtout pour les personnes à revenus fixes, comme les personnes vieillissantes), dégradation potentielle des conditions de logement comme la perte d’une pièce, aussi documentée par Guilbault-Houde (2016), promiscuité grandissante, fracturation des réseaux de sociabilité, perte de pouvoir politique, perte de repères culturels, exclusion des populations en situation de précarité économique des quartiers centraux.

Bref, les déplacements sembleraient également approfondir les formes d’exclusion vécues par les individus et les groupes tout en nourrissant les inégalités sociales (Desmond 2012). Cela est d’autant plus vrai pour les populations racisées et ségrégées, comme les données états-uniennes le démontrent (Moskowitz 2016). Par contre, si les personnes sont interrogées quelque temps après la relocalisation, il semblerait que ces effets s’estompent dans certains cas (Guilbaut-Houde 2016) et que la résilience permette chez certains individus de qualifier la nouvelle demeure comme étant au moins « correcte » (Bresse, Fortin et Després 2010, 139). Portelli (2015) a également documenté cet état de fait psychosocial complexe chez des personnes vieillissantes expropriées du quartier de cases barates de Bon Pastor à Barcelone et relocalisées dans des tours d’habitation. Cette prise en compte simultanée des difficultés psychosociales liées au déplacement et des processus de résilience ou stratégies adaptatives mises en place par les individus représente un défi heuristique pour toute recherche portant sur cet objet. Ceci pose un défi dans l’interprétation du déplacement, au plan scientifique premièrement, mais aussi au plan

moral et/ou idéologique. D’autant plus que, d’un point de vue sociologique ou anthropologique, aborder les dimensions de la souffrance psychique et les processus psychologiques peut parfois s’avérer ardu45.

Conclusion

Travailler sur la question de la gentrification s’apparente parfois à ouvrir une boîte de Pandore, les débats étant foisonnants et les positions parfois bien campées. Certains auteurs se demandent même si la recherche ne devrait pas carrément abandonner ce terme, tant il recouvre des réalités urbaines et géographiques variées et difficilement comparables entre elles, surtout lorsque vient le temps de comparer le Nord et le Sud Global. Par contre, comme Lees, Slater et Wyly (2008) le suggèrent, j’ai choisi de conserver le terme de gentrification pour traiter de la recomposition des classes sociales qui se déroule dans les quartiers centraux de certaines villes du monde, en restant ainsi proche de l’origine marxiste de ce concept, forgé à l’origine par Ruth Glass pour comprendre le cas londonien. Toutefois, en manipulant le concept de gentrification, il importe de rester à l’affût des spécificités et complexités de chaque ville, voire de chaque quartier étudié, de même que les multiples changements populationnels et spatiaux prenant place dans le temps. Comme Beauregard (1986) l’a proposé il y a plus de trente ans, les théories simplistes de la gentrification sont vouées à l’échec. Montréal n’est pas New York, ni Londres, ni San Francisco. On ne peut donc généraliser la réalité d’une ville donnée à une autre sans prendre de grandes précautions. Dans cette thèse, la gentrification n’est pas un objet de recherche en soi, elle représente plutôt le contexte, l’arrière-scène sur laquelle se déroulent les situations de précarité résidentielles de locataires vieillissantes faisant l’expérience de diverses formes de déplacement, autant directes qu’indirectes. Je ne me dédierai donc pas à suivre de près l’évolution de la gentrification ou à brosser un portrait détaillé de ses multiples expressions dans les quartiers centraux à l’étude, comme a pu le faire Twigge-Molecey (2013) dans sa thèse portant sur le Sud- Ouest de Montréal.

Par contre, en documentant ce qui s’est déroulé au cœur de la relation locative, je peux illustrer comment la spéculation immobilière peut avoir des impacts très concrets chez les locataires vieillissantes à faible revenu, notamment dans leurs rapports au logement. S’il est ardu de conclure - au plan statistique du moins - à une relation univoque entre gentrification et

déplacement de ménages vieillissants en tous lieux et en tout temps, il demeure pertinent de s’intéresser aux manières spécifiques dont les personnes vivent, embrassent, s’adaptent ou entrent en conflit avec les processus de gentrification et ses divers acteurs (propriétaires, gentrifieurs). En effet, les trajectoires, attitudes et mécanismes d’adaptation des personnes vieillissantes ne sont pas homogènes ni nécessairement prévisibles en fonction de leur position sociale. Comme les travaux de Schlichtman, Patch et Lamont Hill (2017) et d’autres l’ont démontré, la division parfois simpliste entre « gentrifieurs » et « gentrifiés » doit faire place à de possibles d’ambiguïtés dans les attitudes et les rôles des résidents de longue date dans les processus de gentrification. Les résultats de recherche de Membrado, Pons et Rouyer (2008) ou de Lavoie et al. (2011) ont bien illustré cette diversité d’attitudes et de pratiques parmi des populations vieillissantes résidant dans un quartier en gentrification. On peut ainsi apprécier l’arrivée de nouveaux commerces tout en déplorant le fait de vivre une plus grande précarité résidentielle. L’important, encore une fois, est de maintenir un souci d’inductivité.

CHAPITRE 4 : LA PARTICIPATION CHEZ LES PERSONNES