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Chapitre 2 : LES RAPPORTS AU LOGEMENT, ENTRE ANCRAGES ET MOBILITÉS

2.2 Le vieillissement sur place

2.2.2 Quelques limites du vieillissement sur place

Les notions de vieillissement sur place et de maintien à domicile sont aujourd’hui omniprésentes dans la sphère publique. Les politiques publiques visant le maintien des personnes vieillissantes dans leur domicile se sont construites sur la base des travaux scientifiques explorés plus tôt, suggérant que le vieillissement à domicile est la meilleure option pour permettre l’avènement d’une santé optimale chez les personnes vieillissantes. Ces représentations sont largement partagées par le public : selon une enquête de 2011, 81 % des Français (tous âges confondus) désireraient rester dans leur domicile jusqu’à leur mort (Duhamel, Méjane et Piron 2017). Ce « paradigme » encourageant le vieillissement sur place fait une première apparition dans les politiques gouvernementales britanniques dans les années 1980, au même moment où plusieurs États occidentaux mettent en branle des politiques de désinstitutionnalisation et mènent des coupes budgétaires majeures dans les services publics, notamment dans les institutions hébergeant des personnes vieillissantes (Means 2007, 67; Penney 2013). Dans ce nouveau paradigme, le recours à la nursing home financée par l’État ne devrait intervenir qu’en dernière instance (Vasunilashorn et al. 2012). Au Royaume-Uni, l’insistance sur le maintien à domicile est donc inextricable du néolibéralisme de Thatcher, poursuivi par le New Labour de Tony Blair. Le virage ambulatoire au Québec, entamé dans les années 1990 par le gouvernement péquiste, s’inscrit aussi dans cette tendance. Puis, au début du XXIe siècle, les politiques publiques à plusieurs échelles tentent de s’adapter davantage au vieillissement de la population ainsi qu’à l’urbanisation croissante des sociétés en établissant des « politiques gérontologiques locales » (Argoud 2012; Mallon 2014), centrées principalement sur les environnements « bâtis et sociaux » (Garon et al. 2015). Cet esprit du temps percolera jusqu’à l’Organisation mondiale de la Santé (OMS).

Le programme onusien « Villes amies des aînés » (OMS 2007) s’est construit grâce à « une approche participative ascendante », en mobilisant les données issues de 158 groupes de discussion réalisés dans 33 villes à travers le monde. Le réseau global des villes amies des aînés compterait actuellement plus de 500 villes (Rémillard-Boilard 2018). Ce projet international vise à promouvoir l’application des recommandations du Plan d’action international de Madrid sur le vieillissement (ONU, 2002), dont l’objectif général est « de faire en sorte que tous puissent vieillir dans la sécurité et la dignité et participer à la vie de leur société en tant que citoyens disposant de tous les droits » (ibid., 11). En développant des environnements urbains adéquats et adaptés

aux personnes vieillissantes, l’idée est de permettre le déploiement d’un vieillissement actif18 qui

soit garant d’une meilleure qualité de vie, par l’entremise de la promotion de la santé, de la participation et de la sécurité (Buffel, Phillipson et Scharf 2012, 598). Dans le « Guide mondial villes amies des aînées », publié en 2007, une série de 88 caractéristiques urbaines favorables ont été établies dans huit domaines : les transports, l’habitat, la participation au tissu social, le respect et l’inclusion sociale, la participation citoyenne et l’emploi, la communication et l’information, le soutien communautaire et les services de santé ainsi que les espaces extérieurs et bâtiments (OMS 2007, 9). En fonction de ce Guide, les structures de gouvernance locales sont censées garantir des services de soins à domicile abordables et accessibles pour permettre aux personnes vieillissantes de vieillir chez elles le plus longtemps possible (ibid., 30).

