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CHAPITRE 3 : GENTRIFICATION ET PERSONNES VIEILLISSANTES

3.3 Personnes vieillissantes et gentrification

3.3.1 Exclusions sociales, inégalités et vieillissement en contexte urbain

Selon les cas, les environnements urbains peuvent présenter de nombreux atouts pour les personnes vieillissantes : ressources communautaires diverses, institutions étatiques ou paraétatiques variées, logements sociaux, services de proximité, présence de réseaux de transports diversifiés, activités et loisirs et tissu social de proximité (Blein et Guberman 2011; Buffel, Phillipson et Scharf 2013). Par contre, de la même manière que certaines franges de la population vieillissantes seraient mises à l’écart des régimes de redistribution économique et de représentation politique à l’échelle macrosociologique, certains chercheurs croient que l’exclusion des populations âgées s’affirme incontestablement au plan spatial. La géographe Glenda Laws (1994) soutient qu’en Occident la forme urbaine est intrinsèquement « âgiste » tout en étant, parallèlement, « jeuniste », et que les personnes âgées seraient ségréguées spatialement. Effectivement, au plan de l’aménagement, de nombreuses recherches ont démontré que certains

environnements urbains peuvent être mal adaptés pour la mobilité des personnes vieillissantes en perte de capacités (Buffel, Phillipson et Scharf 2013; Lord et Piché 2018; Wiebe 2018) ou générer des sentiments d’insécurité chez certaines d’entre elles (Scharf et al., 2000). Néanmoins, encore une fois, la prudence est de mise. L’approche de Laws a été critiquée pour son caractère réducteur et généralisateur (Galcanova et Sykorova 2015). Effectivement, on ne peut affirmer en toute logique que l’ensemble des personnes vieillissantes vivent de multiples formes d’exclusion en contexte urbain, même si cela constitue une réalité sociologique tangible pour une proportion significative d’entre elles.

Selon un rapport ayant tenté de mesurer l’exclusion des personnes vieillissantes en contexte urbain en Angleterre (Scharf et al. 2003), vivre en ville en âge avancé ne prédisposerait pas en soi à vivre de multiples exclusions, sauf en ce qui concerne les risques accrus de la prévalence de l’isolement social (Bultez 2005). Par contre, résider dans un quartier défavorisé, vivre en solo (Portacolone 2013), être locataire dans le marché locatif privé (Morris 2017; Portacolone et Halpern 2016) ou dans le parc de logement social, ne pas avoir accès à un patrimoine immobilier sont des variables permettant de prédire un degré plus élevé d’exclusion sociale (Barnes et al. 2006). À New York, 60 % des locataires de 65 ans et plus ont un taux d’effort supérieur à 30 % de leur revenu, contre 50 % dans la population générale (Versey 2018, 4)35. Au tournant du

présent millénaire, la moitié des personnes vieillissantes vivant dans les quartiers défavorisés londoniens avaient des revenus frôlant les seuils de pauvreté (Scharf et al. 2002). Enfin, chez les personnes vieillissantes, le fait d’être migrant et/ou racisé prédisposerait également à des situations de mal-logement et de précarité résidentielle (Becker 2003; Buffel, Phillipson et Scharf 2013; Burholt 2004; Newman 2003).

Phillipson (2007) note qu’en raison d’inégalités sociales s’aggravant dans la population vieillissante, on peut aisément distinguer une population d’« élues » et d’« exclues ». D’un côté, les personnes vieillissantes qui sont en mesure de faire des choix résidentiels conséquents pour elles-mêmes et de l’autre, celles qui font l’expérience de la marginalisation et ne possèdent que très peu d’options. Même si cette division dichotomique simplifie la réalité, elle démontre néanmoins que les exclusions – ou les privilèges – peuvent se cumuler en fonction des parcours de vie, comme nous l’avons vu au premier chapitre. La situation résidentielle peut ainsi permettre de révéler les positions sociales. Au Royaume-Uni, les ménages détenant une propriété ont d’ailleurs de bonnes chances d’être également couverts par les pensions les plus généreuses et

35 Les données montréalaises relatives aux taux d’effort et aux revenus des personnes vieillissantes des quatre

les plus stables (Delfani, De Deken et Dewilde 2015; Foster et Walker 2013)36. En Australie, Morris

(2013) a documenté que les personnes vieillissantes locataires de son échantillon avaient vécu pour la plupart une certaine précarité économique toute leur vie et/ou des circonstances de vie difficiles (veuvage, divorce) ayant pu influencer leur dépendance au parc locatif privé et leur incapacité à accéder à d’autres modes de tenure. En France, Wittmann (2003) a étudié l’expérience de personnes âgées résidant dans une cité enclavée à Nanterre, en banlieue parisienne, et affirme que certaines personnes parmi son échantillon souffraient particulièrement du double stigmate d’être vieillissantes et de vivre en cité. En d’autres mots, il s’agirait là d’une situation de stigmatisation territoriale (Wacquant, Slater et Peireira 2014) couplée à de l’âgisme : L’enclavement spatial aggrave les petits problèmes de santé, accentue les micro- différentiations sociales au sein même des catégories populaires et, surtout, fait de l’intégration familiale un amplificateur des processus de différenciation entre des personnes âgées en voie d’exclusion et d’autres qui, bénéficiant d’un tissu familial valorisé hors de la cité, profitent des potentialités de la ville. (Wittmann 2003, 5)

Pour conclure, quelle est la place de la gentrification dans ces dynamiques d’exclusion spatialisées ? Phillipson (2010, 599) identifie trois grands phénomènes pouvant contribuer à l’exclusion sociale des personnes en contexte urbain : les problèmes dits « génériques » associés à l’évolution (et à la dégradation) des environnements urbains défavorisés (deprived areas), les transformations urbaines de certains quartiers (gentrification) et finalement les impacts de la mondialisation et les recompositions des lieux et des identités. Jusqu’ici, les recherches en gérontologie environnementale se sont principalement concentrées sur les liens entre dégradation des environnements urbains, la perception de la sécurité et l’attachement au lieu (Smith 2009)37. Du côté de l’anthropologie, les deux ethnographies états-

uniennes les mieux connues sur la question du vieillissement en contexte urbain, Growing Old in El Barrio de Judith Freidenberg (2000) et A Different Shade of Grey de Katherine Newman (2003), évoquent, à travers l’analyse d’histoires de vie, des thématiques comme le travail, la santé, la grand-parentalité, le racisme et les pratiques spatiales des personnes vieillissantes dans certains quartiers de New York sans toutefois plonger directement et intentionnellement dans la question

36 Comme l’écrit Kirk (2017) dans City Lab, « the population increase will also result in more older renters and single

heads of household, who are even more likely to need financial assistance. Millions will find it difficult to afford changes to their homes to enhance accessibility—or even to stay in them ».

du logement. Dans la section suivante, nous nous intéresserons de plus près à la question des transformations urbaines, en particulier la gentrification.

3.3.2 Expériences de la gentrification et des transformations urbaines chez les