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CHAPITRE 4 : LA PARTICIPATION CHEZ LES PERSONNES VIEILLISSANTES

4.1 La participation sociale et politique

4.1.2 La participation, entre le social et le politique

Nous avons scruté précédemment quelques définitions de la participation sociale qui laissaient dans l’ombre l’action politique pour se concentrer sur le bénévolat ou le monde associatif. Quelle est la spécificité de l’acte « politique », « activiste » et « militant » par rapport aux autres formes de participation sociale formelles ? Dans les études anglophones sur la question, on utilise souvent les concepts de « social activism », « civic engagement », « citizen participation » et « political participation » de façon interchangeable pour traiter de la participation politique (Fox et Quinn 2012, 359; Serrat et al. 2017). D’emblée, le risque que j’entrevois avec l’inclusion automatique du politique dans le concept de participation sociale formelle est sa complète dilution, un biais qui pourrait malencontreusement restreindre notre manière d’analyser les réalités empiriques. Pour Pennec (2007, 166-167) certaines formes d’engagement sont justement survisibles et d’autres carrément invisibles. DuBois (2013, 171) affirme à ce titre que l’activisme politique des personnes vieillissantes est probablement sous-estimé en gérontologie sociale, car peu étudié49. Par souci de rigueur, il faut donc distinguer la participation politique des autres types

de participation sociale - comme le bénévolat – tout en reconnaissant l’existence de proximités, de continuums et d’une certaine porosité entre ces différentes expressions de la participation au sens large. À ce titre, Quéniart et Charpentier proposent de garder en tête l’« étroite proximité » entre les figures variées de femmes que sont la militante, la bénévole et la citoyenne, « engagées à différents degrés dans la société et pour le social » (2010, 456).

Participation politique chez les personnes vieillissantes

Certains chercheurs évoquaient, dans les années 1990 et 2000, l’existence d’un « pouvoir gris » dans les démocraties libérales occidentales (Viriot Durandal 2003), soit une force politique par et pour les personnes vieillissantes dans le but de réclamer des droits socio-économiques et politiques. D’autres affirmeront que ce « senior rights movement » serait en fait fortement

49 Ce problème heuristique est bien réel dans les études sur la participation chez les personnes vieillissantes (Raymond

et al. 2015) et concerne activement cette thèse, car les comités logement montréalais - comme nous le verrons au septième chapitre - nourrissent simultanément un volet politique et un volet social.

fragmenté et difficile à saisir empiriquement (Argoud 2012; Beard et Williamson 2010)50. Au

Québec, Hélène Wavroch (2010, xii) déclare quant à elle que cette force potentielle du pouvoir gris est freinée à la fois par la pauvreté par le fait que les baby-boomers doivent s’occuper à la fois de leurs ascendants et de leurs descendants (génération sandwich). C’est la prochaine génération qui, selon elle, portera la lutte des « intérêts aînés ». Pourtant, cette prochaine génération sera aussi, probablement, prise en « sandwich », tout en luttant contre la catastrophe climatique et les inégalités socioéconomiques grandissantes. Pour expliquer l’évanescence du pouvoir gris, Ginn (1993, 23) affirmait que les personnes vieillissantes ne s’alignent pas politiquement sur la base de l’âge, mais bien de la classe sociale, à l’intersection du genre et de l’appartenance ethnoculturelle. En effet, comme nous l’avons vu au premier chapitre, le processus de vieillissement n’aplanit pas nécessairement toutes les autres appartenances accumulées au cours des parcours de vie (Barnes et al. 2003; Denni 2015; Goerres 2009; Simard et Olazabal 2018). L’analyse microsociologique de la participation politique des personnes vieillissantes mérite en effet un traitement intersectionnel.

Dans un autre ordre d’idées, il faut souligner que l’activité politique des personnes vieillissantes ne se confine pas à la défense de leurs propres intérêts particularistes. David Shuldiner (1995, 29) écrivait il y a vingt ans un constat encore pertinent aujourd’hui : « in the few discussions of activism as a meaningful activity for retirees, there is a tendency to focus solely on political activity related to aging issues ». Certains groupes à membership exclusivement aîné comme les Gray Panthers, aux États-Unis et en Allemagne (Kuhn, Long et Quinn 1991; Goerres 2009), les Rebel Retirees à Berlin (Genz 2018), les iaioflautas d’Espagne (Tarragó et Fernandez-Ardèvol 2014), les Jubilados (DuBois 2013) et les Abuelas de la Plaza de Mayo en Argentine ainsi que les Raging Grannies du Canada (Caissie 2006; Chazan 2016; Narushima 2004; Gifford 1990; Sawchuck 2009) étendent leurs revendications et leurs critiques sociales bien au-delà du cadre classique du pouvoir gris, dans des logiques d’intégration horizontale, destinées à l’amélioration du « bien commun ». Certains des groupes ci-haut mentionnés exigent en vrac la fin des dépenses militaires, que lumière soit faite sur la disparition de leurs enfants durant la dictature en Argentine, la mise en place de revenus minimum garantis pour tous, la fin des sauvetages bancaires ou

