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CHAPITRE 3 : GENTRIFICATION ET PERSONNES VIEILLISSANTES

3.1 La gentrification

3.1.1 Définitions et modèles explicatifs

Lorsqu’en 1964 la sociologue marxiste Ruth Glass forge le terme de « gentrification » pour décrire les changements populationnels survenant alors dans le quartier de Notting Hill à Londres, elle affirme que les quartiers traditionnellement ouvriers sont envahis par des individus et des groupes appartenant aux classes moyennes : « One by one, many of the working class quarters of London have been invaded by the middle classes – upper and lower. Shabby, modest mews and cottages – two rooms up and two down – have been taken over, when their leases have expired, and have become elegant, expensive residences » (Glass 1964, xviii, citée dans Lees, Slater et Wyly 2008, 4)22. Aujourd’hui encore, même si cette notion d’invasion ou même de colonialisme urbain

(Atkinson et Bridge 2005) pose problème pour un nombre significatif de chercheurs plus frileux à l’idée d’évoquer les manifestations spatiales de la lutte des classes, l’essence du processus de gentrification résiderait, selon Chabrol et al. (2016, 24-25), dans un phénomène « d’appropriation de l’espace mettant aux prises des acteurs et des groupes inégalement dotés ». La gentrification constitue donc une « recomposition de la domination sociale » (ibid., 75) via des conflits d’appropriation, cristallisés autour de pratiques spatiales et de luttes pour la représentativité politique, économique ou culturelle. Davidson et Lees (2005, 1187), soutiennent que la gentrification est constituée de quatre dynamiques concomitantes : 1) un réinvestissement en capital par des investisseurs et des acteurs financiers et/ou gouvernementaux ; 2) l’arrivée de groupes mieux dotés en capital économique ; 3) un changement dans l’environnement (bâti, offre commerciale) et 4) le déplacement direct ou indirect de groupes sociaux marginalisés. Comment comprendre les forces motrices derrière les processus de gentrification ? Depuis les travaux pionniers de Glass, deux grands courants de recherche se sont constitués pour tenter d’appréhender le phénomène : l’approche de la production et l’approche de la consommation.

L’approche de la production

L’approche de la production, d’inspiration marxiste et critique, tente de démontrer comment les transformations urbaines sont imbriquées dans le mode de production capitaliste ou, plus simplement, comment les forces du marché interagissent avec l’espace urbain pour sculpter l’offre

22 Anne Clerval, proche des courants marxistes, écrit que « dans tous les cas, la gentrification passe par l’acquisition

d’un logement dans un quartier populaire central par un ménage des classes moyennes et supérieures, que ce soit en le réhabilitant lui-même, ou après une opération de réhabilitation » (2008, 93). Selon elle, la gentrification est un remplacement de la classe ouvrière par d’autres catégories professionnelles mieux nanties.

résidentielle et commerciale (Harvey 2011, 2012; Lees, Slater et Wyly 2008, 42). La thèse de la production s’intéresse surtout aux acteurs institutionnels : gouvernements, municipalités, groupes d’investisseurs, planificateurs, propriétaires (Lippert 2019; Stein 2019). En 1979, Neil Smith a forgé le concept incontournable du « rent gap » – qu’on peut traduire par différentiel de rente foncière – pour analyser les dynamiques d’investissement et le développement urbain (Smith 1979). La tension qui se crée entre la capitalisation « actuelle » d’une propriété – le profit réalisé en fonction de l’usage présent d’une parcelle et/ou d’un immeuble – et sa profitabilité potentielle, si l’usage du terrain et de l’immeuble était « optimal », peut provoquer des transformations urbaines profondes : destruction de l’ancien immeuble, négligence volontaire dans l’entretien, revente du terrain, changement d’utilité et de zonage ou encore réhabilitation du cadre bâti (Smith 1996; Lees, Slater et Wyly 2008)23.