Le modèle du vieillissement sur place mérite d’être critiqué sous plusieurs angles : ses bases scientifiques, sa portée limitée comme cadre de politiques publiques, son éthos néolibéral, sa vision étroite des choix résidentiels et des rapports au logement au sein d’une population vieillissante aux parcours de vie grandement hétérogènes. D’une part, le vieillissement sur place, à l’image d’autres discours normatifs évoluant à l’intersection de la production scientifique et des politiques publiques – le bien vieillir, le bien mourir – peut être analysé comme un dispositif de gouvernementalité laissant de côté les individus et les groupes faisant l’expérience de formes variées d’exclusion sociale. En effet, comme nous le verrons tout au long de cette thèse, la présence d’une personne dans un logement donné peut résulter d’une conjoncture non désirée, contrainte et/ou marquée par le risque d’expulsion (Morris 2016, 85). Cette précarité résidentielle qui touche certains ménages vieillissants – de même que l’influence des transformations urbaines dans les rapports au logement (Burns, Lavoie et Rose 2012) - n’ont pas été suffisamment explorés par la recherche : « Age-friendly activity has developed in the absence of a critical perspective on the way in which urban societies are changing », comme diraient Buffel et Phillipson (2018, 179). Le manque d’options abordables pour les ménages désirant déménager dans un logement plus petit a également été signalé par Park et Ziegler (2016). Bref, les inégalités sociales doivent impérativement entrer en ligne de compte dans la réflexion sur le vieillissement sur place, une position que j’adopterai tout au long de la thèse, en particulier dans le prochain chapitre et la conclusion.

D’autre part, à la lumière de certains travaux en gérontologie sociale critique il semble qu’il faille saisir les rapports au logement des personnes vieillissantes à la fois dans leur permanence et leur

impermanence, dans leurs aspects positifs, négatifs, ambigus et surtout dans leur hétérogénéité (Barrett, Hale et Gauld 2012; Heywood, Oldman et Means 2002; Means 2007). Il peut s’avérer réducteur de présupposer une relation temporelle linéaire au logement ou le fait qu’une longue durée d’occupation soit nécessairement bénéfique sur la santé d’une personne. Vieillir ne signifie pas nécessairement l’arrêt pétrifié des décisions, des parcours de mobilité ou des changements, bien au contraire : des transformations dans les rapports physiques ou symboliques au logement peuvent émerger de façon très saillante au détour d’une perte de capacités ou de modifications subites dans les configurations relationnelles, lors du décès d’un conjoint (Bonvalet et Ogg 2008) par exemple. Hillcoat-Nallétamby et Ogg (2014, 5-6), en reprenant Golant (2008), ont vu juste en qualifiant de « romantiques » certaines recherches en gérontologie environnementale présumant peut-être trop rapidement que le domicile posséderait favoriserait intrinsèquement l’autonomie et l’indépendance des personnes vieillissantes. Le discours normatif du vieillissement sur place peut nous faire oublier que celles-ci déménagent et même que leurs rapports symboliques et émotionnels au chez-soi peuvent se modifier de plusieurs manières, comme Visser (2019) le soulignait récemment dans le contexte britannique.

Même si la possibilité de vieillir chez soi peut être facilitée par des dispositifs logistiques (aides à domicile, adaptations du mobilier et du cadre de vie), financiers (revenus suffisants, subventions de supplément au loyer), sociaux (support informel et familial), elle reste souvent incertaine (Wiles et al. 2011). Comme le propose Penney (2013, 115), le vieillissement sur place est une situation processuelle dynamique, centrée sur le corps, qui évolue entre risques, incertitudes et possibilités de contrôle. Le domicile des personnes vieillissantes peut bien entendu constituer le lieu d’inscription d’une sécurité, mais cette relation conservera toujours un caractère impermanent, un paradoxe parfois laissé de côté dans la recherche (Wiesel 2014). Comme l’écrit Serfaty-Garzon (2013, 26), « la vieillesse est habitée à la fois par la question du chez-soi et par l’idée du départ de sa demeure, pour aller vivre ailleurs, en maison de retraite, à l’hôpital ou chez ses enfants, où il faudra déployer sa capacité de fonder un nouveau chez-soi ». Pourquoi ne pas donner une plus grande place dans les recherches en gérontologie environnementale à la résilience et aux processus d’adaptation mis en place par les personnes vieillissantes, puisque bon nombre d’entre elles devront inexorablement quitter leur logement à un moment ou un autre de leur parcours de vieillissement (Abramsson et Andersson 2016) ? Bref, il est temps que les recherches sur le logement (et le chez-soi) en gérontologie sociale se laissent influencer par le « mobility turn », en prenant en compte toute la gamme des facteurs, contraints ou non, pouvant influencer les rapports temporels, émotionnels et corporels au logement et plus largement au chez-soi. L’idée ici n’est

pas de nier que le vieillissement sur place constitue une option souhaitée et vécue par de nombreuses personnes vieillissantes. Il s’agit plutôt d’aller explorer, dans les marges de cette trajectoire particulière, la variabilité des situations et des configurations sur le terrain qui rendent cette option inaccessible, en particulier pour les personnes vieillissantes exclues socialement (Rémillard-Boilard 2018).