50 Walker (2006) croit que le pouvoir gris comme tel, sous l’angle de son poids électoral, semble surestimé par certains

médias. Justement, en s’appuyant sur une large revue de littérature appuyée par une recherche originale de grande ampleur50, les auteurs Nygard et Jakobsson (2013, 68) affirment que la participation au vote serait en déclin chez les

nouvelles cohortes de personnes âgées dans les « démocraties » européennes, ce que Postle, Wright et Beresford (2005, 176) soulignent également dans le contexte du Royaume-Uni. D’autre part, selon les recherches sur les comportements électoraux des personnes âgées aux États-Unis, le groupe social des 65 ans et plus n’exercerait pas un effet de balancier clair (« vote swinging ») sur les intentions de vote (Binstock 2010).

encore la mise en place de soins de santé universels de qualité. Ces organisations font également usage de répertoires d’actions variés, qui vont de l’emploi des médias sociaux à la participation à des manifestations ou à des sit-in.

La montée de la participation politique directe

Melo et Stockemer (2014) reconnaissent cette forme de participation politique n’étant pas basée sur l’organisation traditionnelle des partis ou des syndicats comme étant de l’« unconventional political participation », de la participation politique non conventionnelle. Goerres (2009, 122) parle plutôt de participation non institutionnelle. Selon Nygard et Jakobsson (2013, 67), la participation politique se définit comme suit : « Political participation is defined as the individual, non- professional and voluntary participation in activities that aim, directly or indirectly, at influencing political outcomes, changing the institutional premises for politics or affecting the selection of personnel or their choices »51. En d’autres mots, l’action politique relève donc essentiellement

d’un processus d’identification de « causes », de construction d’une organisation autour de la « défense d’intérêts » se déroulant finalement au sein d’une « arène conflictuelle » (Neveu 2011, 9). Je retiendrai dorénavant l’expression « participation politique directe » pour nommer les formes de participation politique non conventionnelles ou non institutionnelles qui renvoient à l’action politique se déployant ailleurs que dans les partis et les syndicats.

Pour Nygard et Jakobson (2013, 90), l’analyse de cette forme particulière de participation politique qu’est le vote a ses limites, même dans l’étude de la portée du pouvoir gris. Ils concluent de leur recherche que les personnes vieillissantes formant leur échantillon ne confinent pas leurs répertoires d’action au vote et qu’ils tentent de plus en plus d’influencer les pouvoirs de diverses manières, notamment par une présence physique dans l’espace public ou par la rédaction de pétitions (ibid., 68). Comme Melo et Stockemer (2014, 38) l’écrivent, « voting may be an incomplete and misleading measure of political engagement and civic awareness ». Selon Denni (2015, 144), plus de 56 % des personnes vieillissantes en France auraient déjà fait l’emploi, au cours de leur vie, de la plupart des moyens d’actions suivants : signature de pétitions, participation à des manifestations légales, boycott, grève sauvage, occupation d’un bâtiment public. Par ailleurs, de cet échantillon, 17 % seraient prêtes à le faire de nouveau et 27,5 % seraient

51 Il faut noter que ces chercheurs scandinaves excluent un peu plus loin dans leur texte l’implication dans les

organisations bénévoles de cette définition de la participation politique. Je reviendrai encore une fois sur les différences entre participation politique et bénévolat plus loin dans le texte.

absolument réfractaires à cette possibilité. Par contre, toujours selon Melo et Stockemer (2014, 47), les personnes vieillissantes en France, en Allemagne et au Royaume-Uni seraient nettement moins enclines à participer à des manifestations – même si le tiers de leur échantillon l’aurait déjà fait -, alors que la probabilité pour les individus de ce groupe de signer des pétitions se rapproche des taux observés chez les cohortes plus jeunes. En Espagne, les cohortes vieillissantes actuelles ont vécu une bonne partie de leur vie sous la dictature franquiste et affichent donc des taux de participation politique assez bas en comparaison avec les autres pays d’Europe de l’Ouest, une tendance qui se modifie actuellement en raison du renouvellement générationnel (Serrat et al. 2017). À Lisbonne, Cabral et al. (2011) ont documenté que le niveau de participation politique des personnes vieillissantes de 75 ans et plus à des activités autres que le vote - appartenir à des organisations non gouvernementales, participer à des actions civiques individuelles et s’engager dans le militantisme urbain - est nettement inférieur en comparaison avec les catégories d’âge plus jeunes.