Pour Neil Smith (cité dans MacLeod et Ward 2002, 158), le capital privé précède souvent les acheteurs et les locataires. En d’autres mots, pour Smith, le quartier en gentrification constitue un espace « produit » par et pour des populations plus aisées à travers un processus impliquant inexorablement un remplacement de population, modulé et orchestré par des acteurs économiques et/ou institutionnels évoluant à plusieurs échelles (De Verteuil 2011, 1563). L’État peut jouer un rôle non négligeable dans ces processus, en fournissant des incitatifs légaux et financiers, mais aussi en se faisant promoteur et en vendant, par exemple, son parc de logements sociaux sur le marché immobilier privé, comme ce fut le cas à Londres (Watt 2009). Les opérations de démolition, rezonage et de désinvestissement sont planifiées et exécutées en fonction de divers échelons de gouvernance (Schlichtman, Patch et Lamont Hill 2017, 89), comme le cas de Brooklyn au début des années 1980 le démontre bien (Stein 2019). Rose (2010) a montré comment la Ville de Montréal a soutenu la construction de condominiums dans les quartiers centraux, de manière à retenir et/ou attirer des ménages qui auraient pu accéder à la propriété ailleurs dans la région métropolitaine. En somme, pour les tenants de l’approche de la production, la gentrification est un projet contemporain d’accumulation capitaliste, prémédité et réfléchi, qui s’exprime dans certaines pratiques spatiales précises (Harvey 2011).

23 Neil Smith (1979, 546) écrivait que « gentrification is a structural product of the land and housing markets. Capital

flows where the rate of return is highest, and the movement of capital to the suburbs, along with the continual depreciation of inner-city capital, eventually produces the rent gap. When this gap grows sufficiently large, rehabilitation (or, for that matter, renewal) can begin to challenge the rates of return available elsewhere, and capital flows back ». Dans cette logique, il faut d’abord produire un désinvestissement pour faire baisser les valeurs foncières au minimum, de manière à capitaliser au maximum en réinvestissant.

L’approche de la consommation

Quant à elle, l’approche de la consommation s’intéresse principalement à la demande résidentielle et commerciale, aux ménages qui réinvestissent les centres urbains et aux consommateurs. Qui sont les gentrifieurs et pourquoi s’installent-ils dans les quartiers traditionnellement ouvriers ? Dans quelle mesure ce réinvestissement des quartiers centraux est- il fonction de leur agentivité ? Ce courant de recherche s’intéresse aux profils socioéconomiques, au capital culturel des ménages, à leurs choix, leurs trajectoires résidentielles, à leurs pratiques spatiales et à leurs représentations. Rose (1984; 2006), en inventant le terme de « gentrification marginale », se référait aux professionnels précaires, aux femmes monoparentales, aux étudiants moins dotés en capital économique, mais possédant davantage de capital culturel que les populations traditionnellement ouvrières qui s’installaient dans les quartiers centraux comme le Plateau-Mont-Royal pour accéder à des services, une offre culturelle et un mode de vie inaccessibles en banlieue. Ces groupes, que Rose qualifie d’ « égalitaires » (2006) en raison de leurs valeurs morales, sont souvent positionnés à gauche sur l’échiquier politique (Ley 1994). Zukin (2009) s’est quant à elle penchée sur l’esthétique, sur les valeurs culturelles et sociales des populations gentrificatrices et sur le désir de recréer l’expérience du « village » en ville. Rose (2006) a également documenté cette quête de « l’authentique », notamment en ce qui concerne la recherche d’une offre alimentaire « à l’européenne » : petits commerces locaux, épiceries fines et produits frais. Finalement, pour Caulfield (1989), les motivations de certains gentrifieurs peuvent être analysées comme une critique de l’aliénation de la modernité et comme un désir de mettre en place, dans des lieux donnés, des pratiques émancipatoires. Maintenant, comment concilier ces deux approches de la production et de la consommation, aux angles complètement différents, du moins en apparence ?