Même si les personnes vieillissantes semblent faire un moindre usage de l’action directe dans leur répertoire d’action politique que les cohortes plus jeunes, il est faux de conclure qu’elles ne l’utilisent pas ou qu’elles sont allergiques aux organisations politiques n’étant pas traditionnelles ou partisanes. Bref, comme plusieurs le soulignent, la « participation politique directe » doit être davantage étudiée chez les personnes vieillissantes (Viriot Durandal 2003, 33). Goerres (2009, 123) note également l’importance d’étudier la « non-institutionalised participation », car celle-ci deviendrait de plus en plus populaire en Occident. Selon ce dernier auteur (ibid., 137), les cohortes les plus âgées de l’Europe de l’Ouest seraient en fait en train de rattraper les cohortes plus jeunes quant aux taux de participation politique non institutionnelle, une tendance corroborée par d’autres chercheurs comme Muxel (2010). Selon Postle, Wright et Beresford (2005, 175-176), de plus en plus de personnes vieillissantes désirent parler en leur nom propre sur les questions qui les touchent, d’autant plus que celles-ci sont de plus en plus désillusionnées de la politique partisane (ibid., 180)52. On n’a qu’à penser au récent mouvement des Gilets jaunes en France, au

sein duquel participaient une proportion significative de personnes vieillissantes, surtout des jeunes retraités et retraitées (Le Monde 2018).

52 « Indications are that older people are increasingly becoming politically active but finding ways to pursue this activity

Des frontières trop poreuses entre le politique et le social ?

Pour Pennec (2007, 165), tout se passe comme si le « boom associatif marque un mouvement inverse entre l’accroissement du nombre des seniors et la diminution des militants ». Cela est peut-être vrai dans le contexte français, si l’on définit les « militants » comme des personnes engagées dans la participation politique formelle. Dans le contexte actuel, est-il souhaitable de maintenir cette dichotomie entre le politique et le social ? Au Québec, où le militantisme se déroule souvent au sein d’associations et de groupes communautaires autonomes, cette séparation conceptuelle ne tient pas la route. D’une part, il faut savoir que Guillemard avait développé dans les années 1970 l’idéal-type de la retraite-revendication pour analyser cette forme précise de participation sociale où les retraités s’engagent spécifiquement dans des mouvements sociopolitiques (syndicats) et des associations de retraités (Viriot Durandal 2003, 120-121; Kern 2002, 55). Si le modèle de la retraite-revendication est aujourd’hui en recul face à la « retraite solidaire » que nous avons évoquée plus tôt, c’est que les « grands appareils » comme les partis et les syndicats le sont également (Guillemard 2002), cédant leur place aux associations ou même aux nébuleuses informelles et à la participation politique directe dans le recrutement de nouveaux membres.

D’autre part, on constate depuis les années 1970 une porosité croissante entre la « vie privée et la vie militante » (Fillieule 2005, 25) et un décloisonnement entre la sphère sociale et la sphère politique, comme de nombreux auteurs le soulignent (Ion et Ravon 1998; Pennec 2004; Staggenborg 2008). Autrement dit, ce phénomène modifie la perception même de ce que l’on peut considérer ou non comme un engagement militant au sens classique. Justement, qu’est-ce que l’engagement et comment le terme s’inscrit-il dans le champ lexical de la participation ? Pour Charpentier et Quéniart (2009, 169), l’engagement est d’abord synonyme de ce que je définissais plus tôt comme étant la participation politique, mais aussi de participation sociale informelle. Les chercheuses définissent donc l’engagement comme « un acte de participation tourné vers la communauté […] qui s’oppose aux attitudes de retrait, d’indifférence et de désengagement, auxquelles on associe trop souvent les personnes âgées » (ibid. 170). Donc, dans cette optique, l’engagement redevient un terme parapluie qui recouvre celui de participation, en fusionnant le volet social et le volet politique de manière à reconnaître la portée politique des actes associés au care (Tronto 2